Non, cette analyse de laboratoire citée dans une vidéo ne prouve pas l'existence des "chemtrails"
- Publié le 09 septembre 2024 à 11:12
- Lecture : 12 min
- Par : Gaëlle GEOFFROY, Paula CABESCU, Marion DAUTRY, AFP France, AFP Roumanie, AFP Belgrade
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L'Europe a été touchée en mars 2024, puis en avril et en juin, par des nuages de poussières du Sahara (archives 1, 2, 3). Ils ont provoqué des alertes à la pollution aux particules fines dans certaines régions (archive).
Dans leur sillage, des publications surfant sur la vieille théorie conspirationniste des "chemtrails" ont dès la fin mars refait massivement surface sur les réseaux sociaux, affirmant que ce sable était chargé de métaux lourds et avait été largué intentionnellement depuis des avions, pour des raisons secrètes et malveillantes.
Certaines relayaient la photo d'un document présenté comme un compte-rendu d'analyse de ce laboratoire en affirmant qu'il aurait trouvé dans le sable tombé du ciel de grandes quantités de "nickel, du baryum, de l'aluminium et de l'arsenic, métaux qui n'existent PAS dans le désert du Sahara".
Mais comme l'avait expliqué l'AFP dans un article de vérification, même si le document photographié était authentique, rien ne prouvait que l'échantillon analysé provenait de ces nuages de sable : il ne prouvait en aucun cas que les nuages étaient des composés nocifs largués intentionnellement.
Cette analyse présente en effet d'importants problèmes méthodologiques. Quand bien même le sable analysé proviendrait bien d'un nuage venu du Sahara, il aurait pu connaître au cours de son voyage jusqu'en Europe des changements dans sa composition, ont expliqué des experts. Le laboratoire qui a mené l'analyse a de son côté souligné auprès de l'AFP qu'il avait seulement testé les matériaux transmis par un client et n'avait aucun moyen de retracer leur origine.
Cette allégation connaît malgré tout un regain de viralité à la fin de l'été 2024 à la faveur d'une vidéo de près d'un quart d'heure issue d'un site internet suisse.
"L'analyse de la 'poussière du Sahara' est disponible : Alerte terroriste !", lancent de multiples publications sur Facebook et X fin août et début septembre, une majorité citant une "analyse" qui "indique qu'à chaque soi-disant pluie de poussières du Sahara, au moins 26 éléments, dont certains hautement toxiques, nous tombent sur la tête".
Certaines renvoient au "fondateur de Kla.TV, Ivo Sasek", qui aurait selon elles émis dès le mois de mai "pour la première fois le soupçon" d'un lien entre "précipitations de poussière du Sahara" et "utilisation d'armes météorologiques brevetées depuis longtemps". D'autres relaient une vidéo où cet homme développe son argumentaire, vidéo que l'on retrouve aussi sur le compte X en français de kla.tv dans un post relayé plus d'un millier de fois au 6 septembre 2024.
Contenus trompeurs ou faux
Ivo Sasek, qui se revendique fondateur d'une série de plateformes "anti-censure" et du mouvement Organic Christ Generation (OCG), est le fondateur de kla.tv, dont on peut voir le logo sur son pupitre dans la vidéo virale. "Kla" est l'abréviation de "Klagemauer" ("Mur des Lamentations" en allemand). Il s'agit d'un site basé en Suisse et qui a déjà par le passé diffusé des contenus trompeurs ou faux, notamment sur les vaccins anti-Covid ou la théorie complotiste de l'adrénochrome, comme ont pu le montrer l'AFP à plusieurs reprises et d'autres médias reconnus (archive). Le site Conspiracy Watch, qui sensibilise aux dangers du conspirationnisme, présente une page dédiée à kla.tv et Ivo Sasek.
La page d'accueil du site internet de kla.tv contient, lui, par exemple, un lien vers une vidéo sur la "géo-ingénierie" qui permettrait les "chemtrails" (archive).
Les affirmations relayées dans la vidéo qui circule en cette rentrée 2024 reprennent les théories sur les "chemtrails". Elles ressurgissent régulièrement, en particulier lors d'événements climatiques majeurs, par exemple dernièrement lors des pluies diluviennes qui se sont abattues sur les pays du Golfe en avril 2024.
De très nombreux experts (1, 2, 3, 4 - archives 1, 2, 3, 4), y compris dans des articles de l'AFP (1, 2, 3, 4, 5), ont démontré à de multiples reprises que cette théorie des "chemtrails" était sans fondement : les traînées blanches des avions sont formées par la condensation, essentiellement de vapeur d'eau.
