Plusieurs médias français victimes d'une nouvelle campagne de désinformation pro-russe

Le Monde, BFM TV ou encore Ouest-France: l'identité visuelle de médias français a une nouvelle fois été usurpée dans une salve de vidéos en ligne, sur de pseudo-révélations concernant des ministres français, dernière illustration des ingérences numériques pro-russes visant la France sans relâche. Tous les ingrédients de la campagne appelée "Matriochka" par les experts (terme russe pour désigner des poupées gigognes) y sont réunis, comme l'a repéré le collectif Antibot4Navalny, qui traque les opérations d'influence en lien avec la Russie.

Le 16 octobre, sept vidéos différentes ont été publiées sur X par des comptes "jetables", ne comptant qu’un seul message et aucun abonné. Toutes comportaient des légendes en anglais accompagnées de vidéos en français imitant le graphisme de médias reconnus et accusaient plusieurs membres du gouvernement français de faits graves, sans aucun fondement :

  • Une vidéo faussement attribuée au Figaro  accusait un ministre de "favoriser la criminalité parmi les migrants".
  • Une autre, imitant Le Parisien, présentait une ministre comme liée au lobby des armes.
  • Une fausse vidéo attribuée BFM TV faisait état de prétendus soupçons contre une de ses collègues dans le cadre du nettoyage de la Seine.
  • Une publication usurpant l'identité de 20 Minutes accusait un ministre de complicité dans un trafic de drogue.
  • Enfin, un faux contenu attribué à Le Monde accusait un ministre de crimes sexuels contre des mineurs.
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Captures d'écran réalisées sur X le 23/10/2025.

Ces vidéos, rapidement repérées par le collectif Antibot4Navalny, ont également été diffusées sur Bluesky (1,2,3,4, 5, 6, 7), où elles ont néanmoins été rapidement supprimées. 

Ce réseau social, perçu comme une alternative à X, est lui aussi devenu un terrain de la campagne de désinformation numérique pro-russe "Matriochka", active depuis 2023, et qui diffuse des fausses informations non seulement sur l'Ukraine, mais aussi sur les pays soutenant Kiev, en usurpant l'identité visuelle de véritables médias.

L'unes des particularités de ce mode opératoire est que les comptes diffusant ces faux contenus interpellent dans leurs posts des médias et des journalistes, les appelant à vérifier les infox relayées, et ce dans le but de saturer leurs capacités d'investigation, ce que les experts qualifient d'"entreprise de diversion".

Autre marqueur caractéristique de cette campagne : plusieurs des publications citées plus haut sont accompagnées d'images générées par intelligence artificielle, tournant en dérision le président ukrainien Volodymyr Zelensky, représenté dans un costume de singe. 

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Captures d'écran réalisées sur X le 23/10/2025.

Sans surprise, l'outil de vérification InVID-WeVerify a trouvé "de très fortes preuves" suggérant que ces images étaient synthétiques :

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Captures d'écran réalisées sur InVID-Weverify.

Selon une source gouvernementale, cette nouvelle salve de publications relèvent bien de la campagne de désinformation "Matriochka", orchestrée depuis la Russie ou par des relais proches du Kremlin, et qui avait notamment ciblé à coups d'infox l'organisation des Jeux Olympiques en 2024.

Des allégations sans fondement 

Après examen de chaque vidéo, il apparaît rapidement qu'aucune des allégations n'est étayée.

Certaines sont fantaisistes comme l'affirmation selon laquelle le ministre de l’Intérieur Laurent Nuñez soutiendrait "la criminalité parmi les migrants". 

Dans la vidéo visant la ministre des Armées, Catherine Vautrin, son mari est présenté comme étant actionnaire de "l'un des principaux lobbyistes français en faveur de la poursuite de la guerre en Ukraine". Mais le mari de Catherine Vautrin, Jean‑Loup Pennaforte, est "chef de service" de médecine interne au CHU de Reims (lien archivé: ici).

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui publie sur son site les déclarations d'intérêts et de patrimoine des ministres, avait publié le 8 mars 2025 celle de Catherine Vautrin, où aucune mention ne rattachait son mari à une participation dans une entreprise de défense, contrairement à ce qui est avancé dans certains posts (liens archivés: ici, ici et ici).

Du côté de la ministre de la Transition écologique: rien ne permet d'établir un lien de parenté entre Monique Barbut et un certain Renaud Bonnel, décrit dans l'une des fausses vidéos comme son frère et comme le dirigeant d'"une entreprise accusée de détournement de fonds lors du nettoyage de la Seine avant les Jeux olympiques" (lien archivé: ici).

Une recherche sur internet permet d’identifier un homme s’appelant Renaud Bonnel, lequel se décrit comme fondateur et dirigeant d’une entreprise de conseil en environnement depuis 2019. Contacté par l’AFP, le consultant a nié être le frère de la ministre et avoir participé d’une manière ou d’une autre aux travaux d’assainissement de la Seine : "On n’a pas le même nom de famille, premièrement. Et deuxièmement, mon entreprise fait du conseil sur les enjeux de transition écologique. Elle ne fait pas de travaux".

