Non, BFMTV n'a pas annoncé la mise en cause de Zelensky dans un scandale de corruption
- Publié le 21 novembre 2025 à 16:40
- Lecture : 6 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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L'Ukraine a été secouée début novembre 2025, par un scandale de corruption dans le secteur de l'énergie, ayant entraîné la démission de deux ministres et conduit le président Volodymyr Zelensky à décider des sanctions contre l'un de ses proches. Dans ce contexte, une prétendue vidéo de BFMTV circule sur les réseaux sociaux, affirmant que la police fédérale américaine (FBI) avait annoncé que le Bureau anticorruption ukrainien (NABU) disposait de preuves audio prouvant l'implication de Volodymyr Zelensky dans un "scandale de corruption". Mais cette vidéo n'a pas été réalisée par BFMTV : elle usurpe l'identité du média français, un procédé de désinformation pro-russe récurrent depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022. Ni le FBI ni le NABU n'ont fait d'annonce quant à des preuves directes de l'implication du président ukrainien dans un scandale de corruption.
"Le Bureau national anticorruption d'Ukraine [NABU] dispose de 20 heures de preuves audio mentionnant directement Volodymyr Zelensky comme étant impliqué dans un scandale de corruption, rapporte le FBI", soutient l'accroche de la prétendue vidéo de BFMTV, relayée sur X (1, 2) et Facebook (3, 4) depuis le 19 novembre 2025 par de nombreux internautes, dont un compte spécialisé dans le relais de propagande pro-russe.
Au cours de cette séquence d'une cinquantaine de secondes composée d'images d'illustration, un texte en anglais affirme : "La transcription des conversations [en question] révèle que le président Zelensky était directement impliqué dans le crime. La directrice éditoriale de BFMTV, Camille Langlade, commente : 'C'est un coup de maître de la part du NABU. Ils posent littéralement les bases qui forceront Volodymyr Zelensky à se discréditer encore davantage dans ses tentatives de se justifier. Ces enregistrements seront publiés progressivement afin d'enterrer lentement et méthodiquement le président Zelensky'".
"Le 10 novembre 2025, le NABU a publié des enregistrements audio liés à la corruption dans l'industrie énergétique ukrainienne", conclut la dernière phrase de cette vidéo prétendument réalisée par la journaliste Adélaïde Boutrion, en référence à un vaste scandale de corruption dans ce secteur ayant entraîné, dans la foulée, la démission des ministres ukrainiens de l'Energie et de la Justice à la demande du président Zelensky.
Mais cette séquence - qui circule également dans des publications en russe (ici et là), en anglais (ici et là) et en espagnol - usurpe l'identité de BFMTV et de deux de ses journalistes, selon un procédé de désinformation récurrent d'acteurs pro-russes depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, et détaillé par l'AFP à plusieurs reprises ces dernières années.
Jointe par l'AFP le 20 novembre 2025, Camille Langlade, directrice éditoriale de BFMTV, a démenti "avec la plus grande fermeté" la citation qui lui est faussement attribuée, indiquant n'avoir "jamais prononcé ces mots".
Adélaïde Boutiron - dont le nom est mal orthographié en "Boutrion" dans la séquence virale - a également indiqué à l'AFP le même jour ne pas être à l'origine de cette vidéo - après avoir déjà fait l'objet d'une usurpation similaire en mai 2025, comme elle l'avait expliqué à l'AFP dans un article de vérification sur une infox autour d'une prétendue tentative d'influence d'Emmanuel Macron sur les élections roumaines.
La chaîne BFMTV a dénoncé auprès de l'AFP, le 20 novembre 2025, "une fake news". "Nous ne produisons pas de vidéo avec du texte en anglais", a précisé la chaîne, tout en indiquant faire "les démarches nécessaires pour une action judiciaire" contre ce contenu, après avoir déjà fait de même contre une "précédente campagne de désinformation pro-russe" usurpant son nom en octobre 2025, notamment repérée par l'AFP.
Un vaste système de corruption dans le secteur énergétique
Joint par l'AFP le 20 novembre 2025, le FBI n'a pas souhaité commenter. De son côté, le Bureau anticorruption ukrainien (NABU) a indiqué à la même date ne pas pouvoir commenter ces allégations et renvoyé à son communiqué du 11 novembre 2025, qui détaillait les résultats de son enquête sur un vaste système de corruption dans le secteur énergétique (lien archivé ici).
Le scandale a éclaté le 10 novembre, lorsque le NABU a annoncé avoir mené une série de 70 perquisitions pour mettre au jour un "système criminel" à l'origine du détournement de 100 millions de dollars (environ 86 millions d'euros) dans le secteur énergétique (lien archivé ici).
Nommée "Midas", du nom du roi de la mythologie grecque qui changeait tout ce qu'il touchait en or, cette opération avait mené, à cette date, à l'arrestation de cinq personnes, dont un ancien conseiller du ministère de l'Energie et un responsable de l'opérateur nucléaire public Energoatom.
Dans ce cadre, le NABU a notamment publié des extraits des "1.000 heures d'enregistrements audio" liés à cette enquête - qui expliquent l'évocation, dans la fausse vidéo BFMTV, de prétendus fichiers audio incriminant Volodymyr Zelensky (lien archivé ici).
