
Attention à ces affirmations sur la "résurrection" d'une espèce de loups éteinte depuis des milliers d'années
- Publié le 24 avril 2025 à 18:23
- Lecture : 9 min
- Par : Manon JACOB, AFP Etats-Unis
- Traduction et adaptation : AFP France , Claire-Line NASS
Copyright AFP 2017-2025. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
Début avril, les réseaux sociaux ont été submergés de photos et vidéos de louveteaux au pelage blanc, des messages les accompagnant assurant que l'entreprise de biotechnologie basée au Texas, Colossal Biosciences, aurait "ressuscité" le loup sinistre, une espèce d'Amérique du Nord disparue depuis plus de 12.000 ans mais rendue populaire grâce à la série Game of Thrones (lien archivé ici).
De telles affirmations ont été diffusées en anglais, notamment par le milliardaire et proche du président américain Donald Trump, Elon Musk, dans une publication sur sa plateforme X récoltant plus de 50.000 partages, mais aussi en français sur X (1, 2) et Facebook, par des internautes basés en France et au Québec.

L'administration du président américain a profité de ces annonces pour appeler à réduire les politiques de protection des espèces menacées aux Etats-Unis (lien archivé ici).
Le ministre américain de l'Intérieur, Doug Burgum, a affirmé sur X le 7 avril que la "résurrection du loup sinistre" marquait "l'avènement d'une nouvelle ère passionnante de merveilles scientifiques, montrant comment le concept de désextinction peut servir de pilier à la conservation moderne des espèces".
Il a réitéré son propos le 9 avril : "si nous devions faire face à la perte d'une espèce, nous avons maintenant une opportunité de la ressusciter" (lien archivé ici).
"Choisissez votre espèce préférée et appelez Colossal", a-t-il lancé, alors que le gouvernement Trump continue de remettre en cause la protection de diverses espèces menacées, souvent en diffusant des allégations trompeuses.

Mais il n'est pas possible, en l'état actuel des connaissances, de créer un animal à 100% identique génétiquement à une espèce disparue. Et il est trompeur de présenter ces expériences comme un moyen viable à long terme pour préserver les espèces existantes contre les menaces actuelles, dont celles causées par les activités humaines qui modifient des écosystèmes, ont déclaré plusieurs experts à l'AFP.
Des loups gris, ou des loups sinistres ?
La start-up Colossal Biosciences, qui assure avoir réalisé une "désextinction fonctionnelle" avec son expérience, explique avoir modifié l'ADN d'un loup gris (canis lupus) avec des gènes de fossiles de loups sinistres (canis dirus), vieux de dizaines de milliers d'années (liens archivés ici et ici). Ce matériel génétique modifié a ensuite été inséré dans un embryon de loup gris et implanté dans une mère porteuse d'une autre espèce proche, une chienne.
L'équipe de l'entreprise a étudié l'ADN de deux fossiles de loups sinistres (une dent âgée de 13.000 ans et un fragment de crâne datant de 72.000 ans) et les a comparés à l'ADN du loup gris, espèce commune toujours vivante, en concluant qu'ils étaient assez proches pour pouvoir effectuer cette modification génétique et obtenir des louveteaux aux caractéristiques proches des loups sinistres originaux (lien archivé ici).
Mais pour plusieurs experts interrogés par l'AFP, cela ne suffit pas à affirmer que les louveteaux nés de l'expérience de l'entreprise sont des "loups sinistres".
"Les loups sinistres et les loups gris partagent un ancêtre commun, qui existait il y a environ six millions d'années, ce qui signifie qu'ils ne sont pas particulièrement proches - leu ancêtre le plus proche se trouve à peu près à la même distance temporelle que celle qui nous sépare de notre ancêtre le plus proche des chimpanzés", détaille le chercheur en génétique Adam Rutherford à l'AFP le 10 avril (lien archivé ici).
Les génomes des trois louveteaux ont été principalement modifiés pour les faire ressembler physiquement aux loups sinistres : "leurs pelages blancs sont le résultat d'une hypothèse selon laquelle les loups sinistres étaient blancs - ce qui est en réalité incertain, mais c'est l'image créée par Game of Thrones, ce qui, je suppose, a dû être la motivation derrière cette modification génétique", développe-t-il.
Selon le spécialiste, le loup sinistre original était en réalité plus étroitement lié aux chacals qu'aux loups, mais il n'existe aujourd'hui aucune niche écologique (la place occupée par une espèce dans un milieu spécifique, en relation avec les autres espèces) similaire à celle dans laquelle ils s'intégraient historiquement (lien archivé ici).

