Dubaï le 19 avril 2024 ( AFP / GIUSEPPE CACACE)

Non, "l'ensemencement de nuages" n'a pas provoqué les pluies diluviennes à Dubaï

Des pluies historiques accompagnées de très forts vents se sont abattues le 16 avril 2024 sur les pays du Golfe, comme les Emirats arabes unis, provoquant d'importantes inondations qui ont paralysé notamment  la ville de Dubaï. D'innombrables publications dans plusieurs langues affirment depuis sur les réseaux sociaux que ces précipitations record sont le résultat de l'ensemencement de nuages, une technique utilisée par les autorités locales pour tenter de faire pleuvoir dans cette région aride. Mais le Centre émirati de météorologie a démenti y a voir eu recours pendant les intempéries, qui avaient par ailleurs été largement anticipées. Les scientifiques interrogés par l'AFP excluent quant à eux que cette technique puisse provoquer des pluies d'une telle ampleur et soulignent le rôle "hautement probable" du dérèglement climatique.

Les Emirats arabes unis ont été frappés le 16 avril 2024 par des pluies diluviennes, les plus importantes jamais enregistrées dans le pays depuis le début des relevés en 1949 selon les autorités : il est tombé en une seule journée l'équivalent de près de deux ans de précipitations (archive). Oman, où 22 personnes sont mortes, et Bahreïn ont également été victimes de ces précipitations hors normes.

Aux Emirats, quatre personnes sont mortes. Dans la ville de Dubaï, des quartiers résidentiels, des centres commerciaux et d'importants axes routiers ont été inondés, et l'aéroport international, l'un des plus fréquentés au monde, a dû annuler plus de 2.000 vols. Il n'a retrouvé son activité normale que le 24 avril, soit  une semaine après les événements. 

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Carte du Moyen-Orient montrant les précipitations du mardi 16 avril 2024, qui se sont notamment abattues sur Dubaï (JONATHAN WALTER / AFP)

Dans le sillage de cette catastrophe naturelle ont éclos sur les réseaux sociaux des publications relayées des dizaines, des centaines voire des milliers de fois affirmant que ces pluies avaient été provoquées par l'ensemencement de nuages, technique utilisée par les Emirats arabes unis pour tenter de provoquer la pluie dans cette région désertique.

"Les Émirats seraient de grands manipulateurs de météo et abuseraient de technologies d'ensemencement des nuages... Mais il paraît aussi que c'était complotiste de dire cela il y quelques temps encore.. La démonstration est donc faite que l'on peut créer artificiellement des catastrophes naturelles.. Mais chut chut les puissants sont trop bienveillants à notre égard", ironisait un utilisateur de Facebook le 18 avril en diffusant une compilation d'images des pluies. 

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Capture d'écran, réalisée le 26 avril 2024, d'une publication sur Facebook

Sur TikTok, émoji effrayé à l'appui, un autre interroge : "Nuage artificiel à Dubai provoque le chaos ??". Et de relayer un extrait, partagé plus de 13.000 fois au 25 avril 2024, de l'émission du journaliste Hugo Clément "Sur le front", diffusée en avril 2022, extrait où la technique de l'ensemencement de nuages était expliquée :

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Capture d'écran, réalisée le 26 avril 2024, d'une vidéo sur Tiktok
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Capture d'écran, réalisée le 26 avril 2024, d'un reportage sur l'ensemencement de nuages à Dubaï diffusé sur France Télévisions dans l'émission "Sur le front" en avril 2022

D'autres, sur X par exemple, citent un article publié le 16 avril sur le site internet de l'agence Bloomberg dont le titre liait ces intempéries à un ensemencement de nuages.

On retrouve de telles affirmations en néerlandais sur Instagram, dans un article de NineForNews, un site qui a déjà relayé de fausses allégations comme l'a montré l'AFP ici, ici et ici, mais aussi sur des sites de médias (ici, ici et ici), là encore dans le sillage de la publication de l'article de Bloomberg.

Des publications circulent aussi en anglaisen espagnolen grec ou bien encore en coréen.

Mais bien que les Emirats arabes unis aient recours à l'ensemencement de nuages depuis 2002, les services météorologiques du pays ont démenti l'avoir utilisé au moment de ces intempéries record, dont ils avaient d'ailleurs bien anticipé l'ampleur. Des scientifiques ont en outre souligné auprès de l'AFP que cette technologie n'aurait de toute façon pas pu provoquer une catastrophe naturelle d'une telle ampleur, et que le dérèglement climatique peut bien être tenu pour responsable de cet épisode historique. 

