Non, un laboratoire n'a pas prouvé que les nuages de sable du Sahara sont en fait des composés nocifs largués intentionnellement

Des nuages de sable du Sahara atteignent régulièrement l'Europe, comme cela a été le cas fin mars 2024, jusqu'en Roumanie, et encore fin avril en France. Bien qu'il s'agisse d'un phénomène naturel, des internautes affirment, analyse d'un laboratoire bosnien à l'appui, que ce sable est largué intentionnellement par avion et chargé en substances nocives, reprenant ainsi la théorie complotiste des "chemtrails", selon laquelle les traînées laissées par les avions dans le ciel seraient les traces de produits chimiques. Mais la méthodologie de l'analyse citée est douteuse, ont souligné des experts, notamment parce les lieux et conditions de prélèvements des échantillons n'ont pas été vérifiés. Elle a en outre été réalisée à la demande d'un élu bosnien qui a reconnu lui-même qu'on ne pouvait pas en tirer de conclusions.  

L'Europe a été touchée fin mars 2024 par un nuage de poussières du Sahara (archive), qui a provoqué une alerte à la pollution aux particules fines dans le sud-est de la France (archive), puis par un nouveau nuage fin avril (archive).

Fin mars, des publications surfant sur la vieille théorie conspirationniste des "chemtrails" ont refait massivement surface sur les réseaux sociaux, affirmant que ce sable était chargé de métaux lourds -ce qu'aurait démontré selon elles un laboratoire- et avait été largué depuis des avions. 

On retrouve en particulier deux types de publications sur ce sujet. Certaines relaient une photo d'un document présenté comme un compte-rendu d'analyse d'un laboratoire en affirmant, comme cet utilisateur de X le 29 avril 2024, qu'"un institut d'ingénierie chimique a analysé le sable du Sahara qui pleut du ciel Ils ont trouvé du nickel, du baryum, de l’aluminium et de l’arsenic, métaux qui n'existent PAS dans le désert du Sahara en quantités dépassant les limites autorisées jusqu'à 700 fois Arsenic 44 fois". La publication a été parfois partagée plusieurs milliers de fois sur Facebook.

D'autres relaient sur Facebook une publication qui l'a elle-même été plus de 3.200 fois en quatre semaines (archive) et dont l'auteur a diffusé la photo d'une voiture couverte de sable en affirmant qu'"une analyse chimique choquante de la poussière des voitures révèle que des métaux lourds et des éléments utilisés pour modifier le temps tombent du ciel !" 

On retrouve ce même texte avec cette même photo de voiture dans des publications sur X également (archives 1, 2).

Image
Capture d'écran, réalisée le 30 avril 2024, d'une publication sur X
Image
Capture d'écran, réalisée le 30 avril 2024, d'une publication sur Facebook

Le même type de publications - mêmes textes, mêmes photos -, également très virales, circulent en roumain sur Facebook, comme iciici ou encore ici, ainsi qu'en néerlandais.  

Mais des experts contactés par l'AFP soulignent d'importants problèmes méthodologiques dans cette analyse. Ils expliquent aussi que - même si le sable analysé est vient bien du nuage venu du Sahara- il a pu connaître au cours de son voyage jusqu'en Europe des changements dans sa composition. L'institut qui a mené l'analyse a de son côté souligné auprès de l'AFP qu'ils avait seulement testé les matériaux transmis par un client et n'avait aucun moyen de retracer leur origine.

Laboratoire en Bosnie-Herzégovine

L'AFP a retrouvé la photo - de mauvaise qualité - des résultats d'analyse de laboratoire sur des sites internet bosniens, par exemple dans cet article du site d'information N1 datant de... 2022 (archive).

L'analyse avait été commanditée par un groupe informel de citoyens baptisé "Cellule nationale de crise", qui a pris des positions contre les mesures anti-Covid pendant la pandémie.

