JO 2024: vague d'infox autour de la propreté de la Seine
- Publié le 25 juillet 2024 à 17:28
- Lecture : 15 min
- Par : Claire-Line NASS, AFP France, AFP Inde
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Une vidéo partagée par des dizaines de comptes sur X, sur Facebook et Telegram, émanant prétendument d'un média indien, indiquerait qu'une "étude" d'un organe de l'ONU aurait montré que l'eau de la Seine est "plus dangereuse" que celle du Gange, fleuve indien notoirement connu pour sa pollution.
Cette vidéo a été notamment diffusée par des comptes identifiés comme faisant partie du dispositif "Matriochka", une opération attribuée à la Russie visant à interpeller des médias occidentaux pour tenter de les inonder de contenus à vérifier, sur laquelle l'AFP était revenue à plusieurs reprises, comme ici, là ou là.
Le mode de fonctionnement rappelle aussi celui de l'opération "Doppelgänger", consistant à usurper l'identité visuelle de médias, généralement occidentaux, pour mettre en avant un narratif pro-russe autour de l'Ukraine - comme l'avait détaillé l'AFP dès juin 2023.
Ici, ce n'est cependant pas l'Ukraine qui est visée mais plutôt la bonne tenue des Jeux, dont les épreuves de nage comme celle du triathlon (30 et 31 juillet, 5 août) prévues dans la Seine en plein Paris.
Les quantités de bactéries à différents points du fleuve sont surveillées quotidiennement. Mais ces taux peuvent largement varier selon les conditions météorologiques, ce qui a soulevé des doutes concernant la possibilité pour les épreuves de s'y tenir.
Les Jeux olympiques (26 juillet-11 août) constituent une cible de choix pour des attaques informationnelles visant à mettre en doute la capacité de la France à organiser leur bon déroulement, comme déjà détaillé dans cet article de l'AFP début juin.
Parmi les comptes qui ont diffusé la vidéo, se trouvent aussi d'autres internautes déjà repérés par l'AFP pour avoir diffusé des propos trompeurs en lien avec d'autres sujets, comme la chercheuse suisse Astrid Stuckelberger, qui avait déjà diffusé des assertions trompeuses sur la pandémie de Covid-19.
L'AFP a déjà vérifié plusieurs affirmations liées aux JO, dont une vidéo sortie de son contexte remettant déjà en question la propreté de la Seine, des rumeurs prétendant que les accouchements hors de Paris seraient encouragés pendant la période des Jeux, un faux plan de circulation dans la capitale française, ou encore des vidéos manipulées des agences de sécurité française et américaines alertant prétendument sur la sécurité.
L'identité d'un média indien usurpée
Dans la vidéo relayée, figurent les initiales "FPJ", qui correspondent à celles du "Free Press Journal", un média indien.
Mais des recherches sur le site et la chaîne YouTube de ce média avec des mots-clés comme "Seine" (lien archivé ici), "Paris" (lien archivé ici) ou "Ganges" (orthographe anglaise du Gange, lien archivé ici) ne nous ont pas permis de retrouver la vidéo.
Les formats des sous-titres des dernières vidéos de FJP semblent aussi différer du bandeau rouge qui apparaît dans la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux.
L'équipe de vérification de l'AFP basée en Inde a contacté Kashif Khusro, responsable des vidéos numériques du FPJ qui a confirmé le 25 juillet que le FPJ "n'a pas produit ni publié la vidéo", ajoutant qu'"elle utilise notre logo de façon fallacieuse".
Une fausse étude de l'UN-Water
La vidéo dit s'appuyer sur une "étude" d'UN-Water (ou "ONU-Eau" en français), une entité liée à l'ONU qui "coordonne le travail des Nations Unies en matière d'eau et d'assainissement" présidée tour à tour par des représentants d'agences de l'ONU, comme l'indique son site (lien archivé ici).
Si l'on en croit la vidéo, cette dernière reposerait sur l'analyse d'"échantillons d'eau de la Seine et du Gange", testés pour "25 indicateurs" selon la vidéo qui prétend que "les échantillons de la Seine ont dépassé les limites pour 23 des 25 indicateurs", tandis que "le Gange a 18 indicateurs au-dessus des limites sur 25".
En effectuant des recherches par mots-clés sur le site de l'ONU-Eau (lien archivé ici), l'AFP n'a néanmoins retrouvé aucune étude qui aurait comparé les eaux de la Seine à celles du Gange.
Des recherches sur Google scholar (lien archivé ici), qui recense les publications scientifiques, avec les mots-clés "Seine Ganges pollution", nous n'avons pas retrouvé d'études comparant les deux - mais plutôt des articles de recherches sur la pollution de l'un, ou l'autre, de ces fleuves.
