
Attention, ces vidéos de personnes âgées ont été manipulées pour vendre de prétendus articles artisanaux
- Publié le 27 août 2025 à 16:26
- Lecture : 10 min
- Par : Cintia NABI CABRAL, AFP France
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Et si de simples clics suffisaient à sauver un petit commerce artisanal ? C'est ce que suggèrent, depuis le début de l'année, plusieurs vidéos virales sur les réseaux sociaux.
Pantoufles en forme de mouton, de vache ou de cochon, peluches, couvertures personnalisées : ces objets, présentés les oeuvres d'agriculteurs ou de personnes âgées en difficulté, seraient le dernier recours pour sauver leur activité menacée de disparition.
"Pitié... Restez 10 secs pour sauver ma ferme de la fermeture... A cause de la crise, je n'ai plus les moyens pour garder ma ferme ouverte... Alors j'ai décidé de faire des pantoufles d'animaux pour sauver la ferme", peut-on lire dans une courte vidéo TikTok de 17 secondes. Publiée le 18 août, elle a déjà récolté plus de 665.000 "j'aime" et 3 millions de vues en une semaine.
Dès les premières secondes, un homme âgé apparaît, visiblement épuisé et accablé par sa situation. Au fil des images, on découvre un petit bovin, un chevreau, de petits cochons, puis des scènes censées illustrer le travail artisanal de l'auteur de la vidéo : découpe de tissu, usage de ciseaux et de règles.

Touchés par ce récit, de nombreux internautes se mobilisent dans les commentaires. Certains appellent à soutenir "Papy" en réagissant avec des "cœurs", tandis que d'autres posent des questions anodines. Leur objectif : faire remonter la publication dans l'algorithme et donner de la visibilité à ce qu'ils croient être un projet sincère et désespéré.
Depuis avril 2025, des comptes comme "ferme.cocoon", "cowmfy", "wooffooty" ou encore "pawly.officiel" cumulent des centaines de milliers d'abonnés.
Leurs publications suivent des formats répétitifs : une personne âgée, son conjoint, son enfant ou son petit-enfant, en pleurs face à un commentaire dénigrant leur travail ou exprimant leur désespoir. Puis, viennent les images d'animaux attendrissants, les scènes de fabrication du produit, et enfin, un appel à interagir avec un lien d'achat situé dans la bio (petit texte de présentation situé sous le nom d'utilisateur).
Ce type de contenus prend aussi la forme de carrousels, une série de photos à faire défiler.

Mais attention : ces images ont été manipulées. Ces comptes récupèrent des vidéos et photos d'autres utilisateurs de TikTok et les recontextualisent pour créer un faux récit dans le but de susciter la pitié et l'empathie, et jouer sur les sentiments des internautes afin de générer de l'engagement.
Quant aux produits présentés comme artisanaux, ils sont en réalité achetés à très bas prix sur des plateformes de dropshipping, puis revendus à des tarifs bien plus élevés.
"Ces méthodes-là sont beaucoup utilisées historiquement par les brouteurs [des personnes qui s'appuient sur la vulnérabilité d'internautes pour les arnaquer ou leur soutirer de l'argent, NDLR]", explique Jérôme Notin, directeur général de la plateforme Cybermalveillance.gouv.fr, le 22 août à l'AFP. Selon lui, ces sites exploitent "la sensibilité des personnes pour les arnaquer", et ces "gens qui n'ont aucune morale [...] jouent la fibre sentimentale".
Des vidéos manipulées
Plusieurs recherches d'images inversées sur certaines vidéos ont révélé que les mêmes visages - qu'il s'agisse de personnes âgées, de leurs prétendus enfants ou petits-enfants, ou d'animaux filmés - apparaissent dans plusieurs contenus distincts.
Par exemple, cette vidéo TikTok montre une femme âgée en larmes, laissant penser qu'elle pleure parce que certaines personnes souhaitent la placer en maison de retraite. Pourtant, cette même séquence circule dans différentes langues : allemand, anglais, espagnol, japonais, polonais, portugais ou encore slovaque. Et le produit mis en avant varie.
Pour identifier la femme apparaissant dans la vidéo, l'AFP a utilisé Google Lens. Il s'agit de la grand-mère de la créatrice de contenu Fernanda Franck, publiées sur ses réseaux sociaux sous le nom de "Nanda e vovó" ("Nanda et sa mamie" en portugais).

Dans la vidéo originale, publiée le 6 août 2023, la grand-mère de Fernanda pleure parce qu'elle ne veut pas que sa petite-fille déménage loin d'elle. À aucun moment, elle ne fait référence à un quelconque produit - contrairement aux versions détournées de la vidéo.
Et cette femme n'est pas la seule à avoir vu son image exploitée à des fins commerciales trompeuses. Grâce à des recherches d'image inversée et par mots-clés, l'AFP a pu retrouver l'identité ou l'origine réelle des vidéos de plusieurs autres personnes âgées pour créer du contenu en ligne, dont Barbara Kinsgley, Charles Ray, Joar Berge, "teddog13", Noel, ou encore le grand-père de "Gabby".
"Nous sommes au courant du problème et nous essayons de faire retirer les vidéos, mais elles ne cessent de réapparaître", a déploré Noel, cofondateur de WeaverDee, une entreprise britannique spécialisée dans les fournitures de couture et de confection, auprès de l'AFP le 25 août dernier.
Ce dernier avait notamment publié une vidéo dénonçant la manipulation de ces vidéos, comme ici, où apparaît également Barbara Kingsley, professeure américaine retraitée de 77 ans. "Je ne vends rien", a-t-elle affirmé le 20 mai dernier sur son compte Threads (liens archivés ici et ici).
Enfin, il y a une incohérence récurrente dans ces vidéos : la personne montrée en début de vidéo, celle censée confectionner le produit, et celle qui le présente à la fin ne sont pas les mêmes. Et la différence de couleur ou de texture de peau entre ces personnes rend notamment ces manipulations encore plus flagrantes.

