
Non, l'armée française n'a pas "refusé" d'envoyer des soldats en Ukraine
- Publié le 10 septembre 2025 à 18:28
- Lecture : 7 min
- Par : Pierre MOUTOT, AFP France
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"On vient d'apprendre que l'armée française a refusé un ordre direct d'Emmanuel Macron en cette matinée : celui d'envoyer des soldats français en Ukraine combattre contre la Russie", peut-on entendre dans l'audio, vraisemblablement généré par intelligence artificielle, d'une vidéo partagée sur TikTok le 5 septembre (lien archivé).
On peut y voir des images recadrées du journal télévisé de France 24 et d'une de ses présentatrices, Stéphanie Antoine (lien archivé), suivies d'images diverses en rapport avec le conflit en Ukraine, tandis que la voix off poursuit : "Cette décision historique traduit la fracture grandissante entre le pouvoir politique et l'institution militaire, (...) les États-majors ayant refusé d'éviter une escalade pouvant entraîner l'Europe et la France dans une guerre totale".

Mais cette affirmation, partagée des milliers de fois sur TikTok (1, 2, 3, 4, 5, 6,) mais aussi Facebook (1, 2, 3, 4, 5), YouTube, (1, 2) X (1, 2, 3, 4, 5) dans plusieurs vidéos reprenant quasiment mot pour mot le même message, est infondée : il n'y a pas eu d'ordre d'envoyer des soldats français combattre en Ukraine contre la Russie et ni le général Pierre Schill, chef d'État-major de l'armée de terre ciblé par les vidéos, ni aucun autre responsable de l'armée, n'a exprimé de refus face à un ordre lié à l'Ukraine.
Une myriade de comptes
Les vidéos reprenant cette infox ont été publiées entre le 4 et le 9 septembre, soit directement dans la foulée de la réunion d'une "Coalition des volontaires" (lien archivé) co-présidée par le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre britannique Keir Starmer, durant laquelle les deux pays se sont "formellement engagés" à mobiliser une force militaire afin de garantir une "réassurance" de l'Ukraine face à la Russie, dans la foulée d'un hypothétique arrêt des combats.
En mars dernier, le président Emmanuel Macron avait déjà évoqué sa volonté d'envoyer "quelques milliers d'hommes" des troupes françaises, aux côtés du Royaume-Uni et des États baltes, non pas pour combattre, mais pour dissuader toute nouvelle attaque russe sur le territoire ukrainien (lien archivé).
Les différentes vidéos, dont le script revient d'une version à l'autre, portent en substance les mêmes affirmations : "l'armée française", "l'État-major", "l'armée de terre" ou le chef d'État-major de l'armée de terre, le général Pierre Schill, cité nommément, auraient "désobéi à un ordre direct d'Emmanuel Macron" en refusant d'"envoyer des soldats français combattre la Russie aux côtés des Ukrainiens" en conséquence de quoi un "coup d'État" ou une "crise institutionnelle" seraient imminents (lien archivé).

Mais aucun représentant des forces armées françaises n'a fait de telles déclarations. Contacté, le ministère des Armées a pointé "une fausse rumeur", ajoutant que la propagation de l'infox rentrait vraisemblablement dans le cadre "de la guerre hybride menée contre la France par nos adversaires et compétiteurs, dans l’objectif de générer des vues et des réactions, ce qui est favorisé par les algorithmes".
Dans la foulée, le ministère des Armées a également publié un démenti sur son compte X ce jeudi (lien archivé).