"Stimuler la croissance des gouttes de pluie"

L'ensemencement des nuages, utilisé pour la première fois en 1946 à New York pour lutter contre la sécheresse, consiste à y introduire, par avion ou depuis le sol, des composés (sels, iodure d'argent...) qui vont agglomérer la vapeur d'eau présente dans le nuage pour former des gouttelettes d'eau gelée qui finissent par tomber au sol sous forme de pluie ou de neige (archive). Il s'agit d'une réaction physique, et non pas chimique, comme rappelé dans un article de vérification de l'AFP en anglais publié en mars 2024 alors que cette technique était accusée d'avoir provoqué des inondations en Californie.

"L'ensemencement tente d'accroître les précipitations en améliorant les processus qui les créent dans les nuages", a expliqué dans un mail à l'AFP le 23 avril 2024 Roelof Burger, professeur en géographie physique, spécialisé dans les interactions entre l'atmosphère de la Terre et les activités humaines, à la North-West University, en Afrique du Sud (archive).

On trouve dans l'atmosphère des noyaux de condensation, des particules sur lesquelles les molécules de vapeur d'eau se condensent et s'accumulent. L'ensemencement des nuages vise à augmenter ce processus en plaçant des particules plus grosses à la base des nuages, précise Roelof Burger (archive).

"Des particules de sel sont injectées dans le système nuageux, c'est du moins ce que font les Emirats, à Dubaï", a confirmé Herman Russchenberg, professeur en géo-ingénierie, à l'Université de technologie de Delft, aux Pays-Bas (archive). "Les particules de sel agissent comme des noyaux de condensation pour former de nouvelles particules dans le nuage. En faisant cela, vous stimulez la croissance des gouttes de pluie dans le nuage. Elles vont ainsi s'agglomérer avec d'autres particules dans le nuage, puis grossir à l'intérieur, et la pluie tombera", a-t-il expliqué le 19 avril 2024 à l'AFP. 

C'est ce que résume cette vidéo de l'AFP :

 

Le Groupe d'experts sur la modification de la météo de l'Organisation météorologique mondiale (OMM) a montré dans une analyse des études disponibles la possibilité que l'impact de l'ensemencement de nuages aille d'un effet nul à une hausse des précipitations de plus de 20%, tout en soulignant la complexité des systèmes nuageux et la nécessité de mener davantage d'études (archives 12).

Plusieurs pays ont à ce jour testé cette technique, dont les Etats-Unis (archive), le Mexique (archive), la Chine (archive), la Hongrie (archive), la Malaisie (Malaisie), ou bien encore la France, qui, dans le sud du pays, y a recours pour prévenir la grêle (archive).

Les Emirats arabes unis l'utilisent depuis 2002 (archive), sous l'égide du Centre national de météorologie (archive).

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Un technicien nettoie un avion avant son décollage à l'aéroport Jakkur, à Bangalore, en Inde, pour une expérimentation d'ensemencement de nuages le 21 août 2017 (AFP / MANJUNATH KIRAN)

"Les technologies sont testées depuis plus de 60 ans, et l'impact environnemental étudié depuis des décennies", souligne Roelof Burger. 

Elles sont néanmoins controversées, leurs détracteurs les accusant d'induire une pollution via l'accumulation des composants utilisés pour ensemencer les nuages. 

Dans un rapport publié en 2018, l'Organisation météorologique mondiale (OMM) relevait que les études menées depuis 40 ans n'avaient pas fait la preuve d'une éventuelle dangerosité pour l'environnement, mentionnant des "impacts extrêmement faibles", même si une étude en laboratoire a pointé un risque d'effets délétères en cas d'"accumulation" dans la nature de "quantités importantes" des composants injectés dans les nuages (archive).

Déclarations contradictoires

Au moment de la tempête aux Emirats mi-avril 2024, des déclarations contradictoires d'un météorologue émirati ont constitué un terreau fertile pour les fausses allégations autour d'une supposée responsabilité de l'ensemencement de nuages dans ces intempéries hors normes.

Dans un article (archive) du 16 avril 2024 intitulé "Dubai Grinds to Standstill as Cloud Seeding Worsens Flooding" ("Dubai paralysée alors que l'ensemencement de nuages aggrave les inondations"), Bloomberg citait Ahmed Habib, un météorologue du Centre national de météorologie (NCM, archive) des Emirats : il affirmait qu'un ensemencement de nuages avait été réalisé les lundi 15 et mardi 16 avril 2024, soit au moment de la tempête, pour profiter de la formation de nuages.

Mais le lendemain, le 17 avril, le journal Gulf News le citait affirmant le contraire, à savoir qu'"aucun ensemencement de nuages n'a(vait) été réalisé" pendant cette période (archive).

