
L'IA, nouvel outil de désinformation dans la campagne présidentielle camerounaise
- Publié le 11 octobre 2025 à 17:52
- Lecture : 8 min
- Par : Monique NGO MAYAG, AFP Sénégal, AFP Cameroun
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Dimanche, près de huit millions de Camerounais sont appelés aux urnes pour élire leur prochain président. Un scrutin où Paul Biya, 92 ans, dont 43 ans au pouvoir, apparaît comme le favori incontesté. Alors que ses concurrents multiplient les sorties sur le terrain dans les principaux bastions électoraux, le président sortant n’a finalement fait son premier meeting que le 7 octobre dans la ville de Maroua (extrême-nord), à cinq jours de l’élection présidentielle (dépêche AFP archivée ici).
Face à lui, les onze autres candidats redoublent de créativité pour exister et séduire les électeurs qui hésitent encore sur quel bulletin glisser dans l'urne. Les équipes de campagne n'hésitent pas ainsi à mettre en avant des images de foules enthousiastes soutenant leur candidat, mais certains contenus suscitent des doutes sur leur authenticité.
C'est le cas par exemple du cliché diffusé sur le réseau social X fin septembre par la porte-parole de Hiram Samuel Iyodi, candidat du Mouvement patriotique pour la prospérité du peuple (MP3). Cette image montre depuis une vue surplombante le candidat de 38 ans mener une immense foule entre les étales d'un marché (lien archivé ici).

comportant une photo générée par IA, réalisée le 10 octobre 2025 /
Croix rouge rajoutée par la rédaction de l'AFP.
De nombreux internautes remettent en doute la véracité du cliché. "Pour éviter les incompréhensions, mentionnez ‘image générée par l’IA’. Merci", suggère ainsi l'un d'eux. Un autre constate que les commerçants du coin ont tous étonnamment les mêmes parasols, sous-entendant que cela démontrerait le recours à l'intelligence artificielle.
Mais le MP3 n'est pas le seul parti en cause. Dans une publication sur Facebook, la journaliste camerounaise et fact-checkeuse Annie Payep, suivie par près de 118.000 abonnés, s'étonne d'avoir reçu des photos manifestement retouchées ou même générées par IA d'un meeting de Joshua Osih, candidat du Social Democratic Front (SDF), le parti historique d'opposition (lien archivé ici).
Sur l'une de ces images censées montrer un meeting à Yagoua (extrême-nord du pays), on voit notamment le leader du parti face à une foule bien garnie.

Selon Mme Payep, c'est le directeur de campagne du candidat qui lui aurait envoyé directement sur WhatsApp - leur canal de communication habituel - ces clichés douteux. Le SDF, lui, nie avoir généré ces clichés par IA.
Mais les recherches menées par l'AFP montrent bien que les deux clichés ont été modifiés voire générés grâce à l'Intelligence artificielle.
Incohérences visuelles et têtes dupliquées
Annie Payep n'est pas la seule journaliste à avoir reçu via WhatsApp les images douteuses du meeting de Joshua Osih. C'est aussi le cas d'Aboudi Ottou, journaliste à l’agence Ecofin, aujourd’hui basé en République démocratique du Congo (RDC).
Et celui-ci est formel : "Avec un œil averti, on voit immédiatement qu’il s’agit d’images générées par intelligence artificielle", a-t-il indiqué à l'AFP lors d'un entretien.
Plusieurs indices visuels flagrants permettent en effet de certifier que les images de Joshua Osih et de Hiram Iyodi ont été au minimum modifiées par IA.
Chacun des deux clichés contient tout d'abord des anomalies visuelles typiques de cette technologie, comme des visages écrasés ou difformes, des formes qui n'ont aucun sens, etc.

sur la photo publiée par la communication de Hiram Iyodi / Encadré rouges rajoutés par l'AFP
Des retouches grossières apparaissent de façon encore plus flagrante sur la photo de Joshua Osih, où certains visages dans la foule sont dupliqués à plusieurs reprises. On distingue par ailleurs dans le coin en bas à droite de l’image une étoile correspondant au logo de Gemini, l’assistant IA de Google, qui permet entre autres de générer des images par IA.

par l'équipe de campagne de Joshua Osih / Encadrés de couleurs rajoutés par la rédaction de l'AFP
Le logiciel InVID-WeVerify, qui détecte les manipulations d'images, confirme que les deux clichés ont été probablement générés par IA. Selon cet outil, la photo du bain de foule d'Hiram Iyodi présente ainsi 85% de probabilités d'avoir été générée artificiellement.

