
Attention à ce prétendu reportage sur Zelensky citant une fausse lanceuse d'alerte
- Publié le 17 septembre 2025 à 17:44
- Lecture : 11 min
- Par : Eduard STARKBAUER, AFP Slovaquie
- Traduction et adaptation : Gaëlle GEOFFROY , AFP France
Copyright AFP 2017-2025. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
Dans la guerre informationnelle qui fait rage depuis l'invasion russe de l'Ukraine début 2022, la figure du président ukrainien Volodymyr Zelensky et ses proches sont régulièrement ciblés par des allégations fausses ou trompeuses, souvent créées et partagées par des opérateurs russes sur les réseaux sociaux pour saper la légitimité du pouvoir en place.
Avec de l'argent détourné pendant que les Ukrainiens souffrent de la guerre, il aurait acquis trois villas de luxe, des yachts, un hôtel de luxe à Courchevel, la banque française Milleis, l'ancien bâtiment nazi du "Nid d'Aigle" en Bavière ou bien encore un appartement de luxe à Dubaï pour sa mère, tandis que la Première dame ukrainienne, Olena Zelenska, se serait offert une célèbre robe de la princesse Diana et une Bugatti : autant de rumeurs infondées vérifiées par l'AFP ces derniers mois ou années.
"Un ancien enquêteur du NABU (ndlr: Bureau anti-corruption) accuse Zelensky d'achat illégal de biens immobiliers pour 1,2 milliard de dollars", affirme une publication sur X le 27 août 2025. Partagée plus d'un millier de fois, elle émane d'un compte prorusse qui relaie très régulièrement de la désinformation contre l'Ukraine et les pays occidentaux, comme l'AFP l'a déjà démontré.
Le post en question cite comme soi-disant source "un reportage vidéo du London Telegraph", en anglais, selon lequel des documents issus de "fichiers" démontreraient que l'entourage de Volodymyr Zelensky aurait acquis "des actifs à travers toute l'Europe" : "34 appartements aux Emirats arabes unis", "26 biens en Espagne", "14" au Royaume-Uni, "21" en France et "8" en Italie.
Un extrait est visible au bas du post : "Olena K.", la supposée lanceuse d'alerte du Nabu, y déclare, selon la traduction en anglais qui apparaît à l'image : "Sur le papier Zelensky ne possède rien. En réalité il possède tout". "La valeur totale des fonds blanchis via ces canaux offshore dépasse 1,2 milliard de dollars", enchaîne une voix off en anglais.

Une version de la vidéo, sous-titrée en français, circule aussi sur X, avec un montage différent, mais relayant le même narratif, sur une durée quasi similaire (environ 1 minute 10). Incrustée en haut à droite des images apparaît la mention kompromatmedia, du nom d'une chaîne Telegram considérée comme complotiste par l'Observatoire du conspirationnisme et animée par Alexandre Keller, un ancien employé des médias russes RT et Sputnik (lien archivé ici).
Toutes ces allégations circulent également sur Facebook et Tiktok. Et on les retrouve avec le même prétendu reportage vidéo dans plusieurs langues sur les réseaux sociaux : en slovaque (1, 2, 3, 4, 5, 6), en tchèque, en croate, en serbe, en allemand, en roumain, en anglais, en espagnol et en italien.
Elles ont émergé sur les réseaux sociaux quelques semaines après le vote par le parlement ukrainien fin juillet puis la promulgation dans la foulée par Volodymyr Zelensky d'une loi supprimant l'indépendance des agences anticorruption. Suscitant de rares manifestations et l'inquiétude des alliés de Kiev, le parlement ukrainien a ensuite fait machine arrière, rétablissant l'indépendance de ces instances (liens archivés ici et ici).
Cependant, ce reportage est faux. Il cite un article publié sur un faux site internet qui usurpe l'identité d'une authentique journaliste britannique. L'audio du reportage a en outre été créé par IA.
Faux site internet
Une simple recherche dans Google permet de retrouver la source citée dans le reportage : un article en anglais publié sur un site baptisé London Telegraph, intitulé "Un responsable de la lutte anti-corruption en Ukraine dévoile l'empire immobilier à 1,2 milliard de dollars de Zelensky". Publié le 26 août 2025, il est accompagné d'une vidéo de 2 minutes 19 de laquelle sont clairement extraits les images virales sur les réseaux sociaux.
Dans la vidéo comme dans l'article, on retrouve les mêmes éléments que dans ces posts, dont une mention d'Olena K., présentée comme la responsable d'un groupe de travail ayant enquêté sur des transferts monétaires vers un réseau de sociétés écrans utilisées pour acheter des dizaines de propriétés de luxe pour le compte du président ukrainien et de son cercle rapproché, notamment "Serhiy Shefir, Timur Mindich and Svitlana Pishchanska".
Des images de supposés contrats visibles dans l'article et la vidéo sont quant à elles censées prouver l'acquisition de la centaine de propriétés.
Cependant, même une recherche avancée sur internet ne permet pas de retrouver une quelconque évocation par des médias reconnus de la découverte de ce supposé vaste système de fraude.
Le nom London Telegraph et son logo donnent, eux, l'illusion d'avoir affaire à un grand quotidien britannique : ils s'inspirent du nom du Daily Telegraph. Mais le domaine londontelegraph.uk n'appartient à aucun média reconnu, et selon la base de données WHOIS, il a été créé le 14 août 2025, soit moins de deux semaines avant la publication de la vidéo (lien archivé ici). On remarque aussi sur le site internet du London Telegraph qu'aucun article n'y a été publié depuis le 27 août 2025.
Les liens des profils Facebook, Instagram et X présents sur ce site mènent en outre non pas vers les réseaux sociaux du média, mais vers des profils du service de création de sites internet WordPress (lien archivé ici).