L'AFP a contacté Ahmed Habib pour un commentaire mais n'avait pas reçu de réponse au moment de la publication de notre article.

Le NCM a fait un rectificatif le 17 avril, assurant à la chaîne américaine CNBC qu'il "n'avait pas déployé de pilotes pour des opérations d'ensemencement avant ou pendant la tempête qui a frappé les Emirats arabes unis mardi" 16 avril, et précisant que "des avions avaient décollé dimanche et lundi [14 et 15 avril, NDLR] mais n'avaient procédé à aucun ensemencement" (archive).

Dans la foulée, Bloomberg a corrigé son article le 18 avril, insistant sur le fait qu'"il n'y a pas de preuve que l'ensemencement de nuages ait eu un effet significatif sur les inondations" (archive). Le média américain a aussi publié le 17 avril un éditorial d'une journaliste expliquant que c'était bien le réchauffement climatique qui était responsable de la tempête, pas l'ensemencement de nuages (archive). 

Le NCM "n'a réalisé aucune opération d'ensemencement de nuages pendant cet événement", a encore insisté le centre émirati de météorologie dans une déclaration envoyée à l'AFP le 22 avril. Il a expliqué qu'il avait envoyé des avions les jours précédents la tempête, mais seulement à des fins de recherche scientifique (archive). "La recherche implique de réaliser des mesures et des échantillons de nuages pour mieux comprendre les dynamiques et les processus microphysiques dans les nuages", a-t-il expliqué à l'AFP.

Vidéos dans les médias

Mais après les premières déclarations liant ensemencement et tempête, des médias francophones reconnus ont diffusé des reportages  relayant cette thèse, donnant ainsi du grain à moudre à des usagers des réseaux sociaux.

Une vidéo du journal Le Parisien diffusée le 17 avril soulignait le rôle du changement climatique dans la catastrophe, tout en citant "l'hypothèse" du CNM selon lequel "cette tempête serait le résultat de pluies générées artificiellement" (archive).

En Belgique, RTL Info affirmait dans une vidéo diffusée le 17 également que ces pluies diluviennes "auraient été en partie provoquées : le centre de météorologie local confirme que sept avion au moins ont décollé pour ensemencer les nuages et générer des précipitations artificielles" (archive). Une vidéo relayée encore dix jours plus tard, le 26 avril, sur le réseau X par de très nombreux comptes évoquant les supposées "révélations" de la chaîne belge qui selon eux "balance toute la vérité" sur ces inondations "provoquées artificiellement", comme ici, ici ou encore ici. On retrouve exactement les mêmes sur Telegram. Des publications partagées chacune plusieurs centaines voire plusieurs milliers de fois.

Les météorologues avaient anticipé la tempête

Pourtant, si l'on se penche sur les prévisions météo diffusées avant la tempête, elles attestent que celle-ci était un phénomène météorologique bel et bien anticipé. 

"Après les inondations inédites du 12 février dernier (37 mm), le nord des Emirats Arabes Unis devrait subir à nouveau des pluies orageuses exceptionnelles ce mardi 16 avril, mais de plus grande ampleur", écrivait le site MeteoNews le 14 avril 2024, soit deux jours avant les pluies (archive).

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Des véhicules roulent sur une route inondée pendant les pluies torrentielles qui se sont abattues sur l'émirat de Dubaï le 16 avril 2024 (AFP / GIUSEPPE CACACE)

Ces pluies étaient a priori bienvenues après de fortes chaleurs les jours précédents, rapportait le journal Khaleej Times le 13 avril, qui évoquait toutefois aussi les alertes jaune et orange émises par le NCM avant de fortes précipitations attendues le 14 et des orages de grêle les 15 et 16 dans certaines région des Emirats (archive). Le Gulf News recommandait la prudence aux automobilistes (archive).

Avant la tempête, le Centre de météorologie avait averti le 14 avril d'un "risque de grêle sur certaines régions, pouvant provoquer des inondations et des vents forts réduisant la visibilité" (archive). Il avait aussi diffusé sur les réseaux sociaux le 15 avril des alertes (archive) et recommandé des mesures de sécurité (archive).

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Capture d'écran, réalisée le 26 avril 2024, d'un bulletin du Centre émirati de météorologie publié sur X le 14 avril, deux jours avant la tempête

Deux jours plus tard, dans une vidéo diffusée sur X le 16 avril à midi, le CNM appelait les habitants à "prendre toutes les précautions (...) et rester éloignés des zones d'inondations et d'accumulation des précipitations" (archive). 

