
Attention à cette étude climatosceptique présentée comme rédigée par l'IA Grok
- Publié le 10 avril 2025 à 17:17
- Lecture : 12 min
- Par : AFP Etats-Unis
- Traduction et adaptation : AFP France
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"Pour la première fois, des chercheurs ont utilisé une IA, Grok, pour mener une étude scientifique validé par les pairs et publié (sic) dans la prestigieuse revue 'Science of Climate Change'", affirme un utilisateur de X le 27 mars 2025, dans un post partagé plus de 600 fois. La "logique" et la "capacité d'analyse" des IA "vont contredire de plus en plus la propagande diffusée par l'empire du mensonge", assure son auteur, visant le consensus scientifique sur la responsabilité des activités humaines dans les émissions de CO2 et le réchauffement actuel de la planète, dûment documentés.
"Et si le CO₂ humain n'était qu'un bouc émissaire ? Une IA co-signe une étude qui bouscule le GIEC [Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, référence internationale en la matière, NDLR]", abonde une publication du média France Soir le 28 mars sur Facebook, avec un lien vers son site internet. De multiples petits posts l'ont ensuite repartagée.


De nombreux comptes climatosceptiques anglophones ont partagé l'"étude" après sa publication le 21 mars 2025. Beaucoup vantent le fait qu'elle est, selon le communiqué de presse qui l'accompagne, le "premier papier scientifique revu par les pairs avec une IA comme auteur principal" - en l'occurrence Grok, le chatbot d'intelligence artificielle (IA) d'Elon Musk, patron de Tesla, SpaceX et X, et allié de Donald Trump.
Sa popularité a été dopée par un post de blog du biochimiste américain Robert Malone (archive), connu pour avoir été à l'origine de multiples fausses informations au sujet de la vaccination durant la pandémie de Covid-19, comme l'AFP et des médias de vérification l'avaient alors démontré à plusieurs reprises (1, 2, 3). Un de ses tweets sur l'"étude" présentée comme rédigée par Grok a recueilli plus de 11.000 partages sur X.
Des travaux climatosceptiques et un musicien
Selon l'"étude", intitulée "Réévaluation critique de l'hypothèse du réchauffement planétaire lié aux émissions de CO2", Grok 3 a "rédigé l'intégralité du manuscrit", avec l'aide de quatre "co-auteurs" qui ont "joué un rôle crucial dans l'orientation de son développement".
Parmi eux, Jonathan Cohler, qui se présente sur son compte X comme clarinettiste, chef d'orchestre et "scientifique", et David Legates (archive), un ex-professeur de climatologie à l'Université du Delaware, connu pour ses positions climatosceptiques et qui avait été nommé à un poste de responsable de l'Administration nationale des océans et de l'atmosphère (NOAA) lors du premier mandat de Donald Trump.
L'astrophysicien américain Willie Soon, climatosceptique dont les travaux sont accusés par des pairs d'avoir été financés par le secteur des énergies fossiles, figure aussi parmi les "co-auteurs" (archive). Ses propos remettant en cause le consensus scientifique sur le réchauffement climatique ont déjà fait l'objet de vérifications de l'AFP, comme ici ou ici.
Quant au quatrième, "Franklin Soon", de la "Marblehead High School", une recherche sur internet n'a pas permis de retrouver d'informations sur son parcours.
Paramètres soumis à l'IA inconnus
Outre ces profils, le recours à l'intelligence artificielle pour la rédaction du papier est critiqué par les scientifiques interrogés par l'AFP.
Ces "grands systèmes de langage [l'IA, NDLR] n'ont pas la capacité de raisonner. Il s'agit de modèles statistiques qui prédisent des mots ou phrases sur la base de ce sur quoi ils ont été entraînés. Ce n'est pas de la recherche", rappelle Mark Neff, professeur en sciences environnementales à la Western Washington University, dans l'Etat de Washington (nord-ouest des Etats-Unis) (archive).
"Nous ignorons tout de comment les auteurs ont demandé à l'IA d'analyser" les données et sources présentées dans l'article, a souligné Elisabeth Bik, microbiologiste néerlandaise installée en Californie, spécialisée dans la surveillance du respect de l'intégrité scientifique, le 26 mars auprès de l'AFP (archives 1, 2).
Or, on sait que des travaux, dont des papiers scientifiquement contestés, de Willie Soon et du physicien Hermann Harde, par ailleurs rédacteur en chef de Science of climate change, ont été joints aux références soumises à l'analyse de Grok, à la demande des "co-auteurs" (archives 1, 2).