L'ONU-Eau a confirmé à l'AFP le 24 juillet 2024 qu'elle n'a "pas publié d'étude sur l'eau de la Seine et du Gange, ni fait aucune autre mention spécifique sur le niveau de dangerosité de l'eau de l'une ou de l'autre", ajoutant que "l'ONU-Eau n'a pas d'information spécifique sur une telle comparaison" et notant que toutes les publications de l'ONU-Eau sont consultables ici sur son site (lien archivé ici).
L'ONU-Eau a précisé auprès de l'AFP qu'elle "n'a pas connaissance d'une étude montrant les résultats des tests effectués sur l'eau de la Seine et du Gange. Si une telle étude a été produite, elle n'a pas été réalisée par l'ONU-Eau et l'ONU-Eau n'en a pas connaissance".
Trois spécialistes ayant travaillé sur la Seine interrogés par l'AFP ont aussi dit ne pas avoir connaissance d'une telle étude.
La vidéo trompeuse prétend aussi citer M. Alvaro Lario, le présentant comme "président de l'ONU-Eau". D'après le prétendu reportage, il aurait déclaré que "le mythe présentant le Gange comme fleuve le plus sale a été brisé", car "la Seine est désormais officiellement le fleuve le plus sale du monde".
Selon l'ONU-Eau, M. Alvaro Lario est en effet "le président du Fonds international de développement agricole (FIDA) et, depuis janvier 2023, il est également Président d'ONU-Eau". Cependant, la citation qui lui est attribuée est fausse : "M. Lario n'a pas fait de déclaration sur l'eau de la Seine et du Gange", a assuré l'ONU-Eau à l'AFP.
Comparaison de la pollution entre fleuves complexe
Si une telle étude n'a pas été publiée par l'ONU-Eau, c'est aussi parce qu'il est non seulement complexe mais aussi peu pertinent de comparer la pollution de ces fleuves entre eux, ont relevé trois experts interrogés par l'AFP.
Le Gange est considéré comme un fleuve sacré pour des croyants hindous, qui s'y baignent à l'occasion de fêtes religieuses. Pourtant, sa pollution en certains sites, liée au déversement d'eau non traitée porteuse de bactéries mais aussi de rejets d'usines ou encore de plastique, reste importante, comme le relatent des études (lien archivé ici) et médias (lien archivé ici), et ce malgré des plans lancés les uns après les autres depuis la fin des années 1980 pour dépolluer le fleuve.
En France et en Europe, le traitement des eaux est bien plus réglementé, notamment concernant la baignade, comme l'ont explique les spécialistes interrogés par l'AFP.
"Vouloir comparer la qualité de la Seine et du Gange a partir d'un lot de données pêchées au hasard est un total non-sens", estime Jean-Marie Mouchel, directeur de l'unité mixte de recherches METIS (Sorbonne Université, CNRS et EPHE), auprès de l'AFP le 23 juillet, précisant que "le Gange est énorme et il y certainement une grande variabilité le long du cours d'eau et aussi d'une rive à l'autre dans une ville, il faudrait au minimum dire à quel endroit les mesures ont été faites".
La mention de "25 indicateurs" dans la vidéo, sans préciser ce qu'ils seraient censés mesurer, est ainsi également trompeuse.
"Je doute qu'on ait autant de paramètres communs mesurés [sur le Gange et la Seine] pour faire une analyse de risques sérieuse", détaille aussi Françoise Lucas, professeure de l'université Paris-Est Créteil, à l'AFP le 23 juillet.
Comme le détaille Elise Avenas, directrice du GIP Seine-Aval, "pour décrire la pollution de l'eau, on peut chercher des polluants chimiques, microbiologiques ou encore les plastiques", le 23 juillet à l'AFP.
Or, "étant donné qu'il y a des milliers de substances chimiques, j'imagine qu'avec un choix orienté de 25 'indicateurs', il n'est pas impossible de faire ressortir ce résultat. Maintenant, est-ce que ces indicateurs sont pertinents pour juger de la dangerosité des eaux de la Seine pour la baignade, j'en doute", estime-t-elle aussi, ajoutant que "la question est déjà de savoir de quelle pollution on parle en lien avec la dangerosité par rapport à l'activité de baignade".
Pour déterminer si une eau est "baignable", "on ne s'intéresse qu'aux indicateurs microbiologiques (en clair des pathogènes d'origine fécale)", développe-t-elle. Depuis 2006, une directive de l'Union européenne (UE) fixe des seuils pour deux bactéries (Escherichia coli et entérocoques intestinaux), au-dessus desquels une eau n'est pas considérée comme assez propre pour une baignade.
