Que des incendies aient démarré "en même temps" au Québec ne prouve pas leur origine volontaire

Alors que le Canada est confronté à de nombreux incendies, des internautes s'appuient sur des images satellite d'une forêt québécoise, censées montrer des départs de feux simultanés le 2 juin 2023, pour affirmer que cela prouve que ces incendies ont été déclenchés volontairement. Mais, s'il arrive régulièrement que des incendies de forêt soient d'origine criminelle, les experts interrogés par l'AFP expliquent que des départs quasi-simultanés peuvent survenir naturellement quand certaines conditions météorologiques (sécheresse, vent, foudre...) sont réunies. Comme le montrent différentes images satellite, ces facteurs ont été observés entre le 1er et le 2 juin 2023 dans la zone des incendies mentionnée par les internautes.

"L'arnaque des feux de forêt au Québec expliquée : ils ont tous démarré en même temps.... images satellites à l'appui", "On peut constater que les incendies récents au Canada commencent TOUS en même temps et dans la même province. Sans doute une coïncidence, la faute à pas de chance" : sur Twitter (1, 2, 3), Facebook (4, 5), Telegram (6) ou encore VKontakte (7), des internautes partagent les mêmes images satellite pour laisser entendre que ces incendies ayant ravagé une partie du Québec début juin 2023 sont volontaires.

A les en croire, les départs simultanés de plusieurs feux dans une même zone géographique, qui seraient clairement visibles sur ces images de l'ouest du Québec, prouveraient qu'ils ont été allumés volontairement, de manière concertée, l'un des ces tweets allant jusqu'à affirmer qu'il est "statistiquement impossible" que de tels départs de feu aient lieu "en même temps" de manière naturelle.

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Captures d'écran réalisées sur Twitter le 14 juin 2023.

Ces allégations, relayées alors que le Canada vit une année sans précédent avec plus de 4,6 millions d'hectares brûlés depuis le début de l'année (lien archivé), et que le Québec, confronté alors à 150 feux actifs, a dû évacuer plus de 11.000 Québecois début juin (lien archivé), font écho à une théorie infondée alléguant que les brasiers auraient été allumés intentionnellement par des écologistes.

"Je gage qu'une bonne partie des feux de forêt ont été allumés par des terroristes verts pour donner un coup de pouce à leur campagne de changements climatiques", a ainsi déclaré le populiste Maxime Bernier, ancien ministre canadien des Affaires étrangères devenu chef d'un parti d'extrême droite, dans un tweet daté du 6 juin (lien archivé).

Même son de cloche sur TikTok où une vidéo en anglais visionnée près de 20.000 fois soutient que les incendies en Nouvelle-Écosse, dans l'est canadien, ont été déclenchés "volontairement pour promouvoir un programme de lutte contre le changement climatique", quand d'autres partagent des vidéos décontextualisées d'hélicoptères incendiant des forêts en guise de preuve.

Des images satellite en date du 2 juin 2023

Les images satellite visibles de l'ouest du Québec visibles dans les différentes séquences relayées ces derniers jours sont toutes extraites d'une vidéo YouTube mise en ligne le 2 juin 2023 et intitulée "Une série d'incendies s'est déclarée dans tout le s. du Québec [...] - le Canada en cours d'agression ? Par une arme à énergie contrôlée ou par des individus?" - rappelant la rumeur récurrente sur la supposée existence d'une "arme géophysique" capable de modifier le climat et conçue par le programme de recherche américain HAARP (qui a fait l'objet d'articles de vérification de l'AFP en 2022 et 2023).

A partir de 1:51 de la vidéo, on retrouve l'extrait repris sur sur les réseaux sociaux, au cours duquel le vidéaste commente ainsi ces images satellite enregistrées sur le site d'imagerie satellite (lien archivé) de l'université américaine de DuPage : "Tout le sud-est [sic] du Québec vient de prendre feu. Toute la zone! C'est dingue ! Dingue ! Regardez ça ! Toute la zone ! En même temps! Aujourd'hui!"

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Capture d'écran réalisée sur YouTube le 14 juin 2023.

Ces données ont bien été prises le 2 juin 2023 dans l'ouest du Québec, comme on peut le vérifier à cette date et à cette localisation sur l'outil de suivi satellite des incendies accessible en ligne sur le site de la Nasa (FIRMS), ainsi que le montre la capture d'écran ci-dessous.

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Capture d'écran prise sur le site FIRMS US/CANADA de la Nasa, le 14 juin 2023.