Adrian Treves, professeur de sciences de l'environnement et fondateur du Carnivore Coexistence Lab, explique que, puisque Colossal Biosciences envisage de garder les louveteaux en captivité, leurs caractéristiques comportementales ne seront jamais celles de loups sinistres, ce qui éloigne de l'idée d'une "résurrection" de l'espèce telle qu'elle existait il y a des dizaines de milliers d'années (liens archivés ici et ici).
"Ce sont des loups captifs avec des gènes de loups sinistres, portés par une chienne, auxquels des humains fournissent de la nourriture, une forme de sécurité et des stimuli qu'un loup sinistre n'aurait jamais vécus", résume-t-il le 11 avril auprès de l'AFP.
Pas de "désextinction"
Pour Bridgett vonHoldt, professeure de génomique évolutive et membre du conseil consultatif scientifique de Colossal Biosciences, interrogée par l'AFP le 8 avril, l'expérience représente une "étape monumentale" pour la biotechnologie (liens archivés ici, ici).
Bien que la startup emploie le terme de "désextinction" d'une espèce, des chercheurs indépendants ont estimé qu'employer ce terme sans plus d'explications ou parler de "résurrection" était trompeur.
D'un point de vue scientifique, cette notion n'est à ce jour pas réalisée ou réalisable dans le cas des louveteaux, selon la paléobiologiste Emma Dunne, car "la 'désextinction' nécessiterait non seulement qu'un organisme soit génétiquement et physiquement de nouveau présent, mais aussi qu'il se reproduise et interagisse avec son environnement"(lien archivé ici).
Or, à ce stade, "ces expériences sont limitées à un laboratoire et ne nous disent rien sur la façon dont ces animaux vivraient et se reproduiraient réellement dans leur environnement", détaille-t-elle auprès de l'AFP le 9 avril.
Elle a par exemple évoqué une tentative de "désextinction" avec le clonage génétique d'un bouquetin pyrénéen au début des années 2000, qui avait échoué (lien archivé ici).
Alan Cooper, spécialiste en biologie de l'évolution ayant étudié l'ADN des loups sinistre, estime aussi dans cette dépêche de l'AFP parue le 11 avril que les affirmations sur une résurrection ou sur une désextinction de l'espèce "sont largement exagérées" (lien archivé ici).
"C'est comme si je mettais en vous quelques gènes de Néandertalien qui vous rendraient plus poilu et plus musclé, et que je vous appelais 'Néandertalien'. Vous seriez à mille lieues d'un Néandertalien, vous seriez un humain poilu", illustre-t-il.
La directrice scientifique de Colossal Biotechnologies, Beth Shapiro, défend l'emploi du mot et la réalisation de l'expérience en assurant que "notre objectif n'est pas de créer des copies génétiques parfaites de quelque chose qui n'existe plus. C'est de faire quelque chose qui aidera à façonner les écosystèmes en restaurant l'équilibre... Et, espérons-le, rendre ces écosystèmes plus robustes face à toutes perturbations" principalement causées par les humains, le 8 avril à l'AFP (lien archivé ici).
La paléontologue de l'université de Des Moines, Julie Meachen, qui a co-écrit en 2021 un article scientifique sur l'ascendance commune des loups sinistres et des loups gris aux côtés de Beth Shapiro, indique aussi le 10 avril auprès de l'AFP être d'avis que "la technologie peut aider à la survie et à la préservation de plusieurs espèces en voie de disparition", en particulier pour des espèces comme le loup rouge (canis rufus), le loup le plus menacé actuellement, sur lequel la start-up a aussi indiqué travailler (liens archivés ici et ici).
Un "détournement de l'attention"
Mais l'idée selon laquelle la "désextinction" pourrait être un moyen pour préserver des espèces menacées est remise en question par des chercheurs et des organisations dédiées à la protection des animaux, qui estiment que de telles expériences peuvent au contraire détourner l'attention médiatique et les moyens financiers d'autres efforts nécessaires pour la conservation des espèces.
Le réchauffement climatique menace plus de 10.000 espèces placées sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature, un nombre qui devrait augmenter considérablement d'ici 2100, en