Dans cet article sur internet apparaît une vidéo d'un avocat et homme politique local, Mirnes Ajanović, qui a par le passé relayé de fausses allégations sur les vaccins contre le Covid (archive) : il y affirme que l'analyse consistait à comparer un échantillon de sable du Sahara tunisien à un autre prélevé dans le village bosnien de Dobošnica Donja, près de la ville de Lukavac, dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine, après une "dangereuse pluie sale" le 7 avril 2022 qui inquiétait les habitants. La vidéo avait été publiée sur la chaîne YouTube du parti de Mirnes Ajanović le 8 juin 2022 (archive). 

Les deux échantillons avaient été transmis à l'Institut de génie chimique de Tuzla, non loin de Lukavac (archive). L'institut a confirmé dans un mail à l'AFP le 11 avril 2024 les avoir testés tous les deux, mais comme ils lui avaient été transmis par un tiers, il a dit ne pas avoir eu connaissance des circonstances dans lesquelles ils avaient été prélevés.

Une image de meilleure qualité des résultats que celle présente dans les publications virales est visible ci-dessous (archive). L'avant-dernière colonne ("Saharski pijesak") est celle de l'échantillon que Mirnes Ajanović disait provenir de Tunisie, tandis que la dernière concerne le prélèvement réalisé en Bosnie :

Image
Capture d'écran, réalisée le 30 avril 2024, du tableau des résultats de l'analyse effectuée par l'Institut bosniaque de génie chimique en 2022. Les valeurs les plus élevées ont été entourées de rouge par nos soins

On constate que l'échantillon de Bosnie contient des quantités bien plus élevées d'aluminium, d'arsenic, de baryum, de nickel, de zinc et de fer que celui supposément prélevé dans le Sahara. L'Institut de génie chimique indique dans son rapport que l'échantillon bosnien contient plusieurs composants chimiques dans des quantités supérieures aux limites légales autorisées (archive).

Dans la vidéo sur YouTube, Mirnes Ajanović lit les résultats du laboratoire. Mais il souligne aussi lui-même que d'autres analyses sont nécessaires pour expliquer la composition de l'échantillon et appelle les autorités officielles à oeuvrer en ce sens.

Problèmes de méthodologie

Dans un mail à l'AFP le 16 avril 2024, Franco Marenco (archive), professeur associé au Centre de recherche sur le climat et l'atmosphère (CARE-C - archive) de l'Institut de Chypre, a mis en doute la possibilité de tirer des conclusions fermes et définitives à partir de cette analyse : il a dit ne pas croire que "l'expérimentation ait été correctement documentée pour prouver quelque théorie que ce soit"

D'après les éléments disponibles sur cette analyse, "aucune information n'a été donnée sur le lieu de la collecte des échantillons, sur la méthode utilisée pour la collecte, ni la manière dont les échantillons ont été manipulés et stockés entre le moment de leur collecte et leur analyse", a-t-il souligné.

Pour conduire une telle analyse, il est important de s'assurer que la méthode de collecte utilisée est bien la même sur l'ensemble des sites où les prélèvements sont réalisées et de "vérifier que le trajet des masses d'air entre les deux sites correspond au trajet réel dans l'atmosphère", a-t-il expliqué.

De plus, pour éviter une contamination, il faudrait dans l'idéal réaliser les prélèvements à haute altitude, car "dans la couche limite" de l'atmosphère, c'es-à-dire la couche proche de la surface terrestre, le sable pourrait avoir été "mélangé" à des composés locaux, a ajouté Franco Marenco (archive).

Konrad Kandler, directeur de recherche du Groupe de recherche sur les aérosols atmosphériques à l'Institut de géosciences appliquées à Darmstadt en Allemagne, abonde : "Quel type d'extraction a été utilisé n'est pas clair", a-t-il relevé dans un email à l'AFP le 18 avril 2024, en soulignant que cela avait "un impact sur l'interprétation des résultats" (archive).

Comparer un échantillon prélevé au sol - comme par exemple celui contenant supposément du sable du Sahara - avec un échantillon porté par les vents n'a "généralement aucun sens" car la plupart des particules au sol sont trop grosses pour être transportées sur de longues distances, a expliqué Konrad Kandler.

Le sable, dont les particules sont plus grosses, n'est généralement pas transporté sur de longues distances, contrairement aux poussières, des particules plus petites, a confirmé György Varga, scientifique au Centre hongrois d'astronomie et des sciences de la Terre, qui mène des recherches sur les tempêtes de poussières, dans un mail à l'AFP le 12 avril 2024 (archive).

