Des théories infondées attribuent le séisme en Turquie au programme américain HAARP
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- Publié le 16 février 2023 à 16:41
- Lecture : 11 min
- Par : Paula CABESCU, Saladin SALEM, AFP Allemagne, AFP Roumanie
- Traduction et adaptation : Bénédicte REY
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A l'aube du 6 février, un séisme de magnitude 7,8, suivi de plus d'une centaine de secousses, a frappé la Turquie et la Syrie, faisant plus de 39.000 morts, selon les bilans officiels au 15 février. Ce séisme, l'une des pires catastrophes survenues dans la région depuis un siècle, a ravagé des régions entières et fait des dizaines de milliers de blessés et de sans-abri, auxquels s'ajoutent de multiples dégâts matériels.
Peu après la catastrophe, des publications ont circulé sur les réseaux sociaux, prétendant montrer le tremblement de terre en Turquie au cours de la nuit. Le ciel est traversé d'éclairs lumineux. Les auteurs des messages s'interrogeaient sur ces phénomènes lumineux. Certains internautes prétendaient que ces éclairs étaient une preuve que le séisme avait été provoqué "artificiellement" et mettaient en cause le programme de recherche américain HAARP.
"Vous avez vu des #tremblements de terre avec des éclairs ? Tout le monde se demande si le tremblement de terre en #Turquie ne serait pas #HAARP", peut-on lire sur ce message Twitter du 7 février, partagé plus de 1.000 fois depuis.
Des affirmations similaires ont été partagées dans d'autres langues comme l'espagnol, le néerlandais, le hongrois et le tchèque. Certaines s'appuient sur une autre vidéo, montrant également des éclairs lumineux, comme ce message publié sur Twitter le 6 février et partagé plus de 1.600 fois. "Le tremblement de terre en Turquie ressemble à une opération punitive (HAARP) de l'OTAN ou des Etats-Unis envers la Turquie. La vidéo montre des éclairs, ce qui n'est pas normal lors de séismes, mais arrive toujours lors des opérations harp (sic)".
Cette dernière vidéo a en outre été tournée avant le séisme, comme le montre dans le coin supérieur gauche de l'image une date indiquant l'année 2022. Une recherche par mots-clés sur la base des termes utilisés dans la vidéo a finalement permis à l'AFP de trouver le clip original sur Youtube. La vidéo y a été téléchargée le 23 novembre 2022, soit plus de deux mois avant le violent séisme de février 2023.
L'AFP a interrogé plusieurs experts en astronomie, en géophysique et en sciences de la terre, qui ont estimé que ces affirmations étaient des théories du complot sans fondement. La technologie HAARP n'a pas la capacité de déclencher un tel événement, et les lumières visibles dans ces vidéos sont un phénomène souvent observé lors des tremblements de terre, ont-ils expliqué.
Qu'est-ce que HAARP ?
Le programme de recherche sur les aurores actives à haute fréquence, ou HAARP, se concentre sur l'étude des propriétés et du comportement de l'ionosphère, qui, comme l'explique la NASA ici, est la couche supérieure de l'atmosphère terrestre qui rencontre le début de l'espace.
Sur son site, HAARP affirme être l'émetteur haute puissance et haute fréquence le plus performant au monde pour étudier l'ionosphère, qui commence à environ 60-80 km d'altitude et s'étend jusqu'à plus de 500 km d'altitude.
"L'objectif des recherches d'HAARP est de mener une étude fondamentale des processus physiques à l'œuvre dans les parties les plus élevées de notre atmosphère", indique le site.
Le programme utilise les ondes radio pour chauffer les électrons dans l'ionosphère, créant ainsi "de petites perturbations qui sont similaires aux types d'interactions qui se produisent dans la nature" mais qui sont plus faciles à étudier pour les scientifiques, y explique-t-on.
Créé en 1990 à l'initiative du Congrès américain, et alors géré conjointement par l'armée de l'air et la marine américaines, le centre avait pour objectif de recherche "de comprendre et d'utiliser le phénomène pour améliorer les systèmes de communication et de surveillance à des fins civiles et de défense". "Son objectif était d'étudier les propriétés physiques et électriques de l'ionosphère terrestre qui peuvent affecter nos systèmes de communication et de navigation militaires et civils", précise le site d'HAARP.
