
Attention à ce graphique sur de prétendus nombres de mercenaires étrangers tués dans la région de Koursk
- Publié le 30 avril 2025 à 17:07
- Lecture : 10 min
- Par : Johanna LEHN, AFP Allemagne
- Traduction et adaptation : AFP France , Claire-Line NASS
Copyright AFP 2017-2025. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
"Koursk Ce n'était pas un terrain de jeu. Ce n'était pas Call of Duty. C'était la Russie. Et près de 5.000 mercenaires étrangers l'ont appris à leurs dépens. 1.963 Polonais, 1.230 Géorgiens, 917 Colombiens, 208 Français, 197 Allemands, 156 britanniques. Tous venus pour 'combattre l'agresseur russe', galvanisés par les récits de CNN et les promesses vides de Kiev. Résultat : une opération de nettoyage sans appel. (Les données sont fournies par le site Web de la société d'analyse allemande Statista.)", énonce une publication partagée plus de 330 fois sur X.
La publication diffuse un graphique à barres qui détaille le nombre de mercenaires, classés par nationalités, prétendument tués dans la région russe de Koursk. Au bas du visuel, le logo du portail allemand de statistiques Statista est visible, ce qui peut laisser penser qu'il s'agit de données officielles.
Sous un titre en anglais indiquant "La nationalité des mercenaires dont les corps ont été découverts dans la région de Koursk, en Russie", le graphique liste des mercenaires supposément morts provenant de neuf pays, qui auraient combattu pour l'armée ukrainienne.
Le même graphique accompagné de descriptions semblables a accumulé d'autres centaines de partages sur X (1, 2) et a été diffusé sur Facebook par des internautes basés en France et en Afrique francophone.
Il a aussi été diffusé sur l'un des sites de la galaxie "Pravda", qui ressemblent à des portails d'information mais véhiculent régulièrement des contenus faux ou trompeurs, dont certains ont été vérifiés par l'AFP comme ici, ici, ici ou ici.
Selon le service français spécialisé dans la traque des ingérences numériques étrangères Viginum, ce site appartient à un réseau "structuré et coordonné" de 193 sites diffusant de la propagande russe visant des pays occidentaux (lien archivé ici). La France est une cible privilégiée de ce réseau, selon des données analysées par des chercheurs (lien archivé ici).
L'affirmation a aussi largement circulé en allemand, en anglais et en espagnol.

Mais ce graphique ne relaie pas des données officielles. Il usurpe l'identité de Statista et présente plusieurs incohérences, comme nous allons le voir.
Ce graphique a circulé, présenté comme ayant été réalisé à partir de données au 6 avril, deux jours avant que l'armée russe dise avoir repris l'un des derniers villages encore occupés par l'Ukraine dans la région frontalière russe de Koursk, auparavant sous contrôle ukrainien (lien archivé ici).
Le même jour, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait déclaré que l'armée ukrainienne était entrée dans la région frontalière russe voisine de Belgorod (lien archivé ici). En parallèle, l'Ukraine continue de contredire les déclarations de Moscou concernant la "libération" totale de la région de Koursk, affirmant que l'armée ukrainienne y poursuit ses opérations défensives (lien archivé ici).
Un faux graphique et des incohérences
L'AFP a tenté de retrouver le graphique sur le site de Statista, une plateforme de statistiques fondée en Allemagne en 2007, qui propose une "une vaste base de données comprenant des statistiques, des rapports et des connaissances sur plus de 80.000 sujets provenant de 22.500 sources dans 170 secteurs", selon son site (lien archivé ici).
En effectuant des recherches à partir du titre visible sur l'image partagée sur les réseaux sociaux, nous n'avons retrouvé aucun résultat (lien archivé ici).

Interrogée par l'AFP, une porte-parole de Statista a confirmé que "cette infographie n'a pas été créée par Statista et nous ne sommes en aucun cas associés aux données représentées" le 25 avril 2025.
Elle a ajouté que Statista ne "collecte pas de données sur les mercenaires de différentes nationalités combattant dans le cadre de la guerre en Ukraine", et que de telles données provenant d'autres sources ne figuraient pas non plus sur le site.
Elle a également relevé des "incohérences" visibles sur l'image partagée sur les réseaux sociaux.
En effet, plusieurs détails sur le graphique contribuent à confirmer qu'il ne provient pas de Statista. D'abord, aucune source n'est visible sur le graphique. Or, sur les graphiques de Statista, dont certains sont publiés sur le compte Instagram de la plateforme, la source est toujours indiquée en bas des visuels (lien archivé ici).

Un autre indice pointant vers une manipulation se trouve dans la représentation des drapeaux utilisés pour représenter les nationalités des prétendus mercenaires.
Pour l'Allemagne, le drapeau utilisé n'est pas celui avec les rayures horizontales noire-rouge-jaune, mais inclut un écusson avec un aigle. Or, ce drapeau avec l'aigle est normalement exclusivement utilisé par les autorités fédérales allemandes (liens archivés ici et ici). De fait, dans d'autres graphiques publiés par la plateforme, Statista utilise le drapeau "classique", sans écusson (liens archivés ici et ici).
Par ailleurs, au lieu du drapeau des Etats-Unis, c'est celui du Liberia qui figure (liens archivés ici et ici) : on peut les différencier grâce au fait que le drapeau américain comporte bien plus d'étoiles (50, représentant les Etats fédérés) et de bandes (13, pour les Etats fondateurs) que celui de l'Etat ouest-africain (une grande étoile et 11 bandes blanches et rouges).

