Une vidéo de Volodymyr Zelensky tenant des propos favorables à la Russie ? Ces images sont tirées d'un sketch
- Publié le 2 décembre 2025 à 17:31
- Lecture : 6 min
- Par : Pierre MOUTOT, AFP France
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Incarnation de la résistance ukrainienne à la Russie, Volodymyr Zelensky fait depuis 2022 l'objet de nombreuses campagnes de désinformation en ligne. Dans ce contexte, un extrait vidéo datant de 2014 est régulièrement relayé sur les réseaux sociaux : on le voit sur la place Rouge de Moscou évoquer les nationalistes ukrainiens désignés sous le nom de "bandéristes", un terme régulièrement utilisé par la Russie pour désigner de manière péjorative ses ennemis en Ukraine. Mais cette vidéo est sortie de son contexte : il s'agit en réalité d'un extrait d'une émission parodique, dans laquelle apparaissait le président ukrainien du temps où il était comédien.
"Avant que Zelensky ne devienne une marionnette acheté [sic] par l'Occident, voici ce qu'il déclarait lors de sa visite en Russie : 'Je suis sur la Place Rouge et je peux confirmer qu'il n'y a aucun sentiment anti-ukrainien en Russie, tout va bien ici, et honnêtement, mon aversion pour vous, les bandéristes, ne cesse de croître'", est-il écrit dans la légende d'une vidéo partagée sur X, qui compte plus d'un millier de partages.
Sur l'extrait de 14 secondes, on aperçoit effectivement le président ukrainien, visiblement plus jeune, avec les tours rouges du Kremlin en arrière-plan. Celui-ci s'exprime en russe, sa langue natale, avec un enthousiasme manifeste. La même séquence a été partagée dans cette publication de juillet 2025, et dans celle-ci en janvier 2025, par deux comptes relayant régulièrement des fausses informations visant l'Ukraine et ses alliés.
On la retrouve également sur Facebook et dans d'autres langues : des publications similaires totalisent des milliers de vue en anglais (1, 2, 3), et en italien.
Le récit, lui, est identique d'une publication à l'autre : ukrainien russophone, Volodymyr Zelensky aurait eu par le passé une vision favorable de la Russie, avant d'être "retourné" par "l'Otan", "l'Ouest" ou "l'Occident".
Mais l'extrait provient d'un journal télévisé satirique de la compagnie Kvartal 95, co-fondée par Volodymyr Zelensky, qui fut comédien avant d'entrer en politique, et le sketch a justement pour objet de moquer les commentateurs acquis au Kremlin (lien archivé ici).
Un extrait tronqué et sorti de son contexte
Des recherches d'image inversée permettent de retrouver l'origine de la vidéo dans laquelle apparaît Volodymyr Zelensky : il s'agit de l'émission PureNews ("ЧистоNews"), produite par Kvartal 95 et diffusée entre 2014 et 2019 (lien archivé ici). Celle-ci prenait l'apparence d'un journal télévisé satirique, commentant l'actualité nationale et internationale.
La vie politique ukrainienne et russe y était régulièrement tournée en dérision à grand renfort de vidéos virales et de clips tirés d'internet. Le futur président ukrainien y jouait le rôle d'un présentateur dans la première saison.
L'épisode dont est issu la séquence est le 18ème de la première saison de l'émission (lien archivé ici). Volodymyr Zelensky, qui fait office de correspondant à Moscou, y apparaît à 8:30 ; il s'y exprime en russe, et le personnage qu'il incarne vise à mettre en scène l'hostilité à l'Ukraine de journalistes russes acquis à la ligne du Kremlin.
La traduction de ses propos reprise dans les publications trompeuses est presque exacte : "Je suis là depuis deux jours et je peux vous assurer que toute ces rumeurs selon lesquelles il y aurait une guerre de l'information contre l'Ukraine ne sont que des légendes", ce qui fait dire à l'un des utilisateurs partageant l'infox que le président ukrainien saluait "le vivre-ensemble russo-ukrainien [entre guillemets, malgré le fait qu'il ne prononce pas ces mots durant la vidéo, NDLR]" et "vomissait alors la clique néonazie de Kiev".
Mais plusieurs indices montrent que la vidéo partagée par les comptes prorusses a été tronquée à dessein. Dans les publications trompeuses, la vidéo a été recadrée pour couper le logo de la société Kvartal 95, et faire ainsi croire que le futur président ukrainien s'exprime en son nom propre et non dans le cadre d'une émission humoristique.