Le centre a été cédé en 2015 à l'université d'Alaska-Fairbanks et aucun personnel militaire n'est actuellement affecté à la station de recherche, selon les informations fournies par le programme sur son site.
HAARP répond également sur son site à un certain nombre de questions sur son travail et aborde également diverses théories infondées qui entourent la station de recherche depuis des années. L'AFP a déjà démenti l'affirmation selon laquelle le programme pouvait modifier le climat (ici).
Aucun mécanisme plausible pour déclencher un séisme avec HAARP
Interrogée par l'AFP le 11 février sur les affirmations selon lesquelles HAARP serait à l'origine des tremblements de terre du 6 février, Jessica Matthews, responsable du programme, a déclaré que ce n'était pas possible.
"Le récent tremblement de terre et les pertes tragiques de vies humaines en Turquie mettent en évidence la destruction que peuvent causer les catastrophes naturelles. Les équipements de recherche du site HAARP ne peuvent pas créer ou amplifier les catastrophes naturelles", a-t-elle déclaré à l'AFP.
Plusieurs experts indépendants interrogés par l'AFP ont abondé dans ce sens.
Les ondes radio d'HAARP chauffent l'ionosphère sur une surface limitée d'environ 100 kilomètres, a ainsi expliqué Jeffrey Hughes, professeur d'astronomie à l'Université de Boston le 8 février. "Il n'est pas possible qu'il puisse être utilisé pour créer un effet au sol à l'autre bout du monde", a-t-il dit.
"Les ondes radio peuvent perturber artificiellement la haute atmosphère, mais c'est comparable aux perturbations causées par le soleil. Je n'ai connaissance d'aucune preuve scientifique qu'une onde artificielle puisse provoquer des perturbations plus importantes et avoir un impact sur des conditions sismiques locales", a déclaré à l'AFP le 8 février Toshi Nishimura, géophysicien et enseignant-chercheur au Boston University College of Engineering.
"Il n'existe actuellement pas de technologies permettant de lancer des ondes radio depuis le sol et de toucher une ville précise sur un autre continent. Il ne semble pas possible que des ondes radios puissent avoir un impact sur des conditions sismiques lointaines", a-t-il ajouté.
"Il n'y a aucun mécanisme plausible par lequel un tremblement de terre pourrait être déclenché par un tel dispositif/arme", a renchéri auprès de l'AFP le 8 février Susan Hough, géophysicienne au sein du service géologique du gouvernement américain (USGS), a qualifié ces affirmations de "science-fiction".
"Il n'existe tout simplement aucun mécanisme connu permettant à quelque chose ressemblant de près ou de loin à HAARP d'avoir un quelconque impact sur les tremblements de terre", a également estimé le 8 février David Keith, professeur de physique appliquée à la Harvard School of Engineering and Applied Sciences.
"HAARP n'est pas une arme sous quelque forme que ce soit, ne l'a jamais été et ne peut pas être utilisé comme une arme", a affirmé le 8 février Michael Lockwood, spécialiste de la physique de l'espace à l'université de Reading au Royaume-Uni, qui a travaillé avec des instruments scientifiques similaires.
L'intérêt militaire pour cette technologie a concerné "les communications, et non une quelconque forme d'armement", a-t-il expliqué, estimant que les théories complotistes sur l'utilisation d'HAARP en tant qu'arme pouvaient provenir du fait que le programme a initialement étudié l'utilisation des ondes radio pour communiquer avec les sous-marins nucléaires.
Cela s'est "transformé en l'idée absurde que HAARP est une forme d'armement : une forme de contrôle mental social est (la thèse, ndlr) habituelle favorite, mais générer des tremblements de terre est une idée que nous n'avions jamais entendue auparavant", a déclaré Michael Lockwood.
D'où viennent les séismes ?
L'ionosphère, au coeur du projet de recherche d'HAARP, est a des kilomètres du phénomène à l'origine des tremblements de terre, provoqués par les mouvements des plaques tectoniques.
Assemblées à la manière d'un puzzle à la surface de la terre, les plaques tectoniques sont en mouvement constant, se déplaçant de quelques centimètres par an dans des directions différentes. "La croûte, la partie supérieure des plaques, se déforme de façon élastique jusqu’à un point de rupture. Elle casse alors brutalement le long d’une ou plusieurs failles, créant des secousses plus ou moins violentes", provoquant un séisme, explique le musée de sismologie de l'Université de Strabourg sur son site. Ceux-ci se concentrent pour la plupart sur les bordures de plaques.
