
Des médias français révèlent qu'Emmanuel Macron a tenté d'influencer les élections roumaines ? C'est faux
- Publié le 28 mai 2025 à 16:26
- Lecture : 7 min
- Par : Meissa GUEYE, AFP France
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"Les journaux français rapportent qu'Emmanuel #Macron tente d'influencer les élections roumaines par l'intermédiaire de la messagerie #Telegram", peut-on lire dans une publication X anglophone datant du 20 mai 2025 et partageant des images de ce qui semble être des Unes de journaux.
Sous ce message, qui n'est plus consultable après la suspension du compte l'ayant diffusé, sont mentionnés les comptes X de plusieurs médias français et internationaux, ainsi que celui du président français Emmanuel Macron, du ministère roumain des Affaires étrangères et du Parlement européen.

Le Parisien, La Croix et Libération : on reconnaît les codes visuels (logos, palettes de couleurs, polices d'écriture, mise en page...) de ces trois médias français lorsque l'on clique sur chacune des images, toutes datées du 19 mai 2025.
Les trois couvertures ont un point commun : l'article principal, illustré d'une photo d'Emmanuel Macron, mentionne de récentes accusations d'ingérence formulées envers la France par Pavel Durov, fondateur du service de messagerie Telegram, et mis en examen en France depuis août 2024 pour une série d'infractions relevant de la criminalité organisée, la justice lui reprochant principalement de ne pas agir contre la diffusion de contenus criminels sur la messagerie (archive).

Mais aucun des trois médias imités n'a en réalité publié ces pages, signalées dès le 20 mai 2025 par le collectif Antibot4navalny, qui traque sur X les opérations d’influence en lien avec la Russie (archive). Il s'agit de fausses Unes de journaux, partagées sur les réseaux sociaux avec d'autres contenus fabriqués, comme des fausses vidéos, dans des publications présentant toutes les caractéristiques de l'opération de désinformation prorusse "Matriochka" ("Poupée russe" en français).
Fausses Unes, fausses informations
Une recherche sur les kiosques en ligne des trois journaux mentionnés précédemment nous a permis de retrouver les vraies Unes du Parisien, de La Croix et de Libération, publiées le 19 mai 2025 (liens archivés 1, 2, 3).

Aucune des trois ne correspond à celles partagées par la publication trompeuse. Et aucune ne mentionne par ailleurs d'actualité liée aux élections roumaines, dont le deuxième tour s'est déroulé dimanche 18 mai 2025 et a été remporté par le maire de Bucarest pro-européen Nicusor Dan (archive).
Parallèlement, le jour de l'élection du nouveau président roumain Pavel Durov, fondateur de Telegram, a commencé à publier une série de messages sur les réseaux sociaux affirmant que la Direction générale de la Sécurité extérieure française (DGSE) l'avait approché pour lui demander de "réduire au silence des voix conservatrices en Roumanie". "Je m'y suis fermement refusé. Telegram ne restreindra pas les libertés des utilisateurs roumains, ni ne bloquera leurs canaux politiques", a-t-il notamment écrit
La DGSE a "réfuté avec vigueur" auprès de l'AFP les accusations de l'entrepreneur russe de 40 ans, naturalisé français en 2021.
Dans une publication sur X, le ministère français des Affaires étrangères a également dénoncé des "allégations totalement infondées" (lien archivé ici). "La France rejette catégoriquement ces allégations et appelle chacun à la responsabilité et au respect de la démocratie roumaine", a ajouté le Quai d'Orsay.
Le gouvernement roumain a de son côté apporté un démenti aux infox circulant sur les réseaux sociaux, notamment Telegram, visant à "influencer le processus électoral" et portant "une nouvelle fois les marques d'une ingérence russe".
Technique de désinformation connue
Parmi les autres posts identifiés, plusieurs partagent des vidéos reprenant, comme les fausses Unes, la charte graphique de médias audiovisuels ou d'institutions françaises pour diffuser des messages similaires sur les accusations du fondateur de la messagerie Telegram selon lequel Paris aurait tenté de peser sur l'élection présidentielle en Roumanie.
"Viginum et le Ministère des Armées appellent les citoyens français à ne plus utiliser Telegram en réponse au refus de Pavel Durov d'influencer les élections roumaines", peut-on par exemple lire dans une vidéo sous-titrée en français et affichant le logo des institutions citées, qui n'est plus visible.
Contacté par l'AFP le 23 mai 2025, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères Viginum a indiqué ne pas être à l'origine de cette vidéo (archive). De la même manière, le ministère des Armées a démenti "catégoriquement" tout lien avec cette publication.

Une autre vidéo, copiant le style de BFMTV, affirme que "la cote de popularité du président Macron a chuté de sept points après les accusations du fondateur de Telegram". Là encore, le média n'est pas à l'origine de la vidéo, dont le crédit "Adélaïde Boutrion" ressemble fortement au nom - mal orthographié - d'Adélaïde Boutiron, une étudiante en école de journalisme à Paris. "Ce n'est pas ma vidéo", a assuré l'étudiante, qui a fait un stage dans le média en question en 2024 mais "ne travaille pas à BFM en ce moment".
Même schéma pour une vidéo sous-titrée en anglais, dont Euronews a démenti être à l'origine dans une publication sur les réseaux sociaux. "Une fausse vidéo circule en ligne et prétend être un reportage d'Euronews sur l'ingérence électorale présumée en Roumanie", a affirmé le média, assurant n'avoir "ni produit ni publié" un tel contenu.
Usurper l'identité de médias pour diffuser de faux reportages fait partie de la stratégie d'interpellation massive des médias de l'opération prorusse "Matriochka", comme l'expliquait Viginum dans ce rapport publié en juin 2024 (archive) ou encore l'AFP Factuel dans cet article : avec cette campagne, la désinformation en ligne de la Russie ne consiste plus seulement à relayer des infox anti-ukrainiennes mais aussi à interpeller directement les médias occidentaux pour les inciter à en vérifier certaines.
David Chavalarias, mathématicien en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS, interrogé par l'AFP le 24 janvier 2025, voyait alors dans la campagne Matriochka une "entreprise de diversion à destination des fact-checkeurs" afin de les "occuper sur des sujets grossiers, difficiles à vérifier". Pour le chercheur, cette opération peut également viser à donner de la visibilité à ces infox en les utilisant comme relais, à leur insu.
En parallèle des fausses Unes, une série de publications répondant à cette stratégie ont été relayées, notamment sur X, Telegram ou encore Bluesky.
Plusieurs observateurs du déploiement de l'opération sur Bluesky, dont le collectif Antibot4navalny, ont recensé des comptes véhiculant de la désinformation, créant des listes de ces désinformateurs et encourageant les internautes à les signaler au réseau social (archive), qui revendique un engagement actif contre les infox (archive).
Dans ce contexte, le journal satirique Charlie Hebdo, visé à plusieurs reprises ces derniers mois par de fausses Unes, a annoncé le 26 mai porter plainte pour une quinzaine de "fausses couvertures qui reprennent [ses] codes graphiques" (archive).