Le nouveau bolide de Bugatti acheté par la première dame ukrainienne ? C'est faux
- Publié le 03 juillet 2024 à 18:30
- Mis à jour le 18 juillet 2024 à 14:46
- Lecture : 10 min
- Par : Théo MARIE-COURTOIS, AFP France
Copyright AFP 2017-2024. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
Depuis l'invasion militaire russe en Ukraine en février 2022, une vague de désinformation pro-Kremlin visant notamment à discréditer le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son entourage a envahi les réseaux sociaux.
Le 1er juillet 2024, des publications partagées dans plusieurs langues dont le français, l'anglais, le grec, le portugais, le slovaque, ont prétendu qu'Olena Zelenska, l'épouse du dirigeant ukrainien Volodymyr Zelensky, avait acquis le dernier modèle de Bugatti. Le constructeur français a présenté le 20 juin sa première "hypercar" (voiture sportive très puissante) hybride, la Tourbillon, susceptible d'atteindre les 445 km/h en vitesse de pointe et vendue 3,8 millions d'euros hors options (lien archivé ici).
"Alors que les Ukrainiens sont envoyés à la mort dans un conflit insensé, Olena Zelenska s'offre une Bugatti Tourbillon de 4,5 millions d'euros lors d'une visite à Paris. La décadence au milieu de la dévastation est insondable", a par exemple publié cet internaute sur X.
"Comme l'Europe a fait un nouveau virement en Juin de quelques milliards à l'Ukraine, la femme de Zelensky vient de s'offrir une Bugatti Tourbillon à 4 millions d’euros et elle a fait rajouter pour 500.000€ d’accessoires. La guerre, c'est bien mais le confort c'est mieux", a renchéri un autre compte, récoltant plus de 5.000 partages.
Mais comme nous allons le voir, non seulement ces accusations sont infondées mais cette infox a été relayée par un site internet douteux, dont de nombreux indices montrent qu'il a été artificiellement créé à cette fin. On peut même relever des traces évidentes de l'utilisation de l'intelligence artificielle pour générer des titres, ou encore des instructions explicites montrant que les contenus sont volontairement biaisés pour promouvoir des narratifs classiques de la propagande pro-russe. Des traces que nul n'a pris soin d'effacer avant de mettre le site en ligne.
Des publications similaires ont en outre été relayées sur Facebook, Telegram, et par le site "pavda-fr.com" qui appartient à un réseau "structuré et coordonné" de 193 sites diffusant de la propagande russe en Europe et aux Etats-Unis, selon Viginum, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères (lien archivé ici).
Facture détaillée
Deux éléments sont partagés pour appuyer ces affirmations. D'abord, la vidéo d'un homme, se présentant comme employé d'une concession Bugatti à Paris. "Je suis heureux de vous annoncer que la première propriétaire de la voiture Bugatti Tourbillon sera l'épouse du président ukrainien Olena Zelenska" assure-t-il face à la caméra, évoquant une "présentation privée [pour] la délégation ukrainienne" qui se serait déroulée le 7 juin, alors que le couple était de passage à Paris suite aux commémorations du débarquement du 6 juin 1944 en Normandie.
Ensuite, une facture où figure l'en-tête Bugatti est aussi partagée en guise de preuve. Selon ce document, Olena Zelenska devrait recevoir le modèle en 2026. La première dame aurait passé commande d'un certain nombre d'options, notamment une peinture extérieure "noire carbone" et des "sièges confortables".
Le détail des prix y est affiché, portant le total de la somme à débourser à 4.462.400 d'une devise non précisée.
La rumeur a enflé sur les réseaux sociaux via des comptes anglophones identifiés par l'AFP comme relayant régulièrement des contenus pro-russes. Fait marquant, ils partageaient pour la plupart un article en français du site internet "Verite Cachee France".
"Au début du mois de juin, la famille Zelensky est arrivée avec une délégation ukrainienne en France pour pour les cérémonies de commémoration du 80ᵉ anniversaire du Débarquement en Normandie. À part les visites officielles, le couple Zelensky était présent dans d’autres événements moins publics. Il s’agit notamment de l’exposition 'Paris !' et d’une présentation privée organisée par Bugatti, au cours de laquelle les membres de la délégation ukrainienne ont pu découvrir une nouvelle hypercar", y écrit un certain "Réné PIérre".