Image
Un nuage de sable du Sahara au-dessus de la ville de Nice, dans le sud-est de la France, le 30 mars 2024 (AFP / Valery HACHE)

Sources connues de pollution

En outre, Dobošnica Donja, le village dans lequel l'échantillon est censé avoir été prélevé, se trouve à 18 km de Tuzla, cité industrielle dont la réputation est celle d'une ville polluée, a souligné Elizabet Paunovic (archive), experte en santé liée à l'environnement et au travail et ex-directrice du Centre européen pour l'environnement et la santé de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS - archive), le 18 avril 2024 à l'AFP. De nombreux articles ont été consacrés à ce problème de pollution, comme on peut le lire ici (archive), ici (archive) ou ici (archive). La ville de Lukavac toute proche a aussi fait l'objet d'études sur ce sujet de la pollution (archive).

Or, les émissions de ces usines peuvent se déployer sur des centaines de kilomètres en fonction des conditions météorologiques, a souligné Mme Paunovic. 

"Pour Tuzla, dont la pollution est importante et bien documentée depuis des décennies, penser que quelqu'un larguerait des polluants depuis des avions semble vraiment n'avoir vraiment aucun sens", a-t-elle conclu.

Image
La centrale thermique au charbon de la ville de Tuzla, dans le nord-est de la Bosnie, le 5 octobre 2021 (AFP / ELVIS BARUKCIC)

Par ailleurs, même pour des poussières venues du Sahara ou d'ailleurs, il ne faut pas non plus oublier qu'"elles peuvent changer de composition durant leur voyage, et, oui, elles peuvent accumuler sur le trajet de la pollution" provenant par exemple de villes, d'industries, de zones de guerre, etc..., a  souligné Franco Marenco, de l'Institut de Chypre. Ce que Konrad Kandler, de l'Institut de géosciences appliquées de Darmstadt, a confirmé.

Le second échantillon ressemble typiquement à ceux prélevés dans des villes densément peuplées, note Konrad Kandler : "Les éléments d'origine anthropique [c'est-à-dire créés ou influencés par l'Homme, NDLR] sont élevés. Ils peuvent provenir de différentes sources, principalement industrielles comme la métallurgie, l'usage du charbon, la combustion de pétrole brut, des voitures, etc".

Pas de preuve scientifique d'une existence des "chemtrails"

Les affirmations relayées dans les publications virales après les passages des nuages du Sahara reprennent les théories conspirationnistes sur les "chemtrails", selon lesquelles les traînées visibles après le passage des avions seraient en fait celles de produits chimiques largués intentionnellement pour des raisons secrètes malveillantes. 

Les publications en roumain concernant les résultats du laboratoire bosnien affirment ainsi que des poisons seraient largués du ciel, tandis que certaines en grec ou en français affirment que l'objectif serait de modifier le climat ou bloquer les ultraviolets.

Cette idée, fausse, que des "chemtrails" seraient utilisés pour transformer le climat a massivement circulé par ailleurs fin avril au moment des inondations à Dubaï.

Image
Le passage d'un avion crée une traînée de condensation de vapeur d'eau, à Ercé-près-Liffré, dans l'ouest de la France, le 2 octobre 2023 (AFP / Damien MEYER)

De très nombreux experts (12, 3, 4 - archives 12, 3, 4), y compris dans des articles de l'AFP (1234, 5), ont démontré à de multiples reprises que cette théorie des "chemtrails" était sans fondement. Les traînées blanches des avions sont formées par la condensation, essentiellement de vapeur d'eau.

"Il n'y a aucun article scientifique, aucune analyse, montrant que les chemtrails n'existent", a résumé Elizabet Paunovic dans un autre article de vérification de l'AFP en mars 2024.

"Gardez en tête qu'il a été montré historiquement que la plupart des affirmations sur les chemtrails sont non corroborées, et pour cette raison, la plupart des scientifiques les considèrent comme des théories du complot", a abondé Franco Marenco, de l'Institut de Chypre.

Vous souhaitez que l'AFP vérifie une information?

Nous contacter