"Il faut distinguer les risques baignades liées à un risque infectieux donc immédiat, parce que l'exposition est de courte durée (c'est pour ça qu'on se focalise sur les indicateurs bactériens de contamination fécale dans la directive de l'UE sur les eaux de baignade), du risque lié à l'eau de boisson (infectieux et chimique) parce que l'exposition est sur le long terme dans ce deuxième cas d'usage de l'eau", développe aussi Françoise Lucas.
Les taux de pollution peuvent aussi varier selon les points de mesures et la météo, ce qui rend des comparaisons entre fleuves généralement "délicates" et pas forcément pertinentes, estimait aussi Cédric Fisson, chargé de mission au GIP Seine-Aval, auprès du média "actu 76" en 2021 (lien archivé ici).
Pour la Seine par exemple, en cas de précipitations intenses, de l'eau non traitée - mélange de pluie et d'eaux usées - peut être rejetée dans le fleuve. Des ouvrages de rétention inaugurés avant les Jeux ont vocation à empêcher à ce phénomène, comme relaté dans cette dépêche de l'AFP (lien archivé ici).
"La Seine est au niveau de l'Ile-de-France une rivière de plaine, très urbanisée, les niveaux de pollutions observées ne sont donc pas pires que les autres rivières de plaine très urbanisés dans les pays développés, sous un climat tempéré", détaille aussi Françoise Lucas, rappelant qu'en France, le "réseau d'assainissement et les usines de traitement des eaux usées sont réglementés, de même que la qualité chimique des eaux de surface.
La qualité de l'eau du robinet est elle aussi réglementée en France, comme déjà mentionné dans ce précédent article de vérification. "Donc, dans l'UE (France comprise), il y a de nombreuses barrières qui sont mises en place pour protéger les ressources en eau, le niveau de qualité requise va dépendre de l'usage qui est fait de l'eau de surface", résume Françoise Lucas.
Elle rappelle aussi qu'il convient de "garder en tête qu'il faut comparer ce qui est comparable en terme de taille de bassin versant, de densité de population, de niveau d'assainissement, de climat".
Ces dernières années, des scientifiques se sont aussi particulièrement intéressés à la pollution plastique (lien archivé ici), les polluants éternels (lien archivé ici) et l'impact de l'action humaine en lien avec le statut écologique de la Seine.
La propreté de la Seine, cible de choix pour les infox
La vidéo a été partagée par certains comptes identifiés par le collectif "Antibot4Navalny" (@antibot4navalny sur X, lien archivé ici), qui traque les opérations d'influence en lien avec la Russie sur ce réseau social.
Certaines publications des comptes sur X, qui ne récoltent individuellement que des dizaines ou centaines de partages, affichent à l'inverse plusieurs centaines de milliers de vues, ce qui tendrait à étayer l'idée qu'il ne s'agit pas de comptes authentiques mais de bots (comptes automatisés) utilisés dans le cadre d'une opération de manipulation.
Certains de ces posts ont aussi associé la vidéo avec d'autres contenus usurpant visiblement l'identité d'autres médias français (ici ou là), visant à corroborer l'idée selon laquelle les baignades dans la Seine seraient dangereuses.
Ils surfent sur des événements authentiques : les baignades dans la Seine de la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castera le 13 juillet (ici et là par - liens archivés là et là), et de la maire de Paris Anne Hidalgo le 17 juillet ; mais en créant de toutes pièces des faux reportages ou articles inventant certaines affirmations.
Ainsi par exemple une prétendue Une du quotidien Le Parisien du 17 juillet : "Paris 2024 : La baignade dans la Seine, la maire de Paris peut être infectée par le staphylocoque doré après s'y être baignée".
Sur le site du journal, on peut retrouver la Une du 17 juillet (dont une archive est visible ici sur le site du kiosque de presse numérique Cafeyn), presque en tous points semblable à celle diffusée dans la publication sur X, à un détail près : en lieu et place du titre mentionnant Anne Hidalgo figure un article intitulé : "Paris 2024 : la baignade dans la Seine, toute une histoire" illustré par une image de la Seine avec en fond une vue de la Tour Eiffel, et non une photo de la maire de Paris.
Dans le sommaire (archivé ici) de l'édition du 17 juillet disponible en ligne, on retrouve par ailleurs plusieurs articles sur la Seine, dont l'un (archivé ici) mentionne la présence de pollution, titré : "JO 2024 : entre débit et bactéries, le casse-tête de la nage dans la Seine, de Paris à la Seine-Saint-Denis". Mais il n'y est pas fait mention d'une possible infection de la maire de Paris, ni de staphylocoque doré. Un autre article (archivé ici) relate la baignade de la maire de Paris, sans mention non plus à son hypothétique infection.
Circule aussi une capture d'écran d'un prétendu article de Libération qui serait paru le 16 juillet, dont le titre indiquerait : "JO 2024 : La ministre des Sports travaille à domicile en raison d'une maladie de peau survenue après une baignade dans la Seine".