La même vidéo indique par ailleurs à propos des Jeux olympiques de Paris 2024 que "les compétitions sur la Seine se sont mal déroulées en raison de l’état insatisfaisant du plan d’eau, et que des dizaines d’athlètes ont été hospitalisés pour des intoxications graves". Des propos réfutés par plusieurs médias à l'époque des Jeux, et illustrés dans la vidéo par une fausse Une du journal Libération, comme déjà établi par l’AFP (liens archivés: ici, ici et ici).

Selon une autre vidéo, le ministre du Travail et de la Solidarité Jean-Pierre Farandou serait "soupçonné d'avoir organisé un trafic de drogue" après la découverte d’un "lot de stupéfiants d'une valeur de 500 millions d'euros". Là encore, il n'y a aucune source fiable, médiatique ou judiciaire, corroborant une telle affirmation, alors que de telles saisies sont en général particulièrement médiatisées (liens archivés: ici, ici et ici).

La vidéo mentionne également une prétendue "enquête" qui aurait été "suspendue sur ordre direct du procureur de la Cour de cassation". Le procureur général près la Cour de cassation est un magistrat chargé du ministère public auprès de la Cour de cassation, dont la mission est de vérifier que les tribunaux et cours d’appel ont correctement appliqué la loi, sans rejuger les affaires dont seule la qualité des décisions rendues est vérifiée. La fonction de procureur général ne donne pas d'autorité dans le cadre une enquête criminelle en première instance (liens archivés: ici et ici).

Enfin, aucune source fiable, publique ou indépendante, n’a pu être trouvée au sujet de prétendues plaintes de "plusieurs familles de réfugiés ukrainiens" à l'encontre du nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edouard Geffray.

Actions judiciaires 

Toutes ces fausses accusations sont formulées dans des contenus imitant de vrais médias, lesquels ont sans surprise indiqué à l'AFP qu'ils n'étaient pas à l'origine de ces publications.

Celle imitant Ouest-France "porte atteinte au journal et à la confiance du public", a notamment dénoncé Caroline Tortellier, responsable de la communication externe du groupe, indiquant avoir "d'ores et déjà pris les mesures pour engager une action judiciaire appropriée".

Adélaïde Boutiron, étudiante en école de journalisme à Paris, est mentionnée - avec une coquille dans son nom de famille - à la fin de la vidéo copiant le graphisme de BFMTV, alors qu'elle ne collabore actuellement pas avec le média : "Je ne travaille plus chez BFM depuis deux ans, donc forcément, ce n'est pas moi". Celle qui avait fait un stage dans le média en question avait déjà été associée à une fausse vidéo qui en usurpait la charte graphique.

Le directeur juridique du groupe Les Echos-Le Parisien, Xavier Genovesi, a précisé à l'AFP que ce n’était pas la première fois non plus que l'identité visuelle du groupe était usurpée, déplorant un manque de réactivité des autorités face à ces manipulations.

"Nous aurions aimé qu'il y ait des sanctions, et ça renvoie à la responsabilité des plateformes qui disposent de ressources pour agir contre ces situations", a-t-il ajouté, expliquant avoir demandé le retrait du contenu sur X.

 "Alimenter la grogne"

"C’est une campagne de dénigrement, ou même de diffamation", analyse auprès de l’AFP Carole Grimaud, chercheuse en sciences de l'information spécialiste de la Russie. "Ce qui m’interpelle, c’est la photo qui est à côté à chaque fois", explique-t-elle au sujet des images du président ukrainien générées par IA. "Ces photos, ces montages du président ukrainien apparaissent régulièrement dans les mèmes que l’on voit circuler sur les réseaux sociaux pro-russes".

Ces contenus vont "alimenter aussi cette première couche de mémoire, ce terrain cognitif qui va ensuite pouvoir absorber beaucoup plus facilement des fausses accusations concernant des politiques", affirme la chercheuse, pour qui l'un des objectifs est d'"alimenter la grogne" des Français contre leurs dirigeants. Il s'agit de "fragiliser le pouvoir en place, voire de provoquer une dissolution de l'Assemblée nationale qui placerait des partis plus favorables à Moscou en position de force".

Plusieurs autres vidéos usurpant l'identité de médias européens mentionnent directement le président Emmanuel Macron, évoquant un contexte de crise politique, dans des posts publiés sur X dans le cadre de cette même campagne Matriochka (1, 2, 3).

Selon Antibot4Nalvany "les grandes organisations ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour former leurs employés en contact avec le public à réagir de manière appropriée". Le collectif, qui assure une veille quotidienne sur les réseaux sociaux, repère une moyenne de dix fausses vidéos par jours. Les réponses officielles faites par les cibles des infox peuvent parfois nourrir de nouveaux contenus  de désinformation "dans des vidéos de suivi, très typiques de Matriochka".

Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM, rappelle la sophistication de cette opération, qui depuis ses débuts montre "de la part de ces acteurs une capacité assez poussée à comprendre les écosystèmes informationnels dans lesquels ils vont agir, et notamment cette thématique du fact-checking, qui est par ailleurs instrumentalisée en Russie depuis très longtemps par certains acteurs".

Cette campagne de désinformation cible la France en s’appuyant sur une défiance déjà très forte, selon lui. "Ils en rajoutent une couche, l'idée c'est de capitaliser sur tous les foyers d’instabilité, de colère ou de contestations, sur les vulnérabilités qu’ils peuvent trouver : en l'occurrence la France est un terreau extrêmement fertile en ce moment"

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