L'AFP n'a pu retrouver trace non plus des "sources concordantes", "sources militaires", ou "hauts-gradés" cités par les publications, et qui seraient à l'origine de l'affirmation selon laquelle l'armée aurait refusé un "ordre direct". Aucune de ces publications ne donne d'ailleurs d'éléments supplémentaires sur les circonstances de l'événement.
Et contrairement à ce que laissent entendre les publications en question, aucun "ordre" d'Emmanuel Macron n'implique à ce jour que des militaires français soient engagés aux côtés de l'Ukraine contre la Russie dans le conflit en cours.
Le déploiement de troupes par les pays européens n'est envisagé que dans le cadre d'un hypothétique accord de paix ou d'un cessez-le-feu entre l'Ukraine et la Russie. "Ces forces-là n'ont pas vocation à tenir une ligne de front ni à être engagées sur un conflit chaud, mais à signer une solidarité d'un point de vue stratégique", précisait encore Emmanuel Macron le 17 août (lien archivé).
Le soutien des pays européens et des Etats-Unis à l'Ukraine est régulièrement l'objet de campagnes de désinformation de la part d'acteurs en ligne pro-russes. Ce n'est ainsi pas la première fois que l'AFP vérifie des rumeurs prétendant que des soldats ou des citoyens français pourraient être directement ou indirectement déployés en Ukraine : des articles à retrouver ici et ici.
Une campagne de désinformation "au rabais" mais réactive
Derrière cette propagation de vidéos portant un même récit par de nombreux utilisateurs différents, on retrouve une quantité de comptes partageant à intervalles réguliers des messages pro-russes. Ces comptes et les contenus qu'ils publient ont souvent des apparences de médias en ligne ou traditionnels, avec des intitulés tels que "Actualités 24", "Media News 24h", "actualités.mondiale", "Infoactu"... et des logos imitant ceux de médias en ligne plus connus.

Plusieurs de ces vidéos (liens archivés, 1, 2) utilisent également des images d'authentiques journaux télévisés français et de présentateurs connus du public, avec des habillages audio générés via intelligence artificielle répétant l'information trompeuse, afin de leurrer le spectateur.
"Les acteurs de l'influence russe en ligne forment une sorte de constellation, unie par les objectifs et les finalités, mais dont les modes d'action sont différents", rappelle Christine Dugoin-Clément, chercheuse à la chaire "Risques" de l'IAE Paris-Sorbonne et à l'Observatoire de l’Intelligence Artificielle de l'université Panthéon-Sorbonne (lien archivé). "Dans ce cas précis, on est pas dans de l'opération précise, léchée, mais dans un mode d'opération 'cheap' qui s'apparente à du travail à la chaîne, ce qui permet à ces comptes, souvent basés hors de France, de dégainer très rapidement après une actualité", analyse-t-elle.
Ces vidéos partagent des mêmes éléments de langage : les termes d'"urgence nationale", de "refuser un ordre direct", de "crise constitutionnelle sans précédent" reviennent ainsi dans quasiment chacune. De même que des expressions comme "la France tremble", "rumeurs de coups d'Etat" et l'affirmation selon laquelle l'armée française aurait fait savoir que "sa vocation est de défendre le territoire national, rien de plus".

La publication de cette masse de vidéo à haute fréquence, dont beaucoup ne restent que très brièvement en ligne, aurait pour but de "générer de l'incertitude pour créer dans le champ des perceptions un doute plausible sur le bon fonctionnement des institutions", estime un porte-parole du ministère des Armées.
"Sur la question des opérateurs sur le réseau TikTok, c'est plutôt du low-cost à dessein" explique quant à elle Christine Dugoin-Clément : "Le temps moyen passé dessus est extrêmement court, une poignée de secondes sur un petit écran, et elles ciblent des populations qui sont habituées à ce genre de format au rabais, qui peut donner l'idée d'un mouvement social émergent et qui a l'avantage de permettre une grande réactivité".
Les entreprises de désinformation portées par des acteurs prorusses pour tenter d'influencer l'opinion publique de pays occidentaux sont fréquentes. Les campagnes appelées Doppelgänger, Matriochka ou encore CopyCop figurent parmi les exemples les plus retentissants : leurs auteurs ont eu largement recours à des profils inauthentiques, des bots, pour publier des contenus générés par IA, visant notamment à saper le soutien occidental à l'Ukraine.
Tous les articles de vérifications de l'AFP sur le conflit en Ukraine sont à retrouver ici.