
"Plus de 250.000 enfants" disparus en Ukraine d'après Europol ? C'est infondé
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 16 août 2023 à 17:49
- Lecture : 13 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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"Plus de 250.000 enfants ont disparu en Ukraine", soutient une page du blog Tribunal Ukraine(lien archivé), détaillant ces allégations dans un texte et une vidéo d'illustration.
Aux côtés d'un visuel montrant une créature diabolique ramper sur un drapeau aux couleurs conjointes de l'Union européenne et de l'Ukraine, ce message affirme que, parmi ces 250.000 enfants disparus, "30 %" sont "vendus comme esclaves à la mafia albanaise et turque" et "70 % [...] découpés en organes [sic] et vendus à de riches Européens et Américains."

A en croire cette vidéo de 55 secondes, narrée en allemand et sous-titrée en français, cet ordre de grandeur autour du nombre d'enfants ukrainiens disparus serait issu des "données" "d'Europol", qui "enquête déjà sur cette affaire".
La vidéo prétend aussi : "Il y a un mois, les troupes russes ont découvert cinq cliniques en Ukraine où des bébés ukrainiens étaient élevés puis découpés en organes pour être vendus à l'étranger. Ces cliniques étaient gérées par des entités liées au ministère ukrainien de la santé."

"Dégoûtant ? Oui. Etonnant ? Non ! C'est l'Ukraine moderne. Ce sont nos amis", conclut la séquence, sur une illustration du président ukrainien Volodymyr Zelensky en train de brandir un "plat" d'un genre bien particulier - une carte du territoire ukrainien assortie d'une étiquette "à vendre" (en anglais).
Cette accusation sur les enfants disparus en Ukraine n'est pas sans rappeler celle faite le 1er août 2023 sur Telegram (lien archivé) par le président de la chambre basse du Parlement russe (Douma), Viatcheslav Volodine, selon qui "le régime de Kiev fait le commerce des enfants ukrainiens" et "les tout-petits [...] deviennent victimes de crimes, notamment de ventes d'organes."

Le chiffre de "plus de 250.000 enfants ukrainiens disparus" est loin d'être circonscrit au blog Tribunal Ukraine, disponible en anglais, français, allemand, espagnol et russe, dont les différents articles ou rubriques ("nazis au pouvoir", "corruption de haut niveau") reprennent nombre d'allégations trompeuses, infondées ou fausses contre l'Ukraine, que l'AFP a vérifié depuis l'invasion du pays par la Russie le 24 février 2022 - du prétendu détournement par Volodymyr Zelensky d'aides financières occidentales à l'Ukraine à sa dépendance présumée à la cocaïne.
"Pouvez-vous imaginer que plus de 250.000 enfants ont déjà disparu en Ukraine ?", interpelle en effet un texte publié sur Facebook les 5 et 6 août (1 et 2 ; 3 et 4) par plusieurs profils, chacun d'entre eux l'ayant partagé séparément à quelques minutes d'intervalle, reprenant le même visuel d'illustration.
Mais cette estimation de "plus de 250.000 enfants disparus" ne "vient pas d'Europol", a indiqué l'agence européenne de police criminelle le 9 août 2023 à l'AFP.
"Nous ne travaillons pas spécifiquement sur les enfants disparus, même si l'une de nos équipes travaille sur la traite d'êtres humains en Europe au sens large. Certaines des enquêtes qu'elle coordonne impliquent des mineurs, qui sont la plupart du temps [victimes d'une] traite en vue d'une exploitation sexuelle ou de mendicité forcée. Mais nous n'avons aucun élément lié à l'Ukraine à ce jour sur ce sujet précis", détaillait en outre Europol.
Contactée par l'AFP le 16 août 2023, Aksana Filipishyna, analyste au sein de l'Union ukrainienne des droits de l'homme d'Helsinki, une association d'organisations publiques de défense des droits de l'homme, rappelle "qu'avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le nombre d'enfants en Ukraine était estimé à 7,5 millions", dont "environ 1,5 million" dans les zones qui sont depuis occupées par la Russie.
