Campagne contre les violences faites aux enfants en 2019 en Argentine ( AFP / LUIS ROBAYO)

La pédocriminalité, une réalité instrumentalisée par les complotistes

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L'adrénochrome qui serait une drogue "issue du sang d'enfants" consommée par des célébrités, des cours d'éducation à la sexualité "incitant à la pédophilie" imposés aux enfants par l'ONU ou l'OMS... Les théories complotistes prétendant que des "élites" entretiennent et protègent de vastes réseaux pédocriminels se déclinent sous de nombreuses formes, et sont régulièrement instrumentalisées à des fins politiques. Leur diffusion à de larges audiences alarme les associations de protection de l'enfance, car elle déforme la réalité de la pédocriminalité et dessert leur cause.

De Joe Biden à Céline Dion, célébrités et figures politiques sont les cibles récurrentes de théories complotistes qui voudraient que les "élites" entretiennent et protègent de vastes réseaux pédocriminels, ce qui alarme les associations de protection de l'enfance.

Les théories autour de vastes réseaux protégés par des élites politiques, culturelles ou médiatiques - thèses jusqu'à récemment cantonnées à des cercles complotistes confidentiels - se diffusent de plus en plus auprès du grand public, dans plusieurs pays.

Le procédé est efficace : dénoncer la pédocriminalité ne peut que remporter l'adhésion et assurer une visibilité maximale en déclenchant à coup sûr l'indignation du public, notent les experts du complotisme, qui rappellent que taxer ses ennemis de dépravation est une technique de diabolisation qui remonte à loin.

"Accuser des comploteurs présumés d'être immoraux et totalement corrompus" est l'un des thèmes centraux et récurrent du conspirationnisme depuis au moins le Moyen-âge, rappelle auprès de l'AFP Julien Giry, chercheur en sciences politiques.

"Dès le XIIe siècle, les Templiers étaient accusés d'avoir des comportements sexuels extrêmement déviants, graves et contraires à la morale" ayant pour but de "corrompre" la population, détaille-t-il.

Ces théories puisent leur force dans l'existence avérée de réseaux pédocriminels ou de trafics de mineurs ; avec notamment des dossiers emblématiques, comme l'affaire Epstein, du nom du financier américain aujourd'hui décédé, accusé de crimes sexuels sur mineures perpétrés en toute impunité pendant 30 ans, et qui a eu des ramifications internationales (lien archivé).

S'appuyer sur l'actualité pour y piocher des "éléments de légitimité" est l'une des mécaniques centrales dans la diffusion de ces thèses, confirme Julien Giry.

Les équipes de vérification de l'AFP ont démystifié ces derniers mois dans le monde entier de nombreuses publications sur Facebook, Instagram, TikTok, YouTube, Telegram et ailleurs surfant sur ce genre d'accusations. Tour d'horizon de quelques unes d'entre elles.

Capture d'écran du site Medias-Presse-Info réalisée le 24 avril

Le 8 mars, l'ONU a dévoilé un ensemble de principes juridiques visant à mieux faire appliquer les droits humains dans le droit pénal concernant les comportements en matière sexuelle, la drogue, le VIH, la santé de la reproduction et sexuelle, ou encore la pauvreté.

Ces "principes du 8 mars" ont donné lieu à des interprétations erronées, des internautes affirmant notamment que l'organisation internationale y recommandait la dépénalisation des relations sexuelles avec des mineurs.

Mais le document ne remet pas en cause l'âge de consentement légal fixé par la loi dans de nombreux pays.

Le texte dit en outre que "les droits et la capacité" des personnes de moins de 18 ans à décider d'avoir des relations sexuelles doivent être pris en compte. Mais ce passage concerne les relations sexuelles consenties entre adolescents du même âge et non les relations entre des adultes et des enfants, comme détaillé dans notre article publié le 25 avril 2023.

Une rumeur semblable, tout aussi infondée, avait circulé en janvier 2023, prétendant que le Forum économique mondial (WEF), cible récurrente de désinformation, aurait appelé à "décriminaliser la pédophilie".

Pourtant, cette déclaration n'apparaît nulle part et le WEF avait démenti auprès de l'AFP.

Lire : Non, l'ONU ne recommande pas de dépénaliser les relations sexuelles avec des mineurs

Depuis 2017, des interprétations erronées d'un document de l'OMS circulent aussi. Elles prétendent que ce dernier aurait imposé un programme d'éducation à la sexualité dans les écoles, françaises notamment, qui prônerait la pédophilie.

Mais il s'agit de mauvaises interprétations d'un guide proposant des pistes pour parler d'éducation à la sexualité, qui explique que la sexualité peut être évoquée avec les enfants de différents âges de façon adaptée à leur développement, et en réponses aux questions qu'ils peuvent avoir sur le sujet.

