Ukraine : attention à cette vidéo usurpant l'identité de la BBC qui s'appuie sur un faux rapport de RSF
- Publié le 26 septembre 2024 à 14:57
- Lecture : 9 min
- Par : Marion DAUTRY, AFP Belgrade, AFP France
- Traduction et adaptation : Théo MARIE-COURTOIS
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"Les journalistes de la BBC ont recensé plus de 1 000 cas d’utilisation de symboles nazis par des militants ukrainiens infiltrés dans la région de Koursk", assure - en anglais - la légende d'une vidéo affichant le logo du groupe audiovisuel public britannique BBC partagée début septembre sur X (1, 2, 3), Facebook et Telegram.
Le texte défilant au cours de cette séquence d'un peu plus d'une minute prétend que "les journalistes de Reporters sans frontières (RSF) ont scruté plus de 30 heures de séquences vidéo" ainsi que des publications liées à l'incursion ukrainienne dans la région russe de Koursk et qu'ils ont répertorié "plus de 1.000 cas d'utilisation de symboles nazis par l'armée ukrainienne" dont "des slogans, des symboles [ou] des gestes".
Toujours selon la vidéo, Antoine Bernard, directeur plaidoyer et assistance de l'ONG, aurait "appelé les médias européens à attirer l'attention internationale sur le sujet" en soulignant qu'un "pays qui demande à l'ONU de protéger ses droits n'a aucun droit de traîtreusement violer les résolutions onusiennes et encore moins d'afficher les symboles d'un régime anti-humain".
L'extrait a également été relayé dans d'autres langues, notamment en serbe, polonais et allemand.
Parmi les comptes la diffusant, plusieurs partagent régulièrement des propos trompeurs ou faux concernant le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son entourage, Ioulia Navalnya la veuve de l'opposant russe Alexeï Navalany ou encore les élections américaines.
Mais cette vidéo est un faux dont la fabrication rappelle de précédents exemples de montages usurpant l'identité de médias à des fins de désinformation. Elle vient aussi s'inscrire dans le narratif pro-Kremlin qui consiste à présenter l'Ukraine comme acquise à l'idéologie néo-nazie, pour justifier l'invasion de 2022.
Vidéo fabriquée de toutes pièces
Une recherche avancée sur internet ne nous a pas permis de retrouver l'origine des propos prétendument attribués à Antoine Bernard, et aucun média reconnu ne les a relayés.
Le 13 septembre 2024, Reporters sans frontières a dénoncé une "fausse information" qui aurait été "blanchie" par l'Etat russe (lien archivé ici). "Les autorités russes agissent comme une lessiveuse d’informations mensongères, utilisent la notoriété de certaines organisations occidentales (ici la BBC et RSF) pour donner du crédit à leur propagande de guerre, et laissent libre cours à la désinformation pour manipuler les opinions", a déploré Arnaud Froger, responsable du bureau investigation de RSF.
L'ONG assure avoir découvert que la vidéo a d'abord été partagée sur X par un faux compte qui publie du contenu en plusieurs langues généralement favorable à la Russie et à son dirigeant Vladimir Poutine. La séquence a ensuite été relayée par plusieurs profils habitués à relayer la propagande du Kremlin avant d'être "reprise officiellement par les autorités russes", notamment par la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova et plusieurs ambassades, poursuit RSF.
Reporters sans frontières assure avoir effectué 12 signalements à X pour demander le "retrait des posts ayant relayé en premier ou contribué à amplifier la diffusion de cette fausse information" et saisi Telegram pour quatre publications, sans conséquence à date du 13 septembre.
ENQUÊTE : Comment l’État russe a blanchi de fausses informations sur RSF pour sa propagande de guerre ?
— RSF (@RSF_inter) September 13, 2024
Nous dévoilons les dessous d’une opération de blanchiment d’informations mensongères pour justifier le narratif de guerre de Vladimir Poutine. pic.twitter.com/PDJKMa7uTf
Par ailleurs, si la vidéo est attribuée à la BBC, des recherches sur le site et les réseaux sociaux de ce média avec des mots-clés comme "Kursk" (orthographe anglaise de Koursk), "Ukraine", "RWB" (sigle en anglais de RSF) ou encore "Nazis" ne nous ont pas permis de la retrouver.