La Turquie est située sur une des principales zones sismiques du globe. Elle avait enregistré en 1999 un tremblement de terre sur la faille d'Anatolie du Nord, dans la région septentrionale de Düzce, qui avait causé la mort de plus de 17.000 personnes.
Le 6 février, la terre a tremblé de l'autre côté du pays, près de la frontière syrienne, le long de la faille d'Anatolie de l'Est, provoquant le "pire désastre naturel en un siècle" à toucher un pays de la zone européenne de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Les séismes peuvent provoquer des éclairs lumineux
Plusieurs experts interrogés par l'AFP ont expliqué que les éclairs lumineux visibles sur les vidéos étaient des phénomènes relativement courants lors de tremblements de terre, bien que leur origine fasse l'objet de débats.
Un phénomène similaire avait ainsi été observé lors d'un tremblement de terre de magnitude 7,0 qui avait frappé le Mexique près de la ville d'Acapulco en septembre 2021.
Les phénomènes tels que les éclairs, les boules lumineuses, les serpentins et les flashs réguliers signalés en association avec des tremblements de terre sont appelés lumières sismiques (EQL), explique l'USGS ici.
"La plupart des experts s'accordent sur l'existence des lumières sismiques : des flashs lumineux observés lors de forts séismes. Parfois, les lumières sont générées par des explosions de transformateurs, mais il y a des preuves que les lumières proviennent du sol lui-même", a expliqué Susan Hough de l'USGS à l'AFP.
"Il y a des idées sur la raison de leur apparition, mais je ne pense pas qu'il existe une théorie largement acceptée pour les expliquer, en partie parce qu'il s'agit d'une observation tellement éphémère qu'elle est difficile à documenter", a-t-elle ajouté. "Plus controversée est l'affirmation selon laquelle les lumières sismiques précèdent en fait certains grands tremblements de terre - ceci, à mon avis, est beaucoup moins bien établi que les lumières qui apparaissent pendant les tremblements de terre."
Pour John Vidale, doyen et professeur de sciences de la Terre à l'université de Californie du Sud (USC) interrogé le 8 février par l'AFP, "les vidéos de ce type proviennent généralement de transformateurs électriques qui ont été court-circuités lors de fortes secousses. Parfois, de fortes secousses peuvent entraîner une bioluminescence dans l'eau le long de la côte, qui est une lueur et non un flash. Des flashs peuvent parfois être vus depuis des transformateurs au loin avant que les ondulations n'atteignent l'endroit où se trouvent les observateurs."
Bien qu'il ne sache pas "ce qui a causé les flashs" dans la vidéo tournée lors du séisme en Turquie, le professeur Hughes, de l'Université de Boston estime qu'"ils ne ressemblent en rien aux aurores, qui ne clignotent pas, mais sont continues et se déplacent lentement". "Ils me semblent, du moins certains d'entre eux, être le genre de flashs que l'on obtient lorsque les systèmes d'alimentation électrique se mettent en court-circuit, ce qui, j'en suis sûr, s'est produit lors de la destruction du tremblement de terre", a-t-il ajouté.
L'aurore, mentionnée par certains internautes, fait référence à un phénomène lumineux caractérisé par des voiles changeant de forme et extrêmement colorés dans le ciel nocturne. Elle n'apparaît généralement que dans les régions polaires.
Bien que de faibles émissions optiques aient été formées à l'aide d'HAARP, le site du programme indique que l'énergie qu'il génère est "tellement plus faible que ces processus naturels qu'il est incapable de produire le type d'effet optique observé pendant une aurore".
"La vidéo suggère que le temps était nuageux cette nuit-là. La lumière ne vient pas de l'espace, mais vient du sol et est réfléchie par les nuages", a estimé Toshi Nishimura. "Il semble peu probable que ces lumières aient un rapport avec les ondes radio d'un autre continent", a-t-il ajouté.
Le tremblement de terre du 6 février, qui a dévasté le sud de la Turquie et la Syrie a donné lieu à la publication de nombreuses informations erronées et d'images et de vidéos détournées. L'AFP a vérifié d'autres rumeurs, notamment sur la supposée prédictibilité des séismes.