Attention, ce prétendu témoignage d'un retraité fiché par la Banque de France a été généré par IA

Les sites dont les contenus sont générés par intelligence artificielle (IA) se multiplient sur les réseaux sociaux, brouillant les pistes entre vraies informations et contenus totalement inventés. Depuis mi-juillet, la prétendue histoire d'un retraité prétendument visé par une enquête de la Banque de France pour avoir retiré une grosse somme d'argent a largement été relayée sur les réseaux sociaux. Mais elle provient d'un site dont les contenus sont générés par IA, et extrapole des réalités, ont expliqué des spécialistes et la Fédération bancaire française (FBF) à l'AFP.

"'Je voulais payer en liquide pour éviter les intérêts d'un prêt', explique Georges Laval 67 ans 'C’était mon argent, j'ai pensé que je pouvais en disposer comme je le voulais.' En France, tu travailles toute ta vie, tu économises prudemment… Et le jour où tu retires 12 000 € de ton compte pour acheter une voiture, l'État t'envoie la Banque de France et une enquête pour 'blanchiment' La vérité ? Ton argent ne t'appartient plus. Tu n'es plus un citoyen, tu es un suspect", énonce une publication partagée à plus de 1.000 reprises sur X depuis le 14 juillet, relayant une image de ce qui ressemble à un article de média.

Son titre indique : "'J'ai retiré seulement 12 000 € en liquide' raconte ce retraité aujourd'hui dans le viseur de la Banque de France 'je pensais pas que ça poserait problème' ajoute-t-il, stupéfait d'avoir été signalé après un simple retrait à son guichet".

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Capture d'écran prise sur X, le 21/07/2025. Croix orange ajoutée par l'AFP.

La même image associée à des affirmations similaires a aussi été diffusée sur Facebook.

Mais, comme nous allons le voir, ce prétendu témoignage extrapole par ailleurs de façon trompeuse des réalités liées au signalement par les banques d'opérations potentiellement frauduleuses.

Un site d'actualités générées par IA

Comme le mentionne un internaute en commentaire de la publication sur X, la capture d'écran provient d'un site qui génère du contenu à partir d'intelligence artificielle.

On peut retrouver l'article correspondant sur "placeronde.fr/news", qui indique, dès sa page d'accueil : "Notre site repose uniquement sur des faits entièrement fictifs générés par intelligence artificielle. Aucun contenu ne doit être interprété comme réel ou véridique". 

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Capture d'écran réalisée sur le site "placeronde.fr/news", le 16/07/2025, encadré orange ajouté par l'AFP.

Le même avertissement est réitéré dans chaque article - dont celui sur lequel nous nous penchons -, mais seulement après le titre accrocheur et l'image d'illustration, ainsi qu'à la fin. La capture d'écran relayée sur X et Facebook s'arrêtait, elle, avant le premier paragraphe, omettant cette mention.

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Capture d'écran réalisée sur le site "placeronde.fr/news", le 16/07/2025, encadré orange ajouté par l'AFP.

Une recherche d'image inversée avec la photo de l'article nous a permis de la retrouver dans plusieurs articles de médias pour illustrer des actualités liées à la Banque de France (1, 2, 3), dans lesquels elle est créditée à un photographe de l'AFP (liens archivés ici, ici, ici).

Sur "placeronde.fr/news", la plupart des photos sont des images d'illustration, trouvables en ligne dans des banques d'images ou publiées par des médias.

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Capture d'écran prise dans les archives photos de l'AFP, le 16/07/2025.

Sur le site, des centaines d'articles ont été mis en ligne depuis début juin, mentionnant des anecdotes et faisant écho à des actualités souvent liées à l'économie ou la consommation, ou des "informations" à caractère sensationnaliste.

Un fonctionnement typique de sites dont les articles sont générés par IA, relève Nikos Smyrnaios, maître de conférences en sciences de communication et de l'information à l'université de Toulouse, à l'AFP le 21 juillet : "la production de contenus arrive par vagues et est thématique (...) On peut imaginer que dans le prompt [les instructions envoyées à un robot conversationnel d'IA générative, NDLR], ils vont créer des variations du même thème pour économiser de l'énergie ou pour rationaliser le processus" (lien archivé ici).

Le nom du domaine "placeronde.fr" renvoie quant à lui vers une page complètement différente: qui propose un guide pour trouver des vêtements selon sa taille. Un onglet "news" y figure, qui dirige l'internaute vers la partie proposant les pseudo-actualités générées par IA.

Peu d'informations sur l'identité des personnes à l'origine du site sont présentes. On trouve une adresse mail générique de "contact", mais dont la description semble elle aussi générée par IA. L'AFP a écrit à cette adresse mais a reçu un message d'erreur.