Et plusieurs éléments, notamment le format des sous-titres, ne correspondent pas à l'identité visuelle des contenus partagés par la BBC sur le web.
Contactée par l'AFP, la BBC a indiqué le 20 septembre 2024 qu'elle n'avait ni réalisé ni publié la vidéo virale. "Ce n'est pas notre reportage", a déclaré un porte-parole du média britannique.
Images décontextualisées
Parmi la dizaine d'images et d'extraits vidéos utilisés dans la vidéo virale pour illustrer les prétendus résultats de la fausse enquête de RSF, pratiquement aucun n'a de rapport direct avec la région russe frontalière de Koursk où l'Ukraine a lancé des milliers de soldats le 6 août 2024 (lien archivé ici).
Les photos du directeur plaidoyer et assistance de RSF ont été prises sur le site web de l'organisation (ici et ici) ainsi que sur le compte X d'Antoine Bernard (liens archivés ici, ici et là).
L'image d'un camion détruit arborant des symboles nazis circule en ligne depuis au moins mars 2024, bien avant l'offensive ukrainienne à Koursk, avec l'affirmation - que l'AFP n'a pu confirmer - qu'elle aurait été prise dans la région ukrainienne de Donetsk.
La photo d'un homme portant une casquette avec un soleil noir, un symbole ésotérique nazi, a été publiée en 2016 par la Commission d'enquête de la Fédération de Russie (lien archivé ici). Elle avait été partagée dans un communiqué de presse dans le cadre de l'ouverture du procès d'un Russe accusé d'être allé combattre dans le Donbass aux côtés des Ukrainiens en 2014. Aucune précision n'avait été donnée sur la date de la photographie.
Une autre image a été tirée du compte Instagram du militant d'extrême-droite ukrainien Serhii Filimonov et date de 2020.
Quant à la photo d'un homme portant un sweat à capuche avec un slogan raciste et se tenant devant le drapeau du groupe Misanthropic Division, catégorisé comme néo-Nazi par l'ONG britannique Center for Countering Digital Hate (CCDH), elle circule depuis au moins 2022 dans des publications assurant qu'il s'agirait d'un Français combattant aux côtés de l'Ukraine contre la Russie (lien archivé ici). L'AFP n'a pas été en mesure de vérifier cette affirmation.
Seuls deux éléments multimédias d'illustration ont un lien supposé avec la présence ukrainienne dans la région de Koursk. Il s'agit d'abord de la vidéo de soldats présentés comme ukrainiens et dont l'un porte un casque avec un insigne nazi. Elle a été partagée par des médias contrôlés par l'Etat russe qui affirment qu'elle aurait été filmée début août dans un village russe à plusieurs kilomètres de la frontière ukrainienne, une assertion que l'AFP n'est pas parvenue à vérifier.
Le second élément consiste en une série de photos d'un Ukrainien arborant le symbole SS sur sa casquette. Les clichés sont des captures d'images d'un reportage réalisé dans la région de Koursk par la chaîne de télévision italienne RAI 24.
"Je regrette profondément d'avoir donné la parole, ne serait-ce que pour quelques secondes, à un soldat ukrainien dont j'ai remarqué seulement après la diffusion du reportage qu'il portait un écusson avec un symbole nazi", a réagi sur X le journaliste à l'origine du sujet alors que ces images étaient largement partagées en ligne, et notamment par les médias d'Etat russes (lien archivé ici).
Rhétorique habituelle du Kremlin
Le récit avancé dans la fausse vidéo fait écho à la rhétorique du Kremlin, répétée depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, selon laquelle l'Ukraine serait acquise à l'idéologie nazie.
Dès le 24 février 2022, jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Vladimir Poutine présentait ainsi cette "opération militaire" comme une lutte pour "la démilitarisation et la dénazification de l'Ukraine".