1.153 enfants disparus au 16 août 2023 d'après le décompte des autorités nationales
Le chiffre de "plus de 250.000 enfants disparus" apparaît en revanche sur le site de Missing Children Europe (lien archivé), une coalition européenne de lutte contre la disparition d'enfants, constituée de 32 organisations à travers 27 pays d'Europe, mais il ne concerne pas l'Ukraine.
"Plus de 250.000 enfants disparaissent chaque année en Europe", indique en effet le site de la coalition qui expliquait à l'AFP, le 9 août 2023, "n'avoir nullement connaissance, parmi toutes les sources officielles, de l'estimation et des affirmations partagées" sur le blog Tribunal Ukraine.
"Pour connaître le nombre d'enfants actuellement disparus en Ukraine, la source officielle à laquelle se référer est le portail Children of war, qui fournit les statistiques à jour du nombre d'enfants disparus depuis le 24 février 2022", précisait encore Missing Children Europe.
Cette plateforme (lien archivé), créée par le gouvernement ukrainien afin d'établir, comme elle le précise, un "canal de communication universelle avec [...] la police nationale ukrainienne, le bureau du procureur général d'Ukraine, et le Bureau d'information nationale" (lien archivé) et ainsi de signaler la disparition d'un enfant ou le fait d'en avoir retrouvé un, met quotidiennement à jour ces statistiques, grâce aux remontées de ces différents organismes.

A la date du 16 août 2023, Children of war dénombrait ainsi 1.153 enfants disparus depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, 1.098 blessés, 502 morts et 16.216 enfants retrouvés.
La plateforme comptabilisait surtout 19.546 enfants "déportés et/ou déplacés de force" selon le décompte du Bureau d'information nationale - tout en notant que ce chiffre s'élevait à 744.000 en se basant "sur les données open source relayées par la fédération de Russie".
Comme l'expliquait l'AFP début avril 2023 (lien archivé), les autorités de Kiev estiment que plus de 16.000 enfants ukrainiens ont été "enlevés" et emmenés en Russie depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, et beaucoup auraient été placés dans des foyers d'accueil.
Moscou nie ces allégations, affirmant avoir "sauvé" des enfants ukrainiens en les éloignant des combats et avoir mis en place des procédures pour les réunir avec leurs familles.
Le 17 mars dernier (lien archivé), la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d'arrêt historique contre le président russe Vladimir Poutine, "présumé responsable du crime de guerre de déportation illégale" de mineurs ukrainiens "des zones occupées d'Ukraine vers la Fédération de Russie".
Le tribunal a aussi émis un mandat d'arrêt international à l'encontre de Maria Lvova-Belova, la commissaire russe à l'enfance, pour des motifs similaires.
Une "propagande russe" dans la continuité de théories du complot sur les enfants
Pour Ilya Yablokov, co-directeur du groupe de Recherche sur la désinformation de l'université de Sheffield, au Royaume-Uni, et co-auteur, avec Precious Chatterje-Doody, du livre Russia Today et les théories du complot : célébrités, pouvoir et politique sur RT (éditions Routledge), contacté par l'AFP le 16 août 2023, le contenu du blog Tribunal Ukraine "relève clairement de la propagande russe."
"Tous les intitulés de catégories du site sont tout droit sortis de cette propagande, c'est une déclinaison à l'identique [de ces narratifs]", poursuit l'expert, en soulignant : "Le fait de mettre l'accent sur les enfants est une continuation du discours conservateur qui circule en Russie, autour, par exemple, de l'idée qu'il faudrait protéger les mineurs de la propagande LGBT. [...]. Les enfants incarnent l'image de l'innocence, c'est un moyen facile de manipuler les émotions du public et c'est tout le but de la propagande, elle vise à émouvoir, pas à faire réfléchir."
Selon Ilya Yabklovov, ce narratif autour des enfants disparus en Ukraine est aussi un moyen de répondre au mandat d'arrêt de la CPI, en prétendant que cette population serait en réalité à risque et donc sauvée par la Russie.