Identité usurpée
Il y a tromperie aussi sur le nom de l'autrice de l'article : elle est présentée comme s'appelant Charlotte Davies, avec une photo en haut de l'article. Mais une recherche d'image inversée permet de s'apercevoir que l'image provient du compte sur X d'une journaliste free-lance britannique, Helen Brown (lien archivé ici).
Helen Brown écrit pour The Independant, la BBC, Sky News, et The Daily Telegraph (lien archivé ici). Elle a confirmé à l'AFP dans un message privé sur X le 10 septembre qu'elle n'avait pas rédigé l'article en question.
"Je suis horrifiée de voir ma signature usurpée par des inconnus et liée à un faux nom et une fausse publication [...] Les utilisateurs doivent être vigilants lorsqu'ils lisent de tels posts sur les réseaux sociaux", a-t-elle souligné.

Le Daily Telegraph a, lui, publié le 14 septembre 2025 une interview avec Helen Brown en réponse aux posts viraux (lien archivé ici).
L'AFP a demandé au Bureau anti-corruption ukrainien (Nabu) s'il connaissait une "Olena K.". Dans un email en date du 10 septembre 2025, un porte-parole a expliqué que bien que "le Département du développement organisationnel, analytique et stratégique" mentionné dans la vidéo et les posts existe bien, la personne en question n'y a jamais travaillé et n'y travaille pas actuellement.
Le Bureau n'a pas connaissance d'une quelconque découverte ou de fuites concernant de tels actes d'achats de propriétés ou de transferts bancaires impliquant les personnes évoquées, a souligné le porte-parole.
Deepfake audio
Par ailleurs, les voix entendues dans la vidéo ont les résonances de celles d'un robot. En analysant l'audio, nous avons pu nous rendre compte que tant la voix off masculine que la voix féminine d'"Olena K." sont des deepfakes. C'est ce que confirme l'outil d'évaluation de l'authenticité d'un audio développé par le Fraunhofer Institute baptisé deepfake-total.com (liens archivés ici, ici et ici).

Une autre analyse utilisant Hiya, un détecteur d'IA faisant partie de l'outil de vérification InVID-WeVerify, détecte aussi avec un taux de certitude de 99% la présence de voix générées par intelligence artificielle.

La vidéo du site internet London Telegraph utilise par ailleurs des visuels rappelant ceux des journaux télévisés disponibles gratuitement sur plusieurs plateformes (comme ici ou ici) et qui ne sont ceux d'aucun média reconnu.
En faisant une recherche d'image inversée, on se rend compte également que l'image de documents visibles dans les vidéos qui circulent, supposée prouver la fraude massive, concerne une toute autre histoire.

Nous avons retrouvé la même photo dans un article sur une enquête pour trahison en faveur de la Russie menée à l'encontre du député ukrainien prorusse Fedor Christenko. Ces documents, authentiques, ont été publiés sur le site du Bureau du procureur général ukrainien, mais ils n'ont aucun lien avec le président Zelensky ou les personnes citées dans les vidéos virales (ils ont été intentionnellement floutés pour conserver leur confidentialité).
De manière plus générale, aucune des publications virales n'apporte de preuve concrète et fiable pour étayer les accusations : aucune liste de contrats, de documents notariés concernant les propriétés immobilières citées, ou d'adresses de ces biens. Toutes les allégations se fondent sur les seules déclarations de cette supposée ancienne employée du Nabu.
Nous n'avons pas été en mesure de déterminer l'origine de l'image de cette soi-disant employée car elle est floue, ni de vérifier les allégations sur la quantité de biens immobiliers acquis et sur leur localisation supposée, car là encore, aucun détail n'est apporté sur le site et dans la vidéo.
Ce faux reportage a également été vérifié par le centre de lutte contre la désinformation du Conseil de sécurité et de défense ukrainien.
Campagne Storm 15-16
L'organisation Newsguard, qui analyse la fiabilité des sites et contenus en ligne, a établi que le faux site du faux journal était lié à la campagne de désinformation prorusse Storm-1516 qui vise à dénigrer le président ukrainien et saper le soutien de l'Occident à l'Ukraine (lien archivé ici).
Une source gouvernementale française a confirmé qu'il s'agissait bien d'une opération de désinformation menée dans le cadre de Storm 15-16, la 107e selon un décompte officiel. Outre le site "London Telegraph", elle a identifié un compte relayant régulièrement de la désinformation parmi les premiers relais de cette nouvelle infox. On retrouve en effet sur ce profil un post partageant la vidéo en question à la date du 26 août 2025.
Parmi les techniques utilisées pour cibler Volodymyr Zelensky ces derniers mois, l'usurpation de l'identité visuelle d'authentiques médias figure en bonne place.
En 2021, avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Volodymyr Zelensky avait été cité dans l'affaire des Pandora Papers, une vaste enquête menée par le Consortium international des journalistes d'investigation, dans laquelle des centaines de personnes avaient été accusées de dissimuler des actifs dans des sociétés offshore (liens archivés ici et ici).
L'enquête indiquait que Volodymyr Zelensky possédait des sociétés offshore depuis 2012, enregistrées à Belize, qui auraient été utilisées pour acheter trois propriétés de luxe à Londres (liens archivés ici et ici). Mais elle ne notait aucun signe prouvant qu'il soit lui même partie aux actes d'achat de ces propriétés.