"Il n'y a aucun article scientifique, aucune analyse, montrant que les chemtrails existent", soulignait Elizabet Paunovic (archive), experte en santé liée à l'environnement et au travail et ex-directrice du Centre européen pour l'environnement et la santé de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS - archive), dans un autre article de vérification de l'AFP en mars 2024.
"Gardez en tête qu'il a été montré historiquement que la plupart des affirmations sur les chemtrails sont non corroborées, et pour cette raison, la plupart des scientifiques les considèrent comme des théories du complot", abondait Franco Marenco (archive), professeur associé au Centre de recherche sur le climat et l'atmosphère (CARE-C - archive) de l'Institut de Chypre, dans un mail à l'AFP le 16 avril 2024 au moment du passage des importants nuages de sable saharien sur l'Europe.
Circonstances du prélèvement inconnues
Revenant sur son "soupçon" que les nuages de sable aient davantage à voir avec des "armes météorologiques brevetées depuis longtemps" qu'avec un phénomène naturel, Ivo Sasek, qui s'exprime en allemand et dont les propos sont traduits en français par une voix off, montre d'abord à l'image le texte d'un brevet enregistré aux Etats-Unis en 2018 pour une technologie visant à lutter contre les effets des rayons du soleil en plaçant des particules dans l'atmosphère - il n'apporte toutefois pas de preuve que cette technologie ait pu trouver depuis des applications concrètes directes.
Ce brevet est bien référencé sur le site Google Patents, mais nous n'avons pas été en mesure de vérifier qu'il ait effectivement été utilisé pour le développement d'une quelconque technologie (archive).
Ivo Sasek affirme ensuite présenter "un premier rapport d'analyse qui indique qu'à chaque pluie de poussières dites du Sahara, au moins 26 éléments, dont certains très toxiques, nous tombent sur la tête. Mais pas seulement sur la tête, mais aussi sur notre agriculture, sur nos lacs, nos rivières, nos jardins, nos prairies, sur tous nos animaux, sur les populations d'insectes dans l'air, sur le sol et sous le sol", poursuit-il.
Le document produit est le même que celui devenu viral au printemps 2024 au moment du passage des nuages de sable saharien au-dessus de l'Europe.
Au printemps, l'AFP avait retrouvé la photo - de mauvaise qualité - de ces résultats d'analyse de laboratoire sur des sites internet bosniens, par exemple dans cet article du site d'information N1 datant de... 2022 - donc bien avant le passage des nuages en 2024 (archive). Difficile dans ces conditions d'affirmer, comme le fait l'auteur de la vidéo de cette rentrée 2024, que des métaux lourds retombent "à chaque pluie" de sable du Sahara.
L'analyse avait été commanditée par un groupe informel de citoyens baptisé "Cellule nationale de crise", qui a pris des positions contre les mesures anti-Covid pendant la pandémie.
Dans l'article retrouvé sur internet apparaissait une vidéo d'un avocat et homme politique local, Mirnes Ajanović, qui a par le passé relayé de fausses allégations sur les vaccins contre le Covid (archive). Or c'est aussi son nom qui apparaît en travers du document produit par Ivo Sasek. Et c'est ce même Mirnes Ajanović qui apparaît dans la vidéo de kla.tv, avec la date de 2022 en haut à gauche de l'écran.
Dans la vidéo qui circulait déjà au printemps, Mirnes Ajanović y affirmait que l'analyse consistait à comparer un échantillon de sable du Sahara tunisien à un autre prélevé dans le village bosnien de Dobošnica Donja, près de la ville de Lukavac, dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine, après une "dangereuse pluie sale" le 7 avril 2022 qui inquiétait les habitants. La vidéo avait été publiée sur la chaîne YouTube du parti de Mirnes Ajanović le 8 juin 2022 (archive).
Les deux échantillons avaient été transmis à l'Institut de génie chimique de Tuzla, non loin de Lukavac (archive). L'institut a confirmé dans un mail à l'AFP le 11 avril 2024 les avoir testés tous les deux, mais comme ils lui avaient été transmis par un tiers, il a dit ne pas avoir eu connaissance des circonstances dans lesquelles ils avaient été prélevés.
Une image de meilleure qualité des résultats que celle présente dans les publications virales est visible ci-dessous (archive). L'avant-dernière colonne ("Saharski pijesak") est celle de l'échantillon que Mirnes Ajanović disait provenir de Tunisie, tandis que la dernière concerne le prélèvement réalisé en Bosnie :
On constate que l'échantillon de Bosnie recense 26 substances, avec des quantités bien plus élevées d'aluminium, d'arsenic, de baryum, de nickel, de zinc et de fer que celui supposément prélevé dans le Sahara. L'Institut de génie chimique indique dans son rapport que l'échantillon bosnien contient plusieurs composants chimiques dans des quantités supérieures aux limites légales autorisées (archive).