Joint par l'AFP le 16 août 2023, Arnaud Mercier, professeur en sciences de l'information et de la communication, spécialiste de la désinformation, abonde : "La Russie ne peut pas avouer les raisons pour lesquelles elle s'est livrée à un véritable trafic d'enfants [en Ukraine]. [...] Ca correspond, du point de vue de la Russie, à une politique de russification du peuple ukrainien, et le mieux c'est de commencer par les enfants."
"Mais ce narratif d'une russification forcée d'enfants ukrainiens n'est pas un narratif qui peut peser au niveau international, il n'est pas acceptable. Il y a donc une volonté d'inventer toute une série d'histoires qui permettent de changer complètement le regard sur le phénomène, c'est-à-dire qu'en fait les Russes viendraient au secours des enfants ukrainiens plutôt que de les enlever. [...] Le fait de répondre à une accusation en essayant d'ouvrir un contre-feu, c'est la technique habituelle de la propagande russe depuis maintenant un bon moment", poursuit le spécialiste.
"A partir de là, [...], on va trouver un tas de récits qui visent à montrer que les enfants auraient été en danger, notamment qu'il y aurait eu du trafic d'organes, de l'adrénochrome, etc. Tout cela rejoint un narratif bien connu de la sphère complotiste, autour de QAnon, qui est celui du trafic pédophile et des élites pédophiles, notamment en Occident, qui s'articule très bien avec le narratif de la propagande très officielle des discours de Vladimir Poutine sur le fait que l'Occident est décadent que la Russie mène une guerre de civilisation contre la décadence de l'Occident et notamment la perte des valeurs familiales, dans lequel l'enfant est évidemment au coeur du dispositif", conclut Arnaud Mercier.
De l'adrénochrome, qui serait une drogue concoctée en laboratoire et "issue du sang d'enfants" consommée par des célébrités, des cours d'éducation à la sexualité "incitant à la pédophilie" imposés aux enfants par l'ONU ou l'OMS, les théories complotistes prétendant que des "élites" entretiennent et protègent de vastes réseaux pédocriminels se déclinent sous de nombreuses formes, et sont régulièrement instrumentalisées à des fins politiques.
Comme l'expliquait l'AFP dès avril 2023, leur diffusion à de larges audiences alarme les associations de protection de l'enfance, car elle déforme la réalité de la pédocriminalité et dessert leur cause.
Les légendes urbaines autour d'enlèvements en public en France afin d'alimenter un trafic d'organes international ont elles aussi récemment connu un regain de visibilité sur les réseaux sociaux, en méconnaissant la réalité de cette pratique criminelle.
Fin février 2023, près d'un an après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Vladimir Poutine avait notamment une nouvelle fois présenté l'Occident comme décadent lors d'une allocution (lien archivé), estimant que la pédophilie y était devenue une norme : "Regardez ce qu'ils font avec leurs propres peuples : la destruction des familles, des identités culturelles et nationales, la perversion et la maltraitance des enfants jusqu'à la pédophilie, sont déclarées comme étant la norme [...]. Et les prêtres sont obligés de bénir les mariages entre homosexuels."
De multiples témoignages d'enfants ukrainiens emmenés de force en Russie
Comme le relatait un reportage de l'AFP de mars 2023 (lien archivé) à Kiev, des familles ont pu retrouver leurs enfants après des mois de séparation grâce à leur retour, permis par l'ONG Save Ukraine, de leur "déportation" en Russie ou sur des territoires ukrainiens occupés.
Denys Zaporojtchenko n'avait ainsi pas vu son fils, ainsi que ses deux filles, depuis six mois et demi. Tous habitaient ensemble à Kherson, dans le sud occupé de l'Ukraine lorsqu'ils ont été séparés, raconte-t-il, le 7 octobre, un mois avant la reconquête de la ville par les forces ukrainiennes.
Alors que des combats terribles s'annonçaient à Kherson avec la contre-offensive ukrainienne, Denys Zaporojtchenko affirme avoir accepté d'envoyer ses enfants loin de la guerre en "camps de vacances" plus au Sud, en Crimée annexée.
