Attention à ces fausses citations de célébrités utilisées pour défendre le narratif pro-russe

Alain Delon, Luc Besson, Elton John, Adèle Exarchopoulos ou encore Rachida Dati : sur les réseaux sociaux des publications virales partagent en masse des visuels liant ces personnalités à des propos anti-Ukraine. Mais ces stars n'ont jamais prononcé les citations qui leur sont attribuées. Selon les recherches menées par l'AFP et les experts interrogés, il s'agit d'une campagne de propagande pro-russe dans le sillage d'autres opérations déjà repérées.

"Les élections ont montré qu'il est temps pour les pays de penser à eux-mêmes et non à l'Ukraine", "Toute l'aide à l'Ukraine est basée sur la corruption" ou encore "Je me sens idiot lorsque des grands fonds d'investissement tentent de sauver leurs investissements à mes dépens dans le projet ukrainien" : ces citations anti-ukrainiennes auraient été prononcées par le réalisateur français Luc Besson, selon des visuels circulant largement sur les réseaux sociaux depuis la mi-juin environ.

Sur X, ils sont relayés par des comptes cumulant très peu d'abonnés, voire n'en ayant aucun, mais qui parviennent tout de même à récolter plusieurs milliers de partages lorsqu'ils publient ces supposées citations.

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Capture d'écran réalisée sur X le 21/06/2024

Sur Facebook, propriété du groupe Meta, on trouve plusieurs posts "sponsorisés", c'est-à-dire des messages pour lesquels un usager a payé pour promouvoir ces contenus et viser spécifiquement les utilisateurs français du réseau social, comme en témoigne la Meta Ads Library  et comme on peut le voir ci-dessous : 

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Capture d'écran réalisée sur le Meta Ads Library le 21/06/2024

Les recherches de l'AFP n'ont permis de retrouver la trace de ces supposées citations de Luc Besson lors d'allocutions publiques ou d'interviews.

"Luc Besson a décidé de porter plainte car il n'a jamais tenu ces propos", a réagit auprès de l'AFP Thierry Marembert, l'avocat du cinéaste. "Au-delà, Luc Besson considère que la vérité de l'information est plus que jamais essentielle, même indispensable au bon fonctionnement de nos société contemporaines. porter plainte contre cette 'fake news' est donc pour lui une démarche qui dépasse l'usurpation de son identité", a développé le conseil.

Continuité de Doppelgänger

Le cas du réalisateur de 65 ans est loin d'être unique. Selon les recherches menées par le collectif Antibot4Navalny qui traque les opérations d'influence numérique en lien avec la Russie sur X, au moins 25 personnalités ont été ciblées depuis le 14 juin par des visuels leur attribuant ce genre de citations (lien archivé ici). Le collectif a comptabilisé plus de 120.000 partages pour ces publications, a-t-il indiqué à l'AFP.

Selon ces posts, Angelina Jolie aurait ainsi déclaré que "l'Europe est appauvrie. Les politiques deviennent de plus en plus fous. Il y a des officiels corrompus au Parlement européen" et Alain Delon qu'"une grande arnaque avec l'Ukraine a été découverte. Rien à ajouter".

La plupart des personnalités ciblées sont des stars du cinéma, comme Scarlett Johansson ou Ashton Kutcher, de la musique, comme Elton John, ou de la télé-réalité, comme Kylie Jenner

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Captures d'écran réalisées sur X le 21/06/2024

Contrairement à ce que laissent penser les messages qui leur sont attribués, plusieurs de ces célébrités ont affiché leur soutien à l'Ukraine depuis l'invasion du pays par la Russie (liens archivés ici et ici).

Autre fait troublant : l'exact même citation est parfois attribuée à deux personnalités différentes.

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Captures d'écran d'archives de publications sur X, réalisées le 21/06/2024

Sur X, ces visuels trompeurs sont publiés très certainement par des bots, des comptes automatiques, qui profitent d'un engagement provoqué artificiellement pour gagner en visibilité. La plupart de ces profils ont été créés quelques semaines avant le 14 juin, et n'ont depuis partagé aucun autre message.

"Ces fausses citations de célébrités ont été publiées et promues par la même 'dynastie' de bots que nous associons à l’opération d’influence Doppelgänger. Au fil du temps, nous avons enregistré plusieurs épisodes où ces bots faisaient la promotion exactement du même contenu que celui publié par des sites précédemment repérés par d'autres chercheurs [...] et exploités par Doppelgänger", a expliqué à l'AFP le collectif Antibot4Navalny. 

Meta et Viginum (l'agence officielle française chargée de la lutte contre les ingérences numériques étrangères) ont en effet publié des rapports ces derniers mois sur ces sites attribués à une ou plusieurs opérations de manipulation.