Interrogé le 25 août par l'AFP sur sa politique de lutte contre les escroqueries en ligne, TikTok a assuré modérer "les contenus relatifs aux produits ou activités pouvant être risqués, addictifs, dangereux, frauduleux ou nécessitant une grande prudence" (lien archivé ici).
"Comme indiqué dans nos Consignes communautaires, nous n'autorisons pas les tentatives de fraude ou d'escroquerie sur des membres de notre communauté. Les utilisateurs ayant commis des violations répétées peuvent voir leur compte banni" (lien archivé ici).
Une escroquerie commerciale
Ces fausses vidéos s'inscrivent en réalité dans une tendance déjà bien présente sur les réseaux sociaux : promouvoir les commerces locaux afin de leur offrir davantage de visibilité. Une fois sensibilisés par le message, les internautes sont invités à soutenir ces commerces, soit en interagissant avec le contenu, soit en consommant les produits mis en avant.
Sur TikTok, la majorité des fausses vidéos que nous vérifions renvoient les utilisateurs vers des liens situés dans les biographies des comptes. Ces liens mènent à des sites comme "Ferme Cocoon" ou "Pawlyyy", qui commercialisent des produits représentant divers animaux.
"Ferme Cocoon" affirme notamment sur son site avoir créé cette entreprise afin de soutenir son exploitation et prendre soin de ses animaux "avec respect et amour. Une partie de chaque vente est immédiatement reversée à notre ferme. Ces fonds permettent de financer la nourriture quotidienne de nos animaux, leurs soins vétérinaires, l'entretien des pâturages et des abris, et bien sûr, un environnement sûr et chaleureux pour tous".
Pourtant, aucune information sur les fondateurs, les animaux, ni leur localisation n'est disponible sur le site - qui ne comporte ni mentions légales, ni coordonnées de contact.
Une recherche via l'outil Whois, qui permet d'obtenir des informations sur les noms de domaine de sites internet, montre que ce site a été créé en 2006 avec la plateforme Shopify, qui permet d'assister la création de sites de commerce en ligne, et mis à jour le 16 avril 2025 (lien archivé ici).
Le point le plus flagrant reste le prix des articles : une recherche d'image inversée nous a permis de retrouver tous les produits proposés sur les sites des grossistes chinois Shein ou Ali Express, à des prix bien inférieurs.

Aucune adresse identifiable en France, produits directement livrés de Chine et retrouvables sur des sites de commerce : le modèle de ces sites ressemble en tout point à du dropshipping.
Ce type de pratique est défini par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) comme reposant "sur un schéma où le professionnel, qui s'occupe de la commercialisation et de la vente de produits, délègue totalement à son fournisseur, souvent installé dans des pays à très bas coûts de production, la gestion des stocks et la livraison des produits au consommateur" (lien archivé ici).
"Ce modèle a séduit de nombreux opérateurs à la recherche de gains faciles et rapides", explique l'administration. Et en 2022, sur 215 sites de dropshipping analysés par la DGCCRF, 116 n'étaient pas conformes à la règlementation française.
Selon Jérôme Notin, directeur général de la plateforme Cybermalveillance.gouv.fr, pour piéger des personnes de toutes générations, les arnaqueurs s'adaptent aux réseaux sociaux : "Les brouteurs classiques sur TikTok ça marche pas, car les jeunes considèrent, à tort, bien évidemment, qu'ils sont informés, qu'ils sont compétents. Ils vont pas forcément faire attention à ça, et s'ils tombent dans le panneau, ils achèteront le produit qui en effet coûte rien".
En effet, selon France Num, le site du gouvernement dédié à la transformation numérique des entreprises, "le e-commerce est très populaire auprès de la Génération Z, qui réalise plus de la moitié de ses achats habituels en ligne. En général, 90 % de ces jeunes consommateurs achètent en ligne" (lien archivé ici).
Le 28 mars, la DGCCRF avait déjà répondu à l'AFP à propos d'arnaques similaires : "La DGCCRF a par ailleurs engagé un travail de coopération avec les plateformes pour qu'elles suspendent plus rapidement les comptes contrevenants".
Ce n'est pas la première fois que des récits émouvants ou inspirants sont utilisés pour générer de l'engagement. L'AFP a déjà enquêté sur la diffusion de fausses histoires sur TikTok, visant à gagner en visibilité ou à promouvoir des produits douteux, comme le montrent plusieurs articles publiés ici, ici, ici, ou encore là.