Mais, comme l'expliquent plusieurs spécialistes à l'AFP, des incendies peuvent débuter naturellement de manière très rapprochée lorsque certaines conditions météorologiques sont réunies. En l'espèce, les images brandies par les internautes dans les publications que nous étudions ne viennent pas prouver que les incendies en question soient volontaires.

Un phénomène naturel habituel en forêt boréale

"Les incendies nécessitent des facteurs de prédisposition pour prendre et s'étendre : la sécheresse, le vent, du carburant inflammable, etc. Quand ces facteurs se manifestent sur une vaste zone, la probabilité que ces feux débutent en séquence augmente", expliquait à l'AFP le 13 juin 2023 Marco Conedera, chef d'unité de recherche au sein de l'Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage WSL.

Joint par l'AFP le 15 juin 2023, André Arsenault, écologiste forestier au sein du Service canadien des forêts, expliquait pour sa part que "dans la forêt boréale continentale", il est "tout à fait habituel" de voir des incendies se déclencher ainsi : "Lorsque les conditions météo favorisent une tendance vers la sécheresse, avec moins d’accumulation de neige au cours de l’hiver et du printemps, moins de pluie comparé à la normale, la végétation devient un combustible plus susceptible de brûler."

"Ces conditions sont souvent exprimées à l’échelle d’une région [...] donc si un allumage de ces combustibles se produit, il est très plausible que plusieurs incendies se produisent en même temps, ce qui devient un défi pour les équipes de pompiers car cela place beaucoup de [pression] sur les ressources de façon assez soudaine", poursuit André Arsenault.

Il rappelle aussi certains "éléments de logique assez simple" aidant à différencier un incendie d'origine criminelle d'un feu d'origine naturelle : "Si plusieurs feux commencent de façon simultanée dans une même région et qu’il n’y a pas eu de foudre pendant plusieurs semaines, la probabilité qu'ils sont d’origine anthropique est très élevée. Si en revanche, les feux correspondent aux mêmes endroits ou la foudre s’est abattue, les probabilités d’allumage naturel sont très élevées. Ceci est encore plus probable si les orages associés a cette foudre ne produisent pas beaucoup de précipitations."

Joint par l'AFP le 14 juin 2023, Florent Mouillot, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), au sein du Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive à Montpellier liste des facteurs similaires : une "sécheresse à long terme", une "sécheresse de l'air et une température anormales à un instant T", et, dans le cas du Canada, "une forte contribution de la foudre", lors d'événements orageux "qui arrivent par vagues".

"Tous ces facteurs conductibles du feu - foudre, sécheresse à long terme et chaleur ou sécheresse de l'air - ne sont pas des événements locaux", poursuit le spécialiste, soulignant qu'ils ont au contraire une ampleur "régionale", et prennent place sur des "milliers et milliers de kilomètres carré".

Michael Falkowski, chef de projet et membre du programme des Sciences appliquées sur les incendies à la NASA, indiquait quant à lui le 14 juin 2023 à l'AFP : "Je ne pense pas qu'il soit inhabituel de voir des incendies débuter de manière quasi-simultanée dans une même zone : les orages violents sont souvent marqués par des foyers d'éclairs qui peuvent provoquer des départs quasi-simultanés."

Plusieurs de ces conditions étaient réunies entre le 1er et le 2 juin 2023 dans la large zone du Québec visible sur les images satellite partagées sur les réseaux sociaux.

Une zone frappée par la foudre quelques heures avant le départ des incendies

Le 1er juin, au terme d'une journée de records de chaleur pour cette date au Québec (rapportée notamment par le Journal de Québec (lien archivé), l'imagerie satellite (lien archivé) de l'Institut coopératif pour la recherche dans l'atmosphère de l'université de l'Etat du Colorado montre des éclairs frapper la zone plusieurs heures avant le début des différents feux de forêt.

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Capture d'écran réalisée sur le site de Colorado State University le 14 juin 2023.

"La veille [le 1er juin], il y a déjà deux incendies sur zone, très visibles. La nuit du 1er au 2 juin, un orage dit 'sec' tombe sur la région : c’est ce que l’on voit dans les images satellite, ce sont les éclairs bleus, ils allument le sous-bois", a expliqué à l'AFP, le 15 juin 2023, Jean-Baptiste Filippi, chercheur au CNRS à l’université de Corse, spécialiste de la simulation des incendies.

