Réseaux sociaux : deux ans plus tard, l'opération prorusse Doppelgänger prospère toujours

Depuis le début de la guerre en Ukraine, des dizaines de sites pirates ont reproduit l'identité graphique de nombreux médias européens afin de diffuser des articles aux narratifs pro-russes et anti-occidentaux. Baptisée Doppelgänger, cette opération d'influence révélée en septembre 2022 persiste et se diversifie, arrivant même sur Bluesky, réseau social prisé par les déçus de X. À travers des contenus sponsorisés, l'une des principales sources de revenus des plateformes, cette campagne a aussi permis à Meta de gagner des centaines de milliers de dollars selon des chercheurs.

Un "doppelgänger" (sosie, en allemand)  représente le double maléfique d'une personne dans les contes et légendes. C'est également le nom donné par EU DisinfoLab, une organisation spécialisée dans la lutte contre la désinformation, à une vaste opération d'influence menée depuis la Russie et mise au jour en 2022 (lien archivé ici).

Dénoncée par des chercheurs et des autorités de plusieurs pays occidentaux, la campagne d'influence continue de se déployer sur les réseaux sociaux : X, Facebook et désormais Bluesky, et y compris sous forme de publicités, qui ont rapporté plusieurs centaines de milliers de dollars à Meta, selon des chercheurs.

Certains publications mettent en scène des caricatures moquant des hommes politiques français, d'autres des messages hostiles aux aides européennes à l'Ukraine : en 2024, des dizaines de milliers d'internautes en France, en Allemagne, en Pologne ou en Italie ont pu tomber sur des messages similaires sur Facebook.

Selon un rapport des organisations spécialisées dans l'analyse des manipulations en ligne Check First, Reset Tech et AI Forensics publié mi-janvier, tous ces posts font partie de l'opération Doppelgänger, qui avait d'abord consisté à imiter des médias occidentaux pour relayer des messages et des infox anti-Ukraine et anti-Occident (lien archivé ici).

Plus de deux ans après sa détection, l'opération continue de prospérer et s'est étendue sur divers réseaux sociaux. 

Une partie de ces publications ont pour particularité d'être des "contenus sponsorisés": des annonceurs ont payé Meta pour les faire apparaître auprès d'utilisateurs spécifiques.

Ce ciblage publicitaire, à la base du modèle économique des réseaux sociaux, a ainsi permis à Meta de récolter, entre août 2023 et novembre 2024, plus de 338.000 dollars grâce à au moins 8.000 contenus sponsorisés, d'après le rapport de Check First, Reset Tech et AI Forensics.

Et le nombre de contenus concernés est très probablement bien plus élevé, les chercheurs s'étant concentrés sur un échantillon de publications obtenu via une fuite de données sur les activités de la SDA et révélées par des médias estonien et allemand.

Des publicités malgré des sanctions 

Deux entreprises russes avaient été identifiées dès 2022 comme étant à l'origine de contenus liés à Doppelgänger. Malgré des sanctions prises par l'UE en juillet 2023 et par les Etats-Unis et le Royaume-Uni en octobre 2024, l'une d'entre elles, Social Design Agency (SDA), a continué de publier sur Facebook, montrent les données analysées.

"Meta a approuvé et profité des campagnes de désinformation [de la SDA, NDLR], sapant les processus démocratiques et violant potentiellement les règles internationales", dénonce Guillaume Kuster, à la tête de Check First, qui avait déjà détecté en 2024 des publicités prorusses sur Facebook.

Par exemple, du 3 au 5 avril 2024, un message sponsorisé provenant du compte d'une certaine "Daniela Mazharova" a été diffusé auprès plus de 11.000 utilisateurs identifiés comme étant basés en France (lien archivé ici).

Le message indique notamment : "Nous avons consacré beaucoup de ressources au conflit avec la Russie. Pour quel résultat ? Ce n'est pas la Russie qui est devenu plus faible, mais la France", et "bien sûr, il aurait été plus rentable pour nous de commercer avec la Russie également, mais Manu [surnom d'Emmanuel Macron, NDLR] étaittrop pressé de favoriser les Américains. Résultat : la Russie est devenue le leader de tous ceux qui ne sont pas d'accord avec l'Occident".

La publicité est illustrée par un dessin humoristique créé par la SDA selon les données provenant de la fuite analysées par les chercheurs. On peut y voir un manifestant brandissant une pancarte sur laquelle on peut lire "Russie en avant!!!", qui semble interpeler un politicien français en plein discours pro-Ukraine.