Séduire "l'électorat indécis"
"Je ne comprends pas l’idée d’utiliser l’IA pour illustrer un meeting de terrain. C’est de la tricherie!", fulmine Annie Payep auprès de l'AFP, dans un entretien réalisé le 8 octobre 2025.
Mais le politologue Fred Eboko, directeur de recherches à l’Institut de recherches pour le développement (IRD), explique lui facilement ce phénomène. Ces fausses photos sont publiées pour donner l'impression qu'il y a une forte mobilisation et par là même récolter de nouvelles voix, explique-t-il, car "les images de liesse populaire peuvent induire l’adhésion du citoyen vers des candidats incarnant une forme de vitalité".
Elles ciblent "souvent l'électorat encore indécis", confirme Destiny Tchehouali, professeur en communication à l’Université du Québec à Montréal (Canada) et spécialiste de l'IA. Ces images de foule "disproportionnées" permettent également aux partis d'occuper la sphère médiatique à moindre coût et de "montrer qu'ils sont crédibles", souligne-t-il.
Avec un public numérique estimé à près de quatre millions d’utilisateurs, selon un rapport de We Are Social relayé en 2024 par le quotidien national Cameroon Tribune, la stratégie pourrait se révéler payante.
Mais c'était sans compter le côté encore très "artisanal" de ces productions, souligne le politologue camerounais Moussa Njoya. Les internautes ne se sont en effet pour la plupart pas montrés dupes, surtout le vaste électorat que constituent les jeunes, plus à l'aise avec l'IA, et ces contenus grossièrement modifiés ont rapidement été raillés sur les réseaux sociaux.
Face au tollé en ligne, le SDF a démenti dans un communiqué avoir envoyé - puis supprimé quelques heures plus tard - des photos truquées sur WhatsApp à des journalistes. Le parti a dénoncé des "manœuvres incessantes de ses "détracteurs", qui auraient "fabriqué et diffusé de fausses images et vidéos attribuées frauduleusement au SDF" afin de "salir l'image" de leur candidat (lien archivé ici).
Ce revirement constitue selon M. Njoya le signe d'une mauvaise communication politique. Au lieu de constituer un atout, l’IA dans ce cas a plutôt servi à "discréditer" les candidats concernés.
Témoignages concordants
Face aux dénégations du SDF, AFP Factuel a demandé plus de détails aux journalistes affirmant avoir reçu les photos truquées de la part de la communication du parti.
Annie Payep a précisé avoir reçu ces images douteuses sur WhatsApp "tard dans la nuit du 3 octobre, à presque minuit", via le numéro que le directeur de campagne de Joshua Osih utilise "depuis le début de la campagne" pour lui envoyer "des points de campagne et images de terrain".
Les images incriminées ont ensuite été supprimées de leur discussion quelques heures plus tard, après la publication de Mme Payep sur les réseaux sociaux. Mais les échanges qui ont suivis et que l'AFP a pu consulter ne laissent pas de doute quant au déroulé des faits.
Deux autres personnes ont livré à l'AFP des témoignages concordants avec le récit de Mme Payep : Aboudi Ottou, journaliste à l’Agence Ecofin, évoqué auparavant, et Éric Benjamin Lamère, ex-journaliste et actuel responsable de la communication de Camtel, entreprise publique de télécommunications.
"Le vice-président du SDF et directeur de campagne a bien envoyé les images avant de les supprimer", a confirmé à l'AFP Aboudi Ottou, captures d’écran à l’appui. Lui et M. Lamère assurent que le numéro WhatsApp était bien celui que le directeur de campagne utilisait précédemment.
Climat de suspicion
A l'inverse, la porte-parole de Hiram Iyodi a elle confirmé s'être servie de l'IA, proclamant même dans une publication sur X qu'elle n'allait "pas s’excuser de vivre dans son temps" (lien archivé ici).
Face à ce climat d'incertitude sur la véracité des contenus, certains internautes ont réclamé plus d'"authenticité" de la part des candidats. Car même la vidéo de campagne du président Biya contenait très visiblement des images générées par IA, même si elle a été à ce titre moquée par les internautes méfiants.
S'installe alors un climat de "suspicion", selon l'expression de Moussa Njoya, qui finit par jeter le doute sur certaines images de bain de foules diffusées par d’autres candidats - tels que Cabral Libii et Issa Tchiroma - alors même qu'aucun indice tangible ne prouve qu'il y a eu recours à l'IA, selon une analyse menée par AFP Factuel.

Mais ces internautes ne sont pas méfiants pour rien, car l'IA générative a en effet amplifié les pratiques de désinformation autour des élections. En 2024, 80% des pays organisant des scrutins majeurs ont connu des perturbations liées à l'IA, dont un quart provenait des candidats ou de leurs partis, selon une étude de l'International Panel on the Information Environment (IPIE) (étude archivée ici).
Cette tendance est "inquiétante" à terme pour la vie politique et la "confiance citoyenne", surtout quand le niveau de maîtrise des outils IA s'améliorera, estime Destiny Tchehouali.
Difficile pourtant de lutter contre cette désinformation, note M. Tchehouali : s'il existe par exemple au Cameroun des lois pour punir les contenus manipulés qui relèveraient du discours haineux, elles sont en réalité très peu appliquées "faute de moyens pour remonter jusqu'à la source".
Quant à sanctionner les images IA qui se contenteraient d'embellir largement la réalité et de gonfler la visibilité d'un candidat, "il y a un vide juridique", regrette-t-il, appelant les autorités indépendantes chargées des élections à "prendre dès maintenant des mesures concrètes".