"La nuit étant plus froide, le soleil ne chauffant pas le sol, il n’y a pas de convection, pas de panache, le feu reste couvant", sous la forme de braises dans le sol, poursuit le spécialiste, précisant par ailleurs que ce phénomène naturel d'orage sec (sans pluie), s'avère particulièrement efficace "dans un [secteur] d'aiguilles de pin, déjà sèches à la base", donc dans les forêts boréales.

"En même temps que le soleil chauffe le sol, il chauffe l’air, et fabrique de la convection atmosphérique naturelle, des brises, cela attise les incendies et attise les flammes et fait monter ces panaches au rythme de la convection : c’est pour cela que l’on voit les incendies simultanément monter, ils sont quelque part régis par les brises et le soleil", poursuit Jean-Baptiste Filippi, jugeant qu'il n'y a "rien d’étonnant" à ce "qu’ils soient synchronisés", à la manière "des orages d’été, créés par la convection, et tous synchronisés."

Marco Conedera détaille ce phénomène : "L'énergie de l'éclair pénètre le sol et enflamme les couches de humus, qui sont généralement compactes donc avec peu d'oxygène, surtout dans les forêts de conifères. En conséquence, le feu continue de couver dans le sol jusqu'à ce que l'air augmente - grâce à de l'oxygène fourni par le vent, etc."

André Arsenault précise pour sa part que le phénomène visible sur les images satellite n'a rien d'inhabituel pour les experts : "Les spécialistes des incendies de forêts surveillent de près les prédictions d’orages électriques, surtout dans les zones de sècheresses, pour essayer de prédire les probabilités de risques d’incendie."

Comme le souligne par ailleurs une étude de septembre 2020 (lien archivé) consacrée aux "modèles et tendances de l'activité des feux simultanés aux Etats-Unis de 1984 à 2015", "les modèles les plus approchants de simultanéité historique s'appuient de manière fiable sur une combinaison des covariables de sécheresse et de foudre".

Le 8 juin 2023, la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) indiquait à l'AFP que "les feux de forêt des dernières semaines au Québec ont été causés à 60% par la foudre (à la suite du passage d'une cellule orageuse le 1er juin)" et que les 40% restants "sont de cause humaine (opérations industrielles, feux de camp mal éteints, feux de brûlages, articles de fumeurs)"

Plus globalement, entre 2018 et 2022, 410 feux ont été provoqués par la foudre au Québec, ce qui a entraîné la perte d'environ 17.000 hectares, comme le rappelle le site de la SOPFEU (lien archivé).

L'impact du réchauffement climatique

Si, dans ce cas de figure précis, comme le pointe Jean-Baptiste Filippi, la foudre a frappé "une forêt boréale vide de personnes" (dans une zone de milliers de kilomètres carrés où chaque feu est séparé de l'autre par des centaines de kilomètres, comme le montrent les captures ci-dessous prises sur l'outil FIRMS), le même phénomène s'est produit lors des incendies qui ont ravagé la Californie en 2020 (lien archivé), à un détail près : "Il y avait suffisamment de monde sur place, qui l'a observé directement, pour que personne n'ose dire que c'était dû à l'homme. Tout le monde voyait les éclairs de manière évidente, c'était facilement observable."

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Capture d'écran prise sur le site FIRMS US/CANADA de la Nasa, le 15 juin 2023.
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Capture d'écran prise sur le site FIRMS US/CANADA de la Nasa, le 15 juin 2023.

 

 

Ainsi que le rappelle le site du ministère de la Transition écologique (lien archivé), le changement climatique peut jouer un rôle sur la fréquence de ce type de phénomène : "La végétation devient plus sèche. Des températures plus élevées favorisent la transpiration des plantes et la diminution de l'eau contenue dans les sols. La végétation s'asséchant, le risque de départ de feu est plus fort. L’absence de pluie, mêlée à une hausse précoce des températures, accroît la fragilité des massifs. La période à risque devient plus longue et plus intense."

Le Canada, qui, de par sa situation géographique, se réchauffe plus vite que le reste de la planète, est ainsi confronté ces dernières années à des événements météorologiques extrêmes, dont l'intensité et la fréquence sont accrues par le changement climatique.

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Tout en indiquant, le 10 juin 2023 (lien archivé), que "combattre autant de feux" et "évacuer autant de gens" représentait "une première dans l'histoire du Québec", le ministre de la Sécurité publique François Bonnardel a estimé que ce "combat" devrait "durer tout l’été", alors que près de de 14.000 personnes étaient toujours sous ordre d'évacuation au Québec.

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