De son côté, l'autorité de gestion des situations de crise (National Emergency Crisis and Disaster management authority, archive) les exhortait le 15 avril à "respecter les instructions et recommandations des autorités officielles pour protéger leurs vies et leurs biens" (archive), avant d'émettre le 16 une série de consignes de sécurité (archive).

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Capture d'écran, réalisée le 26 avril 2024, d'un tweet du 16 avril 2024 de l'autorité émiratie de gestion des situations de crise

Cette tempête était donc largement anticipée. Sa violence est aussi très probablement, selon les scientifiques interrogés par l'AFP, une manifestation du réchauffement climatique en cours.

Réchauffement climatique

Pour la climatologue Friederike Otto, maître de conférences en sciences du climat au Grantham Institute de l'Imperial College de Londres (archive), se focaliser sur l'ensemencement de nuages pour expliquer les pluies torrentielles du 16 avril est "trompeur" "les plus fortes pluies à Dubaï en 75 ans ne sont pas arrivées à cause de [cette technologie, NDLR]", qui n'a pas été déployée car la tempête "était déjà forte", relève-t-elle.

"Quand on parle de fortes précipitations, on doit mentionner le changement climatique", car il est "hautement probable" qu'il ait aggravé la tempête, a-t-elle souligné auprès de l'AFP le 17 avril (archives 12). 

"Les terrains désertiques ont besoin de plus de temps que les autres pour que l'eau s'y infiltre. La quantité de pluie tombée était trop importante pour être absorbée", a de son côté fait valoir Maryam Al Shehhi, du Centre national de météorologie (archive).

Avec le réchauffement climatique provoqué par les activités humaines, les scientifiques s'accordent à dire que les événements climatiques extrêmes vont être de plus en plus fréquents.

L'ampleur de la tempête sur les pays du Golfe est cohérente avec ce scénario, a expliqué à l'AFP Karim Elgendy, directeur associé du cabinet de consultants en ingénierie Buro Happold, le 19 avril 2024 (archive 1, 2).

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Une rue inondée à Dubaï le 19 avril 2024, trois jours après les précipitations record du 16 avril (AFP / GIUSEPPE CACACE)

Tout en soulignant les limites des modèles scientifiques et la forte variabilité des événements climatiques actuels, une étude (archive) du réseau international de 21 scientifiques reconnus World Weather Attribution (archive) publiée le 25 avril 2024 a montré que les précipitations du 16 avril avaient été 10 à 40% plus intenses que ce qu'elles auraient été lors d'une année marquée par le phénomène El Nino - comme c'est le cas actuellement - dans un climat 1,2 degré moins chaud, c'est-à-dire non affecté par les activités humaines.

Pas de petit avion dans cet immense système dépressionnaire

"Nous savons avec certitude que l'ensemencement de nuages n'a pas causé ces [conditions météorologiques extrêmes, NDLR]", abonde Roelof Burger, de la North-West University, en Afrique du Sud, car les observations météorologiques montrent qu'il s'agissait d'"un très grand système de précipitations, une très grande zone de basses pressions avec des extrêmes pas seulement à Dubaï mais aussi à Oman et en Iran ainsi qu'en Arabie saoudite, donc sur des régions bien plus vastes. Il est très improbable que cela ait pu être causé par l'ensemencement de nuages en tant que tel avec un petit avion".

Il n'y avait d'ailleurs selon lui aucun besoin de recourir à cette technologie vu l'ampleur du système dépressionnaire et des pluies attendues. Et dans ce contexte, "même s'ils avaient ensemencé, je doute que cela ait pu avoir un quelconque effet", a-t-il conclu.

"Il est improbable qu'ils auraient envoyé un petit avion dans un tel système dépressionnaire. C'est bien trop dangereux. Je ne pense pas que l'ensemencement de nuages ait joué rôle là-dedans", a confirmé Herman Russchenberg, de l'Université de technologie de Delft, aux Pays-Bas.

Le NCM a fait le même constat auprès de l'AFP le 22 avril : "Un des principes de base de l'ensemencement de nuages est que vous devez cibler les nuages avant qu'il ne pleuve; si vous êtes dans un contexte de tempête sévère, alors il est trop tard pour conduire quelque opération que ce soit". Il a aussi souligné la nécessité de veiller à la sécurité des pilotes, assurant ne pas mener ces opérations pendant les épisodes météo extrêmes. 

Cet épisode a par ailleurs relancé les théories conspirationnistes sur les "chemtrails", théories selon lesquelles les traînées laissées par les avions dans le ciel seraient les traces de produits chimiques répandus délibérément pour des raisons secrètes. Mais de très nombreux experts (12 - archives 1, 2), ont démontré que ces affirmations étaient fausses, explications aussi relayées par l'AFP dans plusieurs articles de vérification (12, 34). 

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