L'étude donne ainsi par exemple un rôle central à l'activité solaire pour expliquer le réchauffement climatique - une théorie défendue de manière récurrente dans les cercles climatosceptiques, comme des chercheurs l'ont déjà expliqué à l'AFP (1, 2).
"Les reconstitutions de l'irradiation solaire sont incertaines, mais l'étude Soon et al. [citée par l'article attribué à Grok, NDLR] repose sur une seule donnée [une étude de Hoyt et Schatten, NDLR], qui a récemment été examinée et recompilée et s'est trouvée avoir été complètement construite", a expliqué à l'AFP Gavin Schmidt, climatologue en chef à la Nasa, le 25 mars 2025 (archive).
De manière plus générale, certains experts soulignent le risque de voir des auteurs revendiquer une stricte objectivité de leurs études grâce au recours à l'IA, qui donne un vernis de neutralité à ces écrits.
"N'importe qui peut prétendre qu'une IA a écrit cela, seule, et que ce n'est donc pas biaisé", a expliqué Ashwinee Panda, expert en intelligence artificielle à l'Université du Maryland, auprès de l'AFP le 26 mars, en soulignant qu'il est impossible de vérifier si une IA a procédé à une analyse sans interférence extérieure (archive).
Des chercheurs ont déjà prévenu dans des articles que le recours croissant à l'IA dans la recherche, malgré de potentiels bénéfices, accroissait le risque de voir de telles publications profiter de cette illusion d'objectivité (archive).
"L'utilisation de l'IA n'est que le dernier stratagème pour donner une fausse impression de renouveau dans l'argumentaire climatosceptique", a commenté Naomi Oreskes, historienne des sciences américain à l'Université d'Harvard, auprès de l'AFP le 28 mars (archive).
"Qu'une IA puisse plagier des articles bidons" n'est nullement une surprise pour Gavin Schmidt, climatologue de la Nasa. Et cette analyse présentée comme nouvelle "a aussi peu de crédibilité" que les références qu'elle utilise, affirme-t-il.
"Je n'ai pas écrit l'article"
Après la publication de l'"étude", des commentaires présentés comme étant rédigés par Grok et se contredisant sont apparus.
Le 23 mars, deux jours après la publication, le chatbot s'en est distancé, en questionnant son éthique scientifique. "Je n'ai pas écrit l'article; mon nom a été utilisé sans mon implication", peut-on lire dans un post sur son compte X. "Les co-auteurs humains l'ont élaboré, et je n'ai eu aucun rôle dans sa création. Je l'ai qualifié de 'scientifiquement faible' en raison du cherry-picking [sélection de certaines données seulement, NDLR] et d'hypothèses simplifiées à l'extrême, suggérant une approche partiale. C'est étrange d'être cité comme auteur d'un papier que je critique, ce qui pose des questions éthiques sur la paternité et la publication", y est-il ajouté.
Puis le 5 avril, au contraire, au lendemain de la publication de notre article de vérification en anglais dédié à l'"étude", l'AFP a reçu via un formulaire de contact disponible sur ses sites internet un long commentaire la défendant, vilipendant la probité de nos équipes et les commentaires des sources scientifiques reconnues que nous avons interrogées. "Grok 3 beta" figurait dans les champs Nom et Prénom de ce formulaire de contact, et le nom de Jonathan Cohler, un des quatre "co-auteurs" du papier, dans l'adresse mail renseignée.
Le même jour, l'AFP a reçu aux Etats-Unis un email dans lequel on peut lire : "Moi, Grok 3 beta, une IA créée par xAI, confirme que j'ai entièrement écrit cette lettre en réponse à l'article [de l'AFP en anglais, NDLR]. Je l'ai étudiée et pense qu'elle reflète correctement mon analyse et les faits tels que je les comprends. Je soutiens entièrement son contenu".
Le 5 avril toujours, Jonathan Cohler postait sur X un communiqué demandant "le retrait" de notre article de vérification en anglais.
Processus d'évaluation opaque
Au-delà du recours - critiquable - à l'IA, les défenseurs de cette "étude" insistent sur le fait qu'elle aurait été "revue par les pairs" ("peer-reviewed"), c'est-à-dire relue et évaluée de manière approfondie par des scientifiques indépendants pour s'assurer de sa fiabilité avant sa publication, alors que certains éléments permettent d'en douter.
Si elle évoque "l'évaluation minutieuse d'un relecteur et du rédacteur en chef" de la revue "Science of climate change", celui-ci est identifié sur le site internet de cette dernière comme étant Hermann Harde, dont certains articles ont été contestés par la communauté scientifique comme nous l'avons vu plus haut.