En entrant le nom du domaine sur "who.is", qui permet d'extraire certaines informations liées à des sites internet, on apprend que le site a changé de propriétaire il y a quelques mois, et le seul contact associé à la création est "TLD Registrar Solutions" (liens archivés ici et ici).

Il s'agit d'une entreprise basée au Royaume-Uni qui, selon son site, propose un appui à l'acquisition de domaines en ligne, et permet donc aux acquéreurs de rester anonymes en passant par ses services. L'AFP a écrit à TLD Registrar Solutions, sans réponse au moment de publication de cet article.

Les "obligations de vigilance" des banques

La désinformation liée aux finances et à la consommation est particulièrement présente en ligne, car elle s'appuie souvent sur des craintes pour viser à accumuler des réactions, ce que l'AFP a déjà décrit ici en lien avec d'autres rumeurs sur des retraits, sur l'argent liquide, ou encore sur des prétendus prélèvements obligatoires sur les comptes.

L'article généré par IA extrapole la réalité pour générer un contenu in fine trompeur, a déploré la Fédération bancaire française (FBF) auprès de l'AFP le 18 juillet.

Selon elle, il est vrai que "dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme (LBCFT) les banques sont soumises à des obligations strictes de vigilance", définies dans le Code monétaire et financier. Par exemple, les organismes bancaires doivent vérifier l'identité de leurs clients et surveiller les opérations bancaires pour détecter des actions atypiques et s'assurer qu'elle ne sont pas suspectes.

En cas de soupçon de blanchiment, "les banques ont l'obligation de faire une déclaration de soupçon à Tracfin [le service du renseignement financier, rattaché au ministère de l'Economie, NDLR]. Le non-respect de ces obligations peut entraîner des sanctions administratives et pénales", indique la FBF, qui précise néanmoins qu'"aucun signalement n'est adressé à la banque de France", à l'inverse de ce qui est sous-entendu dans l'article généré par IA (lien archivé ici).

"Aucun 'signalement' ou, plus précisément, aucune déclaration de soupçon n'a à être effectué automatiquement à partir du dépassement d'un certain seuil (y compris de 12.000 euros) et encore moins à la Banque de France", confirme cette dernière à l'AFP le 24 juillet.

Et ces déclarations ne surviennent pas immédiatement systématiquement après une "opération atypique", c'est-à-dire qui concerne un montant élevé, ou, dans certaines circonstances, "quel que soit le montant" car "certaines techniques de blanchiment et surtout de financement du terrorisme portent sur des sommes peu élevées", note la FBF.

Avant toute déclaration à Tracfin, la banque va demander à son client des informations et justificatifs pour expliquer notamment la provenance et/ou la destination des fonds. Si le client justifie son paiement (avec un devis, une facture d'achat d'un bien ou un acte de notaire par exemple), l'établissement bancaire pourra déterminer qu'il n'y a pas lieu de considérer l'opération comme douteuse.

"Le retrait d'une somme de 12.000 euros constitue généralement une opération atypique conduisant la banque à interroger le client sur la destination de ces fonds pour vérifier la légalité de l'opération conformément à ses obligations de vigilance définies par le Code monétaire et financier", explique la FBF, qui souligne néanmoins que "ces questions ne conduisent pas automatiquement à un signalement". 

"Les clients disposent bien entendu librement de leur argent : les opérations dûment expliquées ne font pas l'objet de déclaration de soupçon", contrairement à ce qu'assure l'article généré par IA, conclut la FBF, qui estime que ce dernier propage de "de la désinformation à partir d'une information vaguement en lien avec le sujet".

Dans certains cas, des informations liées à des opérations particulières sont néanmoins automatiquement transmises à Tracfin, détaille la Banque de France : "ce que prévoit la réglementation anti-blanchiment lorsque des plafonds sont dépassés, c'est la communication systématique d'informations (ou COSI). Pour le cas des retraits en espèces effectués sur un compte de dépôt ou de paiement, une COSI intervient dès lors que le montant cumulé sur un mois civil de retraits dépasse les 10.000 euros. Cette transmission automatique et régulière d'informations à Tracfin (...) a une nature bien différente d'une déclaration de soupçon, puisqu'elle s'effectue de façon systématique dès lors qu'il y a le franchissement de seuil, et sans qu'il y ait nécessairement un soupçon". 

La Banque de France conclut : "un retrait de 12.000 euros en espèces sur un compte bancaire entraîne une communication systématique d'informations mais pas automatiquement une déclaration de soupçon, ce qui est bien différent", car il n'y a, contrairement à ce qu'assure l'article viral sur les réseaux sociaux, "pas d'enquête sur ce retrait d'espèces, comme cela serait le cas pour une déclaration de soupçon". 

Tout cela est aussi détaillé sur une page du "les clés de la banque", mis en place par la FBF (lien archivé ici).