L'opération Doppelgänger a consisté depuis plus d'un an à diffuser des infox anti-Ukraine via des visuels usurpant l'identité de médias occidentaux, une campagne clairement attribuée à la Russie par les services de renseignements français. Dans son sillage, d'autres campagnes de désinformation avaient été mises à jour notamment Matriochka, consistant à interpeller les médias pour les inciter à vérifier des infox et Olympiya, visant les Jeux Olympiques 2024 de Paris, attribuée, elle, à l'Azerbaïdjan.

"L'opération en cours, extrêmement active sur X, s'inscrit vraiment dans la continuité de Doppelgänger", confirme à l'AFP Paul Bouchaud, chercheur en audit algorithmique pour AIForensics (liens archivés ici et ici).

Les sujets mis en avant, comme lors de la plupart des campagnes d'ingérence pro-russe, gravitent autour de trois idées-clés : l'Union européenne serait en pleine dislocation, la population occidentale regretterait le soutien à l'Ukraine, synonyme de fortes dépenses, et les Etats-Unis seraient responsables de la situation en Ukraine qui aboutira à une guerre nucléaire.

"En fonction de l'actualité, l'un ou l'autre peut être amplifié pour développer le bon narratif au bon moment", souligne Paul Bouchaud. Ainsi, une large partie des messages publiés le 14 juin, soit moins d'une semaine après les élections européennes qui ont permis à l'extrême droite de renforcer son influence, concernent l'UE (lien archivé ici).

Vidéos détournées

Les visuels usurpant l'identité de personnalités qui sont devenus viraux mi-juin sont loin d'être une première. Depuis l'automne 2023, plusieurs vagues de contenu similaire ont été repérées par le collectif Antibot4Navalny. 

Au moment de la publication de cet article, plusieurs nouveaux montages étaient partagés, ciblant, entre autres, Adèle Exarchopoulos et Samy Naceri

Le mode opératoire est souvent le même : dans un temps très court, ces visuels sont diffusés sur Facebook via des publicités payées par des pages créées spécialement pour l'occasion.

"Toutes ces pages, créées de manière artificielle, sont à usage unique. Ils sont capables d'en créer des milliers de la sorte rapidement", relève Paul Bouchaud.

"Il y a eu une certaine évolution" dans les contenus promus, indique le chercheur : "au début, ils utilisaient surtout des célébrités internationales, on avait Kim Kardashian, Beyoncé, avec des citations en français et en allemand. Plus récemment, on a observé l'utilisation de personnalités françaises, comme Vincent Cassel, et il s'est passé la même chose en Allemagne. Mais cela reste le même type d'opération."

En plus des visuels mettant en scène une citation accolée à la photo d'une personnalité, certains des contenus sont aussi des vidéos. Une séquence d'une star prise lors d'une interview est isolée et une voix, prétendant traduire les propos de la personne, est ajoutée. Mais il s'agit d'une fausse traduction.

Par exemple, cette vidéo de Rachida Dati, partagée par un internaute anglophone. Selon l'extrait relayé, la ministre de la Culture s'interrogerait sur "pourquoi [Emmanuel] Macron et [Robert] Menard veulent envoyer de jeunes Français verser leur sang pour l'Ukraine ?".

"Et je vous le dis, Macron a peur. Il a peur qu'autrement son sang ne coule. Nous nous souvenons tous du modèle de la guillotine dans les rues détruites de France", déclarerait Rachida Dati selon la suite de la vidéo.

En réalité, l'extrait partagé a été filmé sur le plateau du 20H de France 2 le 19 mai, en plein festival de Cannes (lien archivé ici). La ministre de la Culture y évoquait le combat des femmes pour se faire une place dans le cinéma et n'a jamais évoqué l'Ukraine.

Selon Antibot4Navalny, ce genre de contenu ressemble à "un doublage par intelligence artificielle". L'intelligence artificielle permet aux infox et aux opérations d'ingérence étrangère de démultiplier encore davantage leur impact à moindre coût, alertent les experts

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Capture d'écran réalisée sur X le 21/06/2024

Pour Paul Bouchaud, les plateformes ne jouent pas leur rôle quant il s'agit de lutter contre la propagation de ces infox. Les publicités achetées pour promouvoir les visuels trompeurs sur Facebook sont "une violation de la politique de la plateforme, qui oblige à déclarer tout contenu à caractère politique", estime le chercheur, ajoutant déplorer un "vrai manquement de la part de Meta [maison-mère de Facebook, NDLR]" qui "ne cherche pas à résoudre le problème de manière systémique".

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