Le choix de l'extrait interroge également : juste avant la séquence de 14 secondes diffusé sur les réseaux, Zelensky se présente en ces termes : "Bonsoir Kiev, je suis Volodymyr Zelensky, envoyé spécial au coeur de la Russie, si toutefois il lui reste encore un coeur", provoquant l'hilarité du public, qui s'esclaffe à nouveau quand il fait mine d'adopter la rhétorique russe en traitant ses confrères de "bandéristes" : "Je suis ici depuis deux jours, et je peux vous dire que je vous aime déjà un peu moins, vous les bandéristes". Dans les deux cas, la vidéo diffusée par les comptes prorusses a été coupée pour exclure les rires du public et laisser croire à une déclaration sincère.
"Bandéristes", un terme clef de la propagande russe visant l'Ukraine
Selon les publications trompeuses, le fait que Zelensky fasse référence à ses confrères ukrainiens en utilisant le terme de "bandéristes" prouve qu'il était autrefois hostile aux nationalistes ukrainiens, et favorable à la Russie. En réalité, le futur président semble bien reprendre ce terme par dérision, pour moquer un élément de langage russe visant l'Ukraine et qui avait déjà cours pendant la guerre du Donbass, en 2014 (lien archivé ici).
Le mot, qui se rapporte au leader d'extrême-droite et nationaliste ukrainien Stepan Bandera (1909-1959), a une histoire complexe (lien archivé ici). Sous sa houlette, l'UPA, branche armée des nationalistes ukrainiens, a coopéré avec les forces de l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de la combattre. Elle affronta également les forces soviétiques durant et après la Seconde Guerre mondiale. A la fois martyr de l'indépendance ukrainienne et figure d'extrême-droite ayant collaboré avec l'occupant, Bandera reste une figure controversée dans le pays.
Le terme "bandériste" est désormais surtout lié à la propagande russe visant l'Ukraine. Utilisé par les militants nationalistes ukrainiens durant la guerre, le mot est rapidement repris par les soviétiques pour qualifier, de manière insultante, l'ensemble des Ukrainiens (lien archivé ici). Il connaît un regain de popularité à compter de 2014 dans le cadre de la guerre du Donbass, avant de devenir un terme-clef de la rhétorique de "l'opération militaire spéciale" visant à "dé-nazifier" l'Ukraine selon la Russie, comme l'a montré une étude analysant le discours médiatique russe en 2022 (lien archivé ici).
Dans ce contexte, le fait que Zelensky cite ce mot et que le public s'en amuse semble bien indiquer que son usage est ironique, et ne révèle pas des vues passées favorables à la Russie, comme l'affirment les publications mensongères.
Le travail mémoriel est toujours en cours en Ukraine autour de la figure de Bandera, dont le nom a été donné, en 2016, à une artère de Kiev (liens archivés ici et ici). Depuis l'invasion russe de 2022, le personnage est aussi devenu un symbole de ralliement et de résistance à l'agresseur pour une partie de la société ukrainienne.
Quant à la présence et au poids de l'extrême droite en Ukraine, ils sont à relativiser : si des mouvements ultra-nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l'armée, ils restent "minoritaires" et marginalisés au niveau politique, selon des spécialistes interrogés par l'AFP dans le cadre d'un article paru en 2022.
Une cible privilégiée de la propagande prorusse
Natif de Kryvyi Rih, dans l'est de l'Ukraine, une région largement russophone, Volodymyr Zelensky n'a appris l'ukrainien que tardivement, langue dont il se sert quasi-exclusivement depuis l'invasion de 2022.
Durant la campagne menant à son élection à la présidence en 2019, il était un fervent partisan d'une solution négociée au conflit qui opposait son pays depuis 2014 à la Russie (lien archivé ici). Il a ensuite adopté une ligne plus dure face à l'échec des négociations et aux violations répétées des accords de cessez-le-feu, avant de se muer en chef de guerre au moment de l'invasion russe.
Symbole de la résistance de l'Ukraine, Volodymyr Zelensky a fait l'objet de dizaines de campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux, diffusées par des acteurs de la désinformation prorusse.
Alors que des négociations impulsées par le président américain Donald Trump sont en cours, les tentatives de manipulation visant l'Ukraine et ses alliés ne faiblissent pas. L'AFP a récemment consacré un article aux nouvelles méthodes utilisées par la désinformation russe.