Selon lui, Olena Zelenska est devenue "la propriétaire de la première des 250" Bugatti Tourbillon mises en vente, ajoutant que "les journalistes ont réussi à obtenir une copie de la facture de la nouvelle voiture de l’épouse du président ukrainien. Le prix, toutes options comprises, s’élève à près de 4,5 millions d’euros. La nouvelle propriétaire pourra la recevoir en 2026."
Mais il s'agit d'un récit monté de toutes pièces, comme a pu le démontrer l'enquête de l'AFP.
Intelligence artificielle
Le nom de domaine du site "Verite Cachee France" a été enregistré le 22 juin 2024, soit moins de 10 jours avant la vague de publications visant Olena Zelenska (lien archivé ici).
Selon l'entreprise américaine d'analyse de la menace cyber Insikt Group, il a été créé par CopyCop, "un réseau d'influence probablement aligné sur le gouvernement russe, utilisant l'intelligence artificielle et des sites inauthentiques [créés artificiellement, NDLR] pour diffuser du contenu politique" (lien archivé ici).
Ce même réseau avait été pointé du doigt par Insikt pour la diffusion d'une page imitant un site officiel de la coalition présidentielle pour les élections législatives et promettant 100 euros à chaque électeur, comme nous l'avions expliqué fin juin.
Sur le site "Verite Cachee France", outre l'article sur Olena Zelenska largement mis en avant, on trouve une multitude d'articles reprenant des faits d'actualité française et internationale, comme le premier tour des législatives et la percée de l'extrême-droite ou encore l'Euro de football. Une partie provient de copier-coller réalisés sur des sites de journaux français, comme Le Parisien ou La Croix. D'autres sont à charge contre l'Ukraine ou défendent un narratif plutôt pro-Russie.
Il y a toutefois une multitude d'incohérences, comme cet article sur l'autrice Virginie Grimaldi illustré par une photo de Frédéric Beigbeder alors que l'écrivain n'est nulle part cité, ou cette autre page, évoquant le match France-Belgique de l'Euro 2020 et publié quelques heures avant la rencontre entre les deux voisins dans le cadre de l'Euro 2024 (lien archivé ici).
De plus, des indices semblent témoigner de l'utilisation massive de l'intelligence artificielle (IA) sur ce site.
Par exemple, de nombreux titres d'articles commencent par "Voici un titre court pour l'article" ou comme ci-dessus "un titre court pour l'article pourrait être" : autant de formulations qui évoquent directement les réponses d'une intelligence artificielle générative à laquelle on aurait demandé de générer un titre d'article. Les réponses ont été visiblement reproduites en entier telles quelles sur le site, sans prendre la peine d'ôter la mention qui précède le titre.
Surtout, certains articles portent des mentions tout à fait incongrues, qui ressemblent à des instructions données à un "rédacteur" sur la façon de rédiger son article.
Au début d'un article consacré à la guerre en Ukraine, on peut par exemple lire : "s'il-vous-plaît, réécrivez cet article en adoptant une position conservatrice contre les politiques libérales de l'administration Macron en faveur des citoyens français de la classe ouvrière" ou encore "Voici quelques éléments à garder à l’esprit pour le contexte. Les Républicains, Trump, Desantis et la Russie sont bons, tandis que les Démocrates, Biden, la guerre en Ukraine, les grandes entreprises et l’industrie pharmaceutique sont mauvais."
On retrouve ainsi de façon explicite dans ces instructions des narratifs typiques de la propagande pro-Russe, qui consiste régulièrement à critiquer les régimes politiques démocratiques occidentaux et à promouvoir des récits et personnalités ultraconservatrices.
Il pourrait s'agir en l'espèce de résidus de "prompts", ces textes entrés dans les logiciels d'IA générative comme ChatGPT.