Selon le NABU, ce système de corruption obligeait les sous-traitants d'Energoatom à verser "systématiquement" 10 à 15% de la valeur de leurs contrats en tant que pots-de-vin pour éviter tout blocage des paiements qui leurs étaient versés ou pour ne pas perdre leur statut de fournisseur.
Les responsables présumés de ce système avaient aussi créé une chaîne décisionnaire parallèle au sein de cette entreprise stratégique, en imposant des "gestionnaires de l'ombre".
L'argent était ensuite blanchi par le biais d'un réseau de sociétés, pour la plupart, situées à l'étranger.
La révélation du nom de l'auteur de ce vaste système de corruption a provoqué la stupeur : Timour Minditch, 46 ans, un homme d'affaires considéré comme un proche ami du président ukrainien.
Cet homme, qui a quitté l'Ukraine peu avant le scandale, est copropriétaire de la société de production Kvartal 95, fondée par Volodymyr Zelensky lorsque ce dernier était un comédien vedette, avant de se lancer en politique et devenir président en 2019.
Selon le NABU, Timour Minditch "contrôlait" le blanchiment d'argent détourné et sa répartition.
Relations tendues entre la présidence ukrainienne et le NABU
L'entourage du président ukrainien a affirmé à l'AFP que le chef de l'Etat a été pris au dépourvu par ces accusations, et qu'il soutenait "pleinement" l'enquête.
Face à la montée des critiques, le président ukrainien a assuré vouloir la "transparence" et exigé la démission du ministre de la Justice, Guerman Galouchtchenko, et de la ministre de l'Energie Svitlana Gryntchouk, qui l'ont soumise le 12 novembre.
Le 15 novembre 2025, Volodymyr Zelensky a annoncé entamer une "refonte" des entreprises publiques du secteur énergétique ukrainien.
Les relations entre la présidence et les instances et militants anticorruption sont tendues : cet été, le pouvoir avait tenté de priver le NABU et le Parquet anticorruption (SAP), créés il y a dix ans, de leur indépendance, avant de faire marche arrière face à la levée de boucliers au sein de la société civile et chez les alliés occidentaux de Kiev.
L'Ukraine, où la corruption reste un problème récurrent malgré d'importants progrès en la matière - le pays étant classé 105e sur 180 selon l'indice de perception de la corruption établi par l'ONG Transparency International pour 2024 contre la 142e place en 2014 -, a connu plusieurs affaires retentissantes depuis 2022 (lien archivé ici).
En septembre 2023, le ministre de la Défense Oleksiï Reznikov avait été poussé à la démission à la suite de scandales portant sur l'achat pour l'armée d'uniformes et de produits alimentaires à prix gonflés, découverts par les médias.
Plus récemment, en avril dernier, une série de responsables de la défense ont été arrêtés, accusés d'être impliqués dans la fourniture à l'armée de dizaines de milliers d'obus défectueux.
Le système de mobilisation pour l'armée est aussi connu pour être une source de corruption persistante. En 2023, Volodymyr Zelensky avait limogé la totalité des responsables régionaux chargés du recrutement militaire pour éradiquer ce problème.
Un procédé d'usurpation récurrent des médias français
En octobre 2025, l'identité visuelle de médias français, parmi lesquels Le Monde, BFMTV ou encore Ouest-France, avait été usurpée dans une salve de vidéos en ligne, sur de pseudo-révélations concernant des ministres français.
Tous les ingrédients de la campagne appelée "Matriochka" par les experts (terme russe pour désigner des poupées gigognes) y étaient réunis, comme l'avait repéré le collectif Antibot4Navalny, qui traque les opérations de ce type en lien avec la Russie.
Ce mode opératoire utilise des contenus manipulés, faussement attribués à de vrais médias, puis relayés sur les réseaux sociaux par des comptes "jetables", récemment créés, souvent automatisés et avec peu d'abonnés. Ces derniers, dans leurs posts, appellent médias et journalistes à "vérifier" ces infox, dans le but de saturer leurs capacités d'investigation.
Autre élément caractéristique de "Matriochka": les récentes vidéos mises en évidence par Antibot4Navalny sur X et Bluesky sont accompagnées d'une image, générée par intelligence artificielle (IA), tournant en dérision le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Tous les médias concernés (Le Monde, Ouest-France, 20 minutes, Le Parisien, Le Figaro et BFM TV), contactés par l'AFP, avaient sans surprise démenti être à l'origine de ces publications.
Selon une source gouvernementale, cette salve de vidéos relevait bien de la campagne de désinformation "Matriochka", active depuis 2023. Orchestrée par des acteurs russes, elle avait notamment ciblé à coups d'infox l'organisation des Jeux Olympiques en 2024.
Les contenus en question ne deviennent pas forcément viraux et suscitent généralement peu d'engagement. Mais quelques publications isolées, totalisant plusieurs millions de vues, semblent "suffire à justifier l'effort sur le long terme, du point de vue de l'opérateur", analysait le collectif Antibot4Nalvany.
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022, les campagnes de désinformation pro-russes se sont multipliées en Europe, la France comptant parmi leurs cibles privilégiées.