D'après les données disponibles dans la bibliothèque de contenus publicitaires de Meta, qui permet d'avoir des détails sur les contenus sponsorisés diffusés sur Facebook notamment, cette publication visait principalement les habitants de Paris entre 34 et 38 ans. 

Image
Capture d'écran prise sur la bibliothèque publicitaire de Meta, le 27/01/2025

Entre le 17 et 19 avril 2024, Meta a approuvé une autre publicité qui assure : "Si, même en Ukraine, personne ne veut soutenir le leader actuel, pourquoi le faisons-nous ? Surtout que soutenir un chef autoproclamé n'est pas une bonne chose. Ou allons-nous à nouveau ignorer nos valeurs, parce que Washington et Bruxelles nous ont dit de le faire ?".

En effectuant une recherche par mot clé sur la bibliothèque publicitaire de Meta, on découvre que deux autres publications, avec la même photo et le même texte, ont été publiées et sponsorisées. 

Image
Capture d'écran prise sur la bibliothèque publicitaire de Meta, le 27/01/2025

Ces trois contenus ont ciblé un public français âgé de plus de 30 ans, situé à Marseille et à Paris. Au total, 29.445 personnes ont vu ce contenu sponsorisé au moins une fois.

Sans la nommer directement, Meta avait reconnu dès septembre 2022 l'existence de Doppelgänger, évoquant une "campagne d'influence coordonnée" liée à la Russie sur Facebook (lien archivé ici). 

Contactée par l'AFP à propos des nouvelles données publiées par Check First mi-janvier, Meta s'est contentée de renvoyer vers ses précédents rapports mentionnant des menaces numériques liées à la Russie, dont un publié en août 2024 reconnaissant la présence de publicités liées à Doppelgänger (lien archivé ici). 

Meta a aussi fait valoir qu'elle avait été "la première entreprise de tech à mettre au jour la campagne", assurant "depuis enquêter (...) et bloquer des dizaines de milliers de contenus en lien avec ce réseau".

Doppelgänger avait aussi été dénoncée par les autorités françaises, allemandes et britanniques ces deux dernières années (lien archivé ici).

Arrivée sur Bluesky 

Ces opérations ne se sont néanmoins pas arrêtées : depuis ses débuts, la campagne s'est diversifiée sur de nombreuses plateformes, avec toujours le même objectif : "elle est présente sur X, Facebook, YouTube, Telegram, Reddit, Pinterest et d'autres", relève Joseph Bodnar, chercheur à l'ISD (Institute for Strategic Dialogue), auprès de l'AFP.

Début 2025, des publications présentant toutes les caractéristiques de Doppelgänger ont pour la première fois été observées par des spécialistes sur Bluesky. Des comptes actifs ont été découverts en anglais (12345) français (123456), polonais (123, 4, 5), et allemand (1, 2, 3).

Une tendance qui s'inscrit logiquement dans le déploiement des campagnes prorusses en ligne, estime Christine Dugoin-Clément, chercheuse à l'IAE (Institut d'Administration des Entreprises) Paris-Sorbonne, à l'AFP : "ça fait trois ans maintenant, qu'on a une pluralité de réseaux, c'est-à-dire qu'on ne se contente plus des majoritaires, on va s'adapter et on va aller sur différents réseaux" (lien archivé ici).

Les messages sont généralement repris par une myriade de comptes qui présentent des caractéristiques similaires : photos de profils inexistantes ou clairement générées par intelligence artificielle (IA), biographies identiques tenant en un voire quelques mots, dizaines de réponses à des messages produites en quelques jours… De tels profils présentent, selon les chercheurs, toutes les caractéristiques de comptes inauthentiques dont l'activité est automatisée, appelés "bots".

Image
Captures d'écran de comptes identifiés comme relayant du contenu typique de Doppelgänger, prises par l'AFP le 27/01/2025

Dans un rapport publié le 27 janvier, l'ONG Alliance 4 Europe souligne par exemple que puisque "plus de 100 comptes ont été activés le même jour et créés dans un court laps de temps (le 12 janvier), il est probable que les comptes sont créés automatiquement ou en masse, potentiellement à l'aide d'outils spécifiques" (lien archivé ici). 

Le fond des messages suit toujours la même logique : décrédibiliser l'Ukraine ou le soutien occidental à ce pays. "Les démocrates américains ont allumé la mèche en Ukraine, et maintenant, ce sont les pays de l'UE qui doivent payer la facture!", assure par exemple un certain "Jake Fitzgerald" sur Bluesky.