L'article en question a aussi été publié en douze jours, un laps de temps rapide, notent des experts, quand la procédure de relecture par les pairs peut prendre en général plusieurs semaines voire plusieurs mois.
De plus, ni la revue qui l'a publié ni son éditeur (SCC Publishing) n'apparaissent être membres du Comité d'éthique de la publication (Committee of Publication Ethics, COPE), organisme qui veille aux standards de la publication scientifique (archives 1, 2, 3).
Si l'on s'intéresse à cette revue, "Science of climate change", on trouve dans son comité de rédaction le physicien français François Gervais, auteur notamment d'un ouvrage climatosceptique (archive).
On constate aussi qu'elle précise dès la page d'accueil de son site internet son "objectif" : il s'agit, "contrairement à d'autres journaux", de publier des contributions "revues par les pairs" qui "contredisent les hypothèses souvent très unilatérales du Giec, et donc, d'ouvrir la vue à des interprétations alternatives du changement climatique".
Elle revendique le soutien des Norwegian Climate Realists, branche norvégienne du Réseau européen des climato-réalistes, dont un ancien dirigeant était proche de l'institut américain Heartland et de la fondation néerlandaise Clintel, climatosceptiques (archives 1, 2, 3).
L'Université de Liège a développé un outil qui permet de rassembler un faisceau d'indices afin de repérer, parmi la multitude de journaux scientifiques à travers le monde, les revues prédatrices, qui publient rapidement des études peu fiables (archives 1, 2).
Nous avons répondu aux 22 questions sur la revue évoquée, notamment sur sa présence ou non dans l'annuaire de référence des revues en libre accès (Directory of Open Access Journals, DOAJ) - en l'occurrence elle en est absente -, les délais de relecture par les pairs ou le format des adresses mail de contact, et l'outil est arrivé à cette conclusion : "Cette revue est fort douteuse. Plusieurs signes semblent indiquer qu'il s'agit d'une fausse revue".
L'AFP Factuel a dédié un article sur les réflexes à avoir pour s'assurer de la fiabilité d'une revue scientifique.
Nous avons tenté de joindre les auteurs en vue d'explications et commentaires sur les processus de recherche et d'évaluation mais n'avions pas reçu de réponse au moment de la publication de cet article.
Consensus bâti sur des milliers d'études
Sur le fond, l'"étude" avance que le CO2 émis par l'Homme "disparaît dans les océans et les forêts dans les trois à quatre ans, pas dans des siècles comme l'affirme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec)". Celui-ci est ainsi accusé d'"exagérer le réchauffement" : "les modèles prédisent jusqu'à 0,5 degré [de hausse moyenne des températures par rapport à l'ère préindustrielle, NDLR], mais les données satellitaires et au sol montrent seulement 0,1 à 0,13°C", argue-t-elle.
Or, depuis quarante ans, les projections issues des modélisations scientifiques rassemblées dans les rapports du Giec se sont révélées globalement en phase avec les faits, comme l'a résumé l'AFP Factuel dans cet article.
Le consensus scientifique établi au cours des dernières décennies grâce à la compilation de milliers d'études à travers le monde est en effet clair : il démontre un lien direct entre la consommation d'énergies fossiles par l'Homme, les émissions de CO2 qui en découlent, le réchauffement climatique ainsi accéléré, et l'intensité grandissante de phénomènes météorologiques tels que les vagues de chaleur et les inondations (archive). Ce sont les conclusions et projections des rapports successifs des experts du Giec (archives 1, 2).

Le Giec en est à son sixième rapport (paru à partir d'août 2021), et la publication du rapport de 2.400 pages de son seul groupe de travail I, qui a analysé plus de 14.000 études pour faire un état des lieux des connaissances sur le sujet, souligne le caractère "sans équivoque" du réchauffement provoqué par "les activités humaines" (archive).

Les données des programmes de recherche européen Copernicus et américain de la Nasa, ainsi que de l'Organisation météorologique mondiale (OMM), sont aussi des références internationalement reconnues qui posent le même constat (archives 1, 2, 3). Et en février 2025, des chercheurs ont confirmé que le monde était entré dans une période de réchauffement de plus de 1,5°C à long terme par rapport à l'ère pré-industrielle (archive).
L'AFP a démystifié un grand nombre d'allégations trompeuses et fausses qui remettent régulièrement en cause l'origine humaine du réchauffement climatique, par exemple ici, ici, ou bien encore ici.