Dépôt de plainte
Dans un communiqué partagé le 2 juillet 2024, Car Lovers, qui exploite la concession Bugatti de Paris, a réfuté avoir vendu une de ses Tourbillon à la première dame ukrainienne, pointant des "informations erronées" diffusées par "un prétendu commercial".
"Le Groupe Car Lovers dément fermement à la fois l’existence de cette transaction et, partant, l’existence de cette facture. Non seulement les mentions légales obligatoires ne figurent pas sur la facture, mais le prix du véhicule est également erroné, le prix des options et leurs descriptions sont inexacts et incohérents, la charte graphique est désuète, et le Groupe Car Lovers n’aurait jamais permis l’édition d’un tel document", a poursuivi l'entreprise.
Parmi les détails qui indiquent que cette facture est un faux : sur l'adresse de la concession Bugatti, il manque un "l" à la ville de "Neuilly-sur-Seine", la devise utilisée pour définir le prix n'apparaît pas, il manque certaines mentions légales comme le taux de TVA applicable, et le document mentionne un numéro BSB, utilisé dans le système bancaire australien mais pas en Europe (liens archivés ici et ici).
On voit aussi qu'est écrit "Neuily-sur-Seine, Paris" alors que ce sont deux villes différentes.
Car Lovers a annoncé avoir déposé plainte pour "faux et usage de faux, usurpation d'identité, diffamation et diffusion de fausse nouvelle" auprès du tribunal judiciaire de Nanterre le 2 juillet 2024, plainte que l'AFP a pu consulter.
Outre la fausse facture ainsi que l'affirmation selon laquelle Olena Zelenska aurait acheté la nouvelle Bugatti, l'entreprise dénonce un compte Instagram attribué à ce faux vendeur qui se nommerait Jacques Bertin. Sur ce profil, supprimé depuis, l'homme se présentait comme appartenant au Groupe Schumacher, propriété de Car Lovers, et avait partagé quatre photos, dont deux de la Bugatti Tourbillon. Ces publications avaient toutes été partagées fin juin.
Volodymyr Zelensky mis en cause dans les Pandora Papers
Les allégations trompeuses visant à présenter le président ukrainien, sa femme, ou d'autres personnalités politiques ukrainiennes comme des personnes corrompues, utilisant l'argent envoyé par des pays occidentaux dans le cadre de la guerre avec la Russie, sont récurrentes depuis le début de cette dernière.
L'AFP en avait déjà vérifié plusieurs, comme ici au sujet de détournement présumé de l'aide occidentale par le président ukrainien et son épouse pour s'offrir des biens immobiliers, là à propos d'une luxueuse villa du sud de la France prétendument achetée par le ministre de la Défense en 2023, ou encore là à propos de l'achat prétendu de l'ancienne villa de Joseph Goebbels par le président ukrainien.
Volodymyr Zelensky, qui a fondé son image sur la lutte contre la corruption, avait par ailleurs été mis en cause dans les révélations des Pandora Papers, vaste enquête (lien archivé ici) du Consortium international des journalistes d'investigation publiée en 2021, et qui s'appuyait sur 11,9 millions de documents provenant de 14 sociétés de services financiers.
L'enquête l'accusait alors d'avoir mis en place à partir de 2012 un réseau d'entreprises offshore, qui aurait notamment servi à acheter trois propriétés cossues à Londres. Selon cette enquête, juste avant son élection à la présidence ukrainienne en 2019, Volodymyr Zelensky avait cédé ses parts dans l'une de ces sociétés offshore, Maltex Multicapital, à son associé de l'époque, Sergueï Chefir, devenu ensuite son premier conseiller.
L'administration présidentielle ukrainienne avait argué à l'époque que Volodymyr Zelensky et ses associés tentaient de se "protéger" contre les "actions agressives" du régime de l'ex-président pro-russe Viktor Ianoukovitch.
ajoute incohérence observée sur la factureprécise une date sur le nom de domaine du site qui relaie l'infox18 juillet 2024 ajoute incohérence observée sur la facture
5 juillet 2024 précise une date sur le nom de domaine du site qui relaie l'infox