Prolifération des sites et contenus générés par IA

D'autres recherches à partir du nom "placeronde.fr" nous ont menés vers une librairie lilloise éponyme, qui semble avoir possédé le nom de domaine d'au moins 2020 jusqu'à au moins septembre 2024, comme on peut le voir en consultant des archives du site Wayback Machine, qui permet à quiconque d'enregistrer des pages web à certains moments spécifiques (lien archivé ici). 

"placeronde.fr" s'inscrit dans une tendance existant depuis des années mais facilitée par l'IA, explique Brigitte Sebbah, professeure sciences de l'information et de la communication à l'université de Toulouse, auprès de l'AFP le 22 juillet : "le rachat de sites, c'est une stratégie bien connue de captation d'attention dans des buts de référencement et de monétisation" (lien archivé ici).

Mais avec l'IA, "ce qui change complètement la donne, c'est l'industrialisation de la production. Avec quelques prompts bien faits et mise en place technique suffisante, vous pouvez générer des articles en permanence pour un coût dérisoire, pour quelques centimes d'euros", abonde Nikos Smyrnaios.

Acquérir un site peut avoir pour objectif "de créer des liens vers d'autres sites pour les faire monter dans les classements de Google. Parmi le réseau, il peut y avoir un site qui peut avoir une activité commerciale normale qui va alors monter dans le classement", explique-t-il.

Une autre option réside selon lui dans le "rachat des noms des domaines qui sont déjà dans l'index de Google, ce qui a une grande valeur parce qu'à partir de là, vous pouvez vous faire recenser dans des services de Google qui mettent en avant des articles dits de news, d'actualités", ajoute-t-il.

On peut effectivement retrouver d'autres sites (1, 2) diffusant des articles générés par IA, et dont des onglets renvoient vers "placeronde.fr", et plusieurs encarts publicitaires sont présents sur le site.

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Capture d'écran prise sur le site "placeronde.fr/news", le 23/07/2025.

En mars, une enquête réalisée par le média Next, en partenariat avec la rubrique CheckNews de Libération avait dénombré plus de 1.000 sites générés par IA qui diffusent des articles en français dont le contenu mélange actualités et inventions, dans le but de générer des revenus grâce au référencement (c'est-à-dire qu'ils sont mis en avant par des moteurs de recherche, dont Google) et à la publicité (lien archivé ici).

L'analyse avait arrêté son premier décompte à la barre symbolique de 1.000, mais ces sites sont en réalité bien plus nombreux et continuent de proliférer.

Un "Far West informationnel"

À ce stade, il n'existe que peu ou pas de législations applicables à ce genre de contenus, explique Brigitte Sebbah : "on est dans un 'Far West informationnel', comme on l'était au début des années 2000 quand les sites web de médias sont nés, et qu'on n'avait pas d'obligation des mentions légales par exemple".

Nikos Smyrnaios ajoute que ces contenus peuvent ainsi "inonder les intermédiaires que sont Google mais aussi les réseaux sociaux", où ils peuvent encore gagner de l'ampleur.

Cette diffusion en chaîne est "liée au modèle économique et à la structure oligopolistique de ce marché, c'est-à-dire que vous avez quelques acteurs, les GAFAM [acronyme qui désigne Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, NDLR] plus TikTok, qui contrôlent l'essentiel des plateformes, dont l'objectif principal n'est pas de mettre en avant une information de qualité, mais de maximiser le profit publicitaire. Donc si les articles comme ça arrivent à capter une partie de l'audience, ça ne leur pose aucun problème", résume Nikos Smyrnaios (lien archivé ici).

Dès février, l'organisation NewsGuard, qui analyse la fiabilité des sites et contenus en ligne, avait elle aussi indiqué avoir détecté plus de 1.200 sites diffusant de la désinformation à base d'articles générés par IA mêlant faits et assertions inventées, en 16 langues dont le français (lien archivé ici). 

Une tendance présente aussi sur les réseaux sociaux dont TikTok, avec la multiplication de comptes se prétendant comme diffusant des actualités, et dont les contenus générés par IA mêlent en réalité vrai et faux, comme déjà détaillé dans cet article de l'AFP.

La multiplication de ces contenus générés par IA constitue ainsi pour Brigitte Sebbah,"un glissement qui va créer une confusion pour le public, une logique de dépossession des audiences, de la valeur éditoriale, de l'identité médiatique, de l'information en général, même au-delà de la désinformation".

Cette "inondation d'internet avec tous ces contenus qui n'ont aucune valeur et qui vont donc dévaloriser l'espace public numérique a une influence néfaste pour le fonctionnement démocratique de l'espace public", conclut Nikos Smyrnaios.

Ajoute réponse de la Banque de France
24 juillet 2025 Ajoute réponse de la Banque de France

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