Une recherche (lien archivé ici) sur le site de Libération des articles mentionnant Amélie Oudéa-Castera ne nous a pas permis de retrouver de telle publication. Plusieurs mentions de la baignade de la ministre figurent, les 13 (ici, et ici - liens archivés là et là) et 15 juillet (lien archivé ici). Le 16, un article (archivé ici) dans lequel son nom figure a aussi été publié, mais sur un tout autre sujet : le bilan des précédents ministres de l'Education nationale commenté par des syndicaux d'enseignants.
Des recherches par mots-clés sur Google n'ont pas non plus mené à d'autres médias mentionnant une supposée maladie de la peau de la ministre déclenchée par son plongeon dans la Seine. Au contraire, on peut retrouver des articles dont l'un du Huffington Post (archivé ici), citant Amélie Oudéa-Castera qui avait assuré sur France Inter le 23 juillet ne "pas" avoir "d'effets secondaires", ni "de séquelles" ou de "boutons d'urticaire" après s'être baignée dans la Seine.
Dans un autre post, la prétendue vidéo du FPJ est associée à une vidéo TikTok supposément publiée par BFMTV, assurant que "les nageurs de l'équipe de France ont refusé de participer à la baignade solennelle dans la Seine", et qu'en conséquence, "l'événement somptueux a échoué".
Là encore, quelques éléments font douter : le logo de BFMTV est carré au lieu d'être rectangulaire et la police des sous-titres diffère de celle visible dans les dernières vidéos publiées sur le compte TikTok du média.
Une recherche parmi les vidéos publiées sur ce dernier (lien archivé ici) ne nous a pas permis de retrouver de telle vidéo.
Tous ces éléments pointent vers une manipulation coordonnée.
Des épreuves prévues dans la Seine
Malgré des résultats de la qualité de l'eau en progrès depuis fin juin, le suspense demeurait mi-juillet sur la bonne tenue de ces compétitions, qui dépend du niveau de pollution bactériologique du fleuve juste avant l'épreuve.
Entre le 10 et le 16 juillet, les analyses de la qualité de l'eau de la Seine au niveau du site olympique, le pont Alexandre-III, étaient dans les normes sanitaires concernant les taux de bactéries fécales E.Coli et entérocoques (les deux prises en compte par la réglementation pour autoriser ou non la baignade) six jours sur sept, mais les résultats des trois autres sites parisiens (Bercy, Grenelle et bras Marie) étaient plus mitigés.
Des pluies juste avant la mi-juillet avaient en effet eu un impact sur la qualité de l'eau, qui s'était ensuite rétablie, en deux ou trois jours, soulignaient les autorités à la tête du Plan baignade (lien archivé ici).
Depuis, "les résultats de la qualité de l'eau continuent d'être bons et à être en-dessous des seuils pour autoriser la baignade", a indiqué Pierre Rabadan, l'adjoint aux JO et à la Seine de la mairie de Paris le 24 juillet, comme relaté dans cette dépêche de l'AFP (archivée ici), ajoutant que les organisateurs étaient "confiants sur la bonne tenue des épreuves".
Au-delà des questions liées à la pollution, les épreuves en eau libre prévues dans la Seine vont devoir connaître une "adaptation nécessaire" au débit toujours élevé du fleuve mais celui-ci n'est "pas incompatible avec la tenue des compétitions", a aussi assuré Pierre Rabadan.
Le plan B consiste à reporter de quelques jours les épreuves. Un plan C consiste à déplacer l'épreuve de natation-marathon à Vaires-sur-Marne, en Seine-et-Marne.
Des tentatives de déstabilisation en amont des Jeux
Comme l'avait détaillé l'AFP dans ce précédent article, les Jeux olympiques sont une cible de choix pour des attaques informationnelles, prenant la forme de campagnes d'infox destinées à décrédibiliser la France.
L'objectif de long terme des manipulations étrangères est la fracturation des sociétés pour affaiblir les pays occidentaux et saper la confiance des populations dans leurs institutions. Elles appuient sur les failles, les sujets de tension pour attiser les tensions.
"Il suffit que la machine à désinformation détecte lequel de ces problèmes trouve le plus d'écho dans le débat public, pour qu'elle jette ensuite plus d'huile sur le feu pour nous diviser", résumait fin mai Véra Jourova, la Commissaire européenne en charge des valeurs et de la transparence dans un entretien à Libération (archivé ici).
En l'occurrence, le sujet de la baignade dans la Seine est un parfait exemple d'un événement qui a beaucoup été discuté dans l'espace public et qui suscite de réelles interrogations, sur lesquelles il est facile de s'appuyer pour créer des infox.