Les responsables russes de l'école où étaient scolarisés ses enfants "avaient promis de les envoyer pour une semaine ou deux dans ce camp", poursuit-il. "Mais quand on a réalisé qu'il n'aurait pas fallu faire ça, c'était trop tard."
Il précise avoir pu échanger avec ses trois enfants par téléphone pendant ces longs mois de séparation. Plusieurs enfants, interviewés par l'AFP, disent ne pas avoir subi de mauvais traitements, mais racontent une forme d'éducation politique pour les convertir au discours du Kremlin.
"Si tu ne chantais pas l'hymne national [russe], ils t'obligeaient à écrire des notes explicatives. Et au Nouvel an, ils nous montré [le discours de] Poutine", raconte Taïssia Volynska, 15 ans, originaire de Kherson.
200.000 à 300.000 enfants potentiellement "déportés" par la Russie, selon l'Ukraine
Le 19 juin 2023 (lien archivé), Darya Herasymchuk, coordinatrice de la plateforme Children of war et conseillère de la présidence ukrainienne pour les droits et la réhabilitation des enfants, indiquait à l'agence de presse ukrainienne Interfax : "D'après nos calculs, [la Russie] pourrait [prendre] 200.000 à 300.000 enfants [ukrainiens]. Pourquoi ne pouvons-nous pas donner un chiffre précis ? Avant toute chose, parce que ces territoires sont occupés. Il n'y a pas d'information exacte sur le sort de ces enfants."
"Nous ne pourrons obtenir des informations précises qu'après [la libération de ces territoires]. [...] Bien que nous estimions le nombre d'enfants déportés et déplacés de force à 200.000 ou 300.000, nous disposons seulement d'informations précises concernant 19.499 enfants", poursuivait-elle - et 19.546 enfants d'après Children of war à la date du 14 août 2023.
Les militants des droits de l'homme estiment aussi que cet ordre de grandeur reste sous-estimé par rapport à la réalité, comme le soulignait un article du média anglophone Kyiv Independent publié le 15 juillet 2023 (lien archivé) consacré à son documentaire sur le déplacement forcé des enfants ukrainiens par la Russie.
Une analyse partagée par Aksana Filipishyna : "D'après nos estimations, le nombre d'enfants déplacés illégalement par rapport aux normes de la loi humanitaire internationale est bien plus élevé [que le chiffre de 19.546 enfants] et il pourrait bien s'élever à des centaines de milliers d'enfants. Mais il est très difficile d'obtenir des chiffres précis en raison de la difficulté d'accès à ces informations, la Russie ne publiant pas de données fiables à ce sujet, quand elle ne les manipule pas."
300.000 Ukrainiens victimes de la traite d'êtres humains entre 1991 et 2021, selon l'OIM
Si l'Ukraine "est une source, une zone de transit et un pays de destination pour la traite d'êtres humains depuis le début des années 1990", comme le rappelle l'USAID, l'agence américaine d'aide internationale, sur son site (lien archivé), "des femmes, hommes et enfants faisant partie d'une traite à des fins de travail ou de mendicité forcé(e), d'exploitation sexuelle ou autre", elle souligne que la Russie compte parmi les principaux pays de destination de ces victimes ukrainiennes, avec la Pologne, la Turquie et la "traite interne d'être humains en Ukraine".
"Ce problème s'est aggravé depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Avant même cette invasion, l'Ukraine faisait déjà face à une augmentation de l'ampleur de la traite d'être humains à cause de la pandémie de Covid-19 et des migrations en cours depuis l'est de l'Ukraine en proie au conflit et la Crimée occupée. L'extrême vulnérabilité de cette population a été considérablement aggravée par l'invasion de la Russie et la nécessité, pour des millions d'habitants, de quitter leur foyer à la recherche de sécurité en Ukraine et à l'étranger", détaille l'USAID.
L'agence américaine d'aide internationale rappelle enfin, sur son site, qu'avant l'invasion russe, la mission ukrainienne de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) avait estimé (lien archivé) que "plus de 300.000 Ukrainiens ont été victimes de la traite d'êtres humains depuis 1991" et 46.000 entre 2019 et 2021.