Mais dans la vidéo sur YouTube retrouvée au printemps 2024, Mirnes Ajanović, souligne aussi lui-même que d'autres analyses sont nécessaires pour expliquer la composition de l'échantillon et appelle les autorités à oeuvrer en ce sens.
Problèmes de méthodologie
Dans un mail à l'AFP le 16 avril 2024, le professeur Franco Marenco, du Centre de recherche sur le climat et l'atmosphère (CARE-C) de l'Institut de Chypre, avait mis en doute la possibilité de tirer des conclusions fermes et définitives à partir de cette analyse : il a dit ne pas croire que "l'expérimentation ait été correctement documentée pour prouver quelque théorie que ce soit".
D'après les éléments disponibles sur cette analyse, "aucune information n'a été donnée sur le lieu de la collecte des échantillons, sur la méthode utilisée pour la collecte, ni la manière dont les échantillons ont été manipulés et stockés entre le moment de leur collecte et leur analyse", a-t-il souligné.
Pour conduire une telle analyse, il est important de s'assurer que la méthode de collecte utilisée est bien la même sur l'ensemble des sites où les prélèvements sont réalisées et de "vérifier que le trajet des masses d'air entre les deux sites correspond au trajet réel dans l'atmosphère", a-t-il expliqué.
De plus, pour éviter une contamination, il faudrait dans l'idéal réaliser les prélèvements à haute altitude, car "dans la couche limite" de l'atmosphère, c'es-à-dire la couche proche de la surface terrestre, le sable pourrait avoir été "mélangé" à des composés locaux, a ajouté Franco Marenco (archive).
Konrad Kandler, directeur de recherche du Groupe de recherche sur les aérosols atmosphériques à l'Institut de géosciences appliquées à Darmstadt en Allemagne, abonde : "Quel type d'extraction a été utilisé n'est pas clair", avait-il relevé dans un mail à l'AFP le 18 avril 2024, en soulignant que cela avait "un impact sur l'interprétation des résultats" (archive).
Comparer un échantillon prélevé au sol - comme par exemple celui contenant supposément du sable du Sahara - avec un échantillon porté par les vents n'a "généralement aucun sens" car la plupart des particules au sol sont trop grosses pour être transportées sur de longues distances, a expliqué Konrad Kandler.
Le sable, dont les particules sont plus grosses, n'est généralement pas transporté sur de longues distances, contrairement aux poussières, des particules plus petites, avait confirmé György Varga, scientifique au Centre hongrois d'astronomie et des sciences de la Terre, qui mène des recherches sur les tempêtes de poussières, dans un mail à l'AFP le 12 avril 2024 (archive).
Pollution documentée
En outre, Dobošnica Donja, le village dans lequel l'échantillon est censé avoir été prélevé, se trouve à 18 km de Tuzla, cité industrielle dont la réputation est celle d'une ville polluée, avait souligné Elizabet Paunovic, experte en santé liée à l'environnement et au travail et ex-directrice du Centre européen pour l'environnement et la santé de l'OMS, le 18 avril 2024 à l'AFP. De nombreux articles ont été consacrés à ce problème de pollution, comme on peut le lire ici (archive), ici (archive) ou ici (archive). La ville de Lukavac toute proche a aussi fait l'objet d'études sur ce sujet de la pollution (archive).
Or, les émissions de ces usines peuvent se déployer sur des centaines de kilomètres en fonction des conditions météorologiques, a souligné Mme Paunovic.
"Pour Tuzla, dont la pollution est importante et bien documentée depuis des décennies, penser que quelqu'un larguerait des polluants depuis des avions semble vraiment n'avoir vraiment aucun sens", a-t-elle conclu.
Par ailleurs, même pour des poussières venues du Sahara ou d'ailleurs, il ne faut pas non plus oublier qu'"elles peuvent changer de composition durant leur voyage, et, oui, elles peuvent accumuler sur le trajet de la pollution" provenant par exemple de villes, d'industries, de zones de guerre, etc..., a souligné Franco Marenco. Ce que Konrad Kandler a confirmé.
Le second échantillon ressemble typiquement à ceux prélevés dans des villes densément peuplées, note Konrad Kandler : "Les éléments d'origine anthropique [c'est-à-dire créés ou influencés par l'Homme, NDLR] sont élevés. Ils peuvent provenir de différentes sources, principalement industrielles comme la métallurgie, l'usage du charbon, la combustion de pétrole brut, des voitures, etc".