Un argumentaire réfuté par plusieurs spécialistes interrogés en mars 2022 par l'AFP, ces derniers estimant que si des mouvements ultra-nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l'armée, ils restent "minoritaires" et marginalisés au niveau politique.
David Marples, professeur au Département d'histoire et chercheur au programme d'études ukrainiennes contemporaines à l'Université d'Alberta au Canada, expliquait de son côté en novembre 2022 à l'équipe de vérification serbophone de l'AFP qu'"il existe des unités paramilitaires extrémistes en Ukraine, dont les plus célèbres sont le bataillon Azov et le secteur droit. Ils ne jouent pas un rôle important dans la vie politique de l'Ukraine - cela a été inventé par Poutine et d'autres. Ils ne sont cependant pas négligeables et pourraient désormais gagner en visibilité."
Le spécialiste souligne que le nationalisme ukrainien est "exacerbé" du fait de la guerre lancée par la Russie.
La rhétorique du Kremlin évoque aussi l'entreprise d'élimination des Juifs en Ukraine mise en place par l'Allemagne nazie et à laquelle ont collaboré des Ukrainiens lors de la Seconde Guerre mondiale, alors que le pays faisait partie de l'URSS.
Durant les deux années d'occupation allemande en Ukraine, des dizaines de milliers de personnes juives ont été tuées et la quasi-totalité de la communauté juive de Kiev a été déportée vers des camps de travaux forcés et de concentration.
"Une frange du nationalisme ukrainien a collaboré en pensant que l'Allemagne accorderait à l'Ukraine l'indépendance si elle sortait victorieuse de la guerre", détaillait à l'AFP Jean-Yves Camus (lien archivé ici), spécialiste de l'extrême-droite en Europe, à l'AFP en mars 2022.
"Leur objectif était de bâtir un Etat ukrainien indépendant qui pourrait exister dans l'Europe dominée par l'Allemagne, puisque pour les Ukrainiens, l'URSS était vraiment l'ennemi mortel qui avait privé l'Ukraine de son indépendance en 1920", avait détaillé à l'AFP le chercheur Adrien Nonjon (lien archivé ici).
"Une grande partie des soldats ukrainiens a combattu les nazis aux côtés de l'armée rouge, ce qui est aujourd'hui passé sous silence", avait noté de son côté Alexandra Goujon (lien archivé ici), maîtresse de conférences en sciences politiques à l'université de Bourgogne et auteure de L'Ukraine : de l'indépendance à la guerre (lien archivé ici).
Fabrication rodée de fausses vidéos
Ce n'est pas la première fois qu'une vidéo faussement attribuée à un média est largement partagée sur les réseaux sociaux : fin août, une vidéo usurpant l'identité du média économique Bloomberg qualifiait l'offensive ukrainienne à Koursk d'opération "la plus ratée" du XXIème siècle en s'appuyant sur une interview inventée d'un ancien général américain.
Des vidéos virales usurpant l'identité de BFMTV et TF1 visant à décrédibiliser les JO de Paris 2024 ont aussi été vérifiées par l'AFP ces derniers mois.
Ces fausses vidéos de médias reconnus évoquent le mode de fonctionnement de l'opération "Doppelgänger", consistant à usurper l'identité visuelle de médias, généralement occidentaux, pour mettre en avant un narratif pro-russe autour de l'Ukraine - comme l'avait détaillé l'AFP dès juin 2023.
Ce genre d'usurpations d'identité de médias est aussi utilisé dans la cadre du dispositif "Matriochka", une opération attribuée à la Russie visant à interpeller des médias occidentaux pour tenter de les inonder de contenus à vérifier, sur laquelle l'AFP était revenue à plusieurs reprises, comme ici, là ou là.
Ces derniers mois en particulier, l'objectif majeur de la désinformation pro-russe à destination des publics occidentaux consiste à chercher à saper le soutien occidental à Kiev, vital dans sa lutte contre la Russie.