Capture d'écran de VK prise le 25 avril 2023

Le document ne remet cependant nullement en question l'âge du consentement légal dans les pays, et n'a de toute façon qu'une valeur de recommandation, que les pays sont ensuite libres de suivre ou non, comme détaillé dans notre article du avril 2023.

En France, des séances d'éducation à la sexualité sont obligatoires dans les milieux scolaires, mais des associations déplorent que la loi soit inégalement appliquée.

Lire: Non, l'OMS n'a pas imposé un programme d'éducation à la sexualité prônant la "pédophilie"

Mi-mars, le mythe complotiste de l'adrénochrome a ressurgi début mars dans l'émission Touche pas à mon poste, sur C8, lui donnant un très large écho auprès du grand public.

Capture d'écran de Twitter prise le 13 mars 2023

Selon cette théorie, les "élites" du monde entier consommeraient une prétendue drogue très puissante, appelée adrénochrome, qui serait obtenue à base de "sang d'enfant" prélevé dans des "laboratoires".

Si une substance appelée adrénochrome existe bien, il ne s'agit que d'adrénaline oxydée, et ses effets prétendument psychotropes ou "rajeunissants" ne sont pas du tout avérés, avaient confirmé les experts interrogés par l'AFP en mars 2023, qui soulignent que ce mythe est une version actualisée de légendes antisémites très anciennes.

Lire : L'adrénochrome, "drogue des élites à base de sang d'enfant" ? Un mythe ancien aux relents antisémites

On retrouve cette théorie infondée déclinée pour servir les intérêts de la propagande prorusse présentant Vladimir Poutine comme un rempart contre un Occident aux moeurs "perverties", où l'exploitation des enfants serait courante et acceptée. Un moyen de plus de tenter de justifier l'invasion de l'Ukraine.

La photo d'un bâtiment en flammes a été largement relayée sur les réseaux sociaux par des internautes assurant que l'image montrait la destruction d'un "laboratoire d'adrénochrome en Ukraine" en janvier 2023 par Vladimir Poutine, qui aurait permis "la libération de 50 jeunes enfants".

Capture d'écran prise sur Twitter le 24/01/2023

Outre le fait que l'adrénochrome comme drogue issue de sang humain relève du mythe, une recherche d'image inversée a permis à l'AFP d'établir que la photo a été prise en Russie en avril 2022 après le bombardement d'un dépôt pétrolier attribué par Moscou à Kiev.

Régulièrement, les accusations de pédocriminalité sont instrumentalisées à des fins politiques. Ainsi, lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, la théorie du "Pizzagate", prétendait que la candidate démocrate Hillary Clinton ainsi que d'autres figures de son parti étaient impliqués dans un réseau géré depuis une pizzeria.

Autre théorie qui resurgit régulièrement sur les réseaux sociaux : celle d'un réseau de tunnels sous la Maison Blanche qui servirait au trafic d'enfants.

Des publications très relayées en février 2021 ont par exemple prétendu montrer "une opération de sauvetages des enfants dans les tunnels sous la Maison Blanche", photos de soldats en pleurs et prétendus plans desdits tunnels à l'appui.

Capture d'écran réalisée le 26/02/2021 sur Facebook

Mais des recherches d'images inversées et recherches avancées en ligne nous ont permis de retrouver ces images de soldats, sorties de leur contexte oroginel.

La théorie selon laquelle des élites seraient à l'origine d'un vaste réseau de trafic d'enfants est au coeur de la mouvance complotiste QAnon, qui prétend que l'ancien président américain Donald Trump mènerait une guerre secrète contre une secte mondiale dirigée par des élites qualifiées de "pédophiles satanistes", comme développé dans notre article de février 2021.

Lire : Non, ces photos ne montrent pas une "opération de sauvetage" d'enfants sous la Maison Blanche
Des enfants se donnant la main le jour de la rentrée des classes à Quimper, en septembre 2021 ( AFP / Fred TANNEAU)

Des associations inquiètes

Cette instrumentalisation par le complotisme de la lutte contre la pédocriminalité inquiète les associations investies dans cette cause.

Dans la foulée de l'épisode "adrénochrome" dans TPMP, l'association de protection de l'enfance Les Papillons avait décidé de se "séparer de (son) ambassadeur historique Cyril Hanouna", présentateur de l'émission, rappelle son président Laurent Boyet auprès de l'AFP.

Non seulement ces théories n'aident en rien la cause des enfants, mais elles détournent des réelles problématiques en renvoyant une image trompeuse de ce qu'est la pédocriminalité, dénonce-t-il, rappelant que l'écrasante majorité des violences sexuelles ont lieu dans le cadre familial.

Elles contribuent "à dévaloriser et jeter le discrédit sur toutes les actions qu'on mène", déplore-t-il.

Plus grave encore, "les victimes n'ont pas envie d'être prises dans la même nasse que les personnes qui diffusent ces théories", ce qui "concourt à bloquer la libération de la parole", regrette encore Laurent Boyet.