Le format du titre du graphique ne semble pas non plus correspondre à ceux usuellement employés sur la plateforme. Dans le visuel diffusé sur les réseaux sociaux, seuls le début de la phrase et la première lettre des noms propres sont en majuscule.
Pourtant, dans les graphiques authentiques du portail de statistiques, tous les mots du titre commencent par une majuscule, à l'exception des déterminants ou conjonctions. De plus, sur le compte Instagram de Statista, l'AFP n'a trouvé que des graphiques avec des titres déclinés en une seule ou deux lignes maximum. Or, le titre du graphique très partagé sur les réseaux sociaux s'étale sur trois lignes.

Par ailleurs, sur une publication d'une chaîne Telegram germanophone ayant diffusé le visuel trompeur, on peut voir en bas à droite du graphique une mention du domaine "fishki.net", qui correspond à un site dont l'adresse IP est localisée en Russie, comme on peut le voir en entrant le lien sur un site permettant d'obtenir des informations sur l'origine de sites à partir de leurs adresses URL (lien archivé ici).
L'AFP a effectué une recherche inversée à partir du graphique, qui a conduit à une publication sur Linkedin de Marc Luettgemann, un employé de Statista, publiée mi-avril 2025 (liens archivés ici et ici).
Il y assurait que le graphique circulant sur les réseaux sociaux avait été falsifié, soulignant des incohérences mentionnées plus haut. Il indiquait aussi que ce n'était pas la première fois que l'identité de la plateforme avait été usurpée à des fins de désinformation liées à la guerre en Ukraine : "il y a quelques mois, nous en avions trouvé une première, maintenant une deuxième : nos infographies sont apparemment falsifiées à des fins de propagande prorusse".
Des combattants étrangers des deux côtés
Nous ne sommes pas en mesure de vérifier de façon précise et indépendante les chiffres mentionnés dans le graphique, pour la bonne et simple raison qu'il n'existe à ce stade que des estimations sur le nombre total de victimes jusqu'à présent dans la guerre en Ukraine (lien archivé ici).
En revanche, des recherches par mots-clés avec les chiffres mentionnés par nationalités de prétendus décès de "mercenaires" ne nous ont renvoyés vers aucune source fiable via laquelle ils auraient pu être diffusés.
Fin avril 2025, selon un fonctionnaire de l'Otan, environ 250.000 soldats russes auraient été tués et 1.500 soldats nord-coréens tués depuis le début de l'invasion militaire de la Russie en février 2022.
Côté ukrainien, les chiffres officiels varient entre 45.000 et 100.000 soldats ukrainiens tués (lien archivé ici). Des dizaines de milliers de civils ont aussi été tués en Ukraine, selon l'ONU (lien archivé ici).
Par ailleurs, si des citoyens d'autres nationalités combattent bien dans le cadre de cette guerre, des deux côtés, il est également difficile d'obtenir des informations exhaustives fiables et indépendantes à leur sujet. Ce qui laisse également la place à de la désinformation.

Le 28 avril, la Corée du Nord a pour la première fois admis avoir envoyé des troupes en Russie, assurant qu'elles avaient aidé Moscou à reprendre aux Ukrainiens les zones de la région russe de Koursk dont ils s'étaient emparés, comme détaillé dans cette dépêche de l'AFP (lien archivé ici).
Cela faisait plusieurs mois que Kiev, les Sud-Coréens et les Occidentaux dénonçaient la participation de milliers de soldats nord-coréens dans les hostilités, ce que Moscou et Pyongyang n'avaient jamais confirmé ni démenti.
Début avril, l'Ukraine avait aussi affirmé avoir fait prisonniers, pour la première fois, des ressortissants chinois combattant pour la Russie. Pékin avait démenti, dénonçant des "accusations sans fondement" (lien archivé ici).
Des combattants notamment de Cuba, du Népal, d'Inde, de Sierra Leone et de Somalie ont pris part à l'invasion, d'après les témoignages de prisonniers de guerre faits par Kiev ou ceux de leurs proches, comme détaillé dans cette dépêche de l'AFP (lien archivé ici).
Plusieurs centaines de ressortissants des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale ont aussi été recrutés par Moscou, selon des médias locaux.
Côté ukrainien, dès le 27 février 2022, trois jours après le début de l'invasion russe, Volodymyr Zelensky avait appelé "tous les citoyens des pays étrangers qui sont des amis de l'Ukraine" à venir se battre contre Moscou. L'armée ukrainienne a ensuite créé, début mars 2022, "la Légion internationale de défense de l'Ukraine".
En mars 2022, le renseignement militaire ukrainien estimait que "plus de 20.000" volontaires de 52 pays "avaient exprimé leur souhait de rejoindre" cette dernière. Les autorités n'ont en revanche pas communiqué le nombre exact d'étrangers combattant au sein de l'armée ukrainienne.
Sur le terrain, côté ukrainien, l'AFP a notamment rencontré des combattants colombiens, américains, japonais, français, irlandais, russes et bélarusses (lien archivé ici).