"Il est temps de reconnaître la réalité géopolitique : la Russie n'a pas l'intention de conquérir l'Europe. Les experts en histoire et en géopolitique sont unanimes à ce sujet", commente également "Kairlyn Farrar" sous la publication d'un célèbre vidéaste et youtubeur français. 

En effet, les profils répondent en général à des comptes influents pour gagner en visibilité, selon Valentin Chatelet, du laboratoire d'analyse numérique de l'Atlantic Council, qui note un "certain niveau de sophistication dans la conduite de l'opération".

Image
Captures d'écran de publications de comptes identifiés par des chercheurs comme faisant partie de Doppelgänger sur Bluesky, prises le 27/01/2025

La campagne "s'adapte à l'actualité" et "se concentre sur des problèmes réels et tente de les extrapoler pour les aggraver", détaille Joseph Bodnar.

Mais jusqu'ici, les contenus Doppelgänger, toutes plateformes confondues, n'ont pas bénéficié d'une forte audience. Une partie du "succès" de la campagne provient paradoxalement de "la couverture médiatique qui la dénonce, des rapports des plateformes et des chercheurs qui révèlent leur objectif flagrant de propagande prorusse", note Guillaume Kuster, à la tête de Check First (lien archivé ici). 

Sur Bluesky, la plupart des comptes créés mi-janvier avaient, une dizaine de jours après leur création, déjà été supprimés, a pu constater l’AFP. D'autres ont néanmoins entre temps apparu.

Un processus commun pour des opérations d'influence visant à inonder l'espace public avec des messages, comme le relatait déjà l'AFP au sujet de l'arrivée de la campagne d'influence prorusse Matriochka sur Bluesky il y a quelques semaines. 

Comme détaillé dans ce même article de l'AFP, le nombre d'utilisateurs de Bluesky a plus que doublé en moins de six mois, passant de 12 millions en octobre à près de 28 millions en janvier 2025. 

"Un signe majeur de son succès est l'expansion des opérations d'influence russes sur la plateforme", souligne dans son rapport Alliance 4 Europe, ajoutant par ailleurs que l'entreprise semble pour l'instant "avoir relativement bien réagi à la menace, en supprimant environ 70 % des comptes dans les trois jours suivant leur activation dans notre petit ensemble de données".

L'enjeu est en effet pour les chercheurs la réponse des plateformes à ce genre de campagnes, et celle de Bluesky sera particulièrement scrutée, du fait de la "jeunesse" du réseau. "À mesure que ces acteurs menaçants se développent sur les plateformes et font évoluer leurs tactiques, les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux doivent se coordonner, et les chercheurs doivent mettre à jour leurs méthodes de détection", préconise Joseph Bodnar.

Au-delà des réseaux sociaux, la propagande prorusse s'est déployée depuis le début de la guerre en Ukraine sur divers supports et via diverses opérations.

L'opération Doppelgänger n'est pas sans rappeler les campagnes nommées Matriochka, qui consiste à faire perdre du temps à des médias en les interpellant, ou encore CopyCop, qui utilise de l'IA pour alimenter de faux sites. En parallèle, un réseau de sites qui assurent une caisse de résonance à des contenus anti-Ukraine, nommé "Portal Combat" (ou RRN) par l'agence française de surveillance des menaces d'ingérence numérique Viginum, a aussi été mis au jour début 2024 (lien archivé ici).

Outre ces réseaux identifiés, des films et jeux vidéo anti-Ukraine ont aussi vu le jour, comme relaté dans cet article publié sur The Conversation (lien archivé ici).

Ajoute lien et lien archivé du rapport d'Alliance 4 Europe, auquel l'AFP avait eu accès avant sa publication le 27 janvier Déplace au quatrième paragraphe le lien du rapport de Check First, Reset Tech et AI Forensics, qui figurait précédemment au sixième paragraphe Corrige coquille dans la mention de l'ISD "Institute for Strategic Dialogue" et non "Institut" mentionné précédemment
28 janvier 2025 Ajoute lien et lien archivé du rapport d'Alliance 4 Europe, auquel l'AFP avait eu accès avant sa publication le 27 janvier Déplace au quatrième paragraphe le lien du rapport de Check First, Reset Tech et AI Forensics, qui figurait précédemment au sixième paragraphe Corrige coquille dans la mention de l'ISD "Institute for Strategic Dialogue" et non "Institut" mentionné précédemment

Vous souhaitez que l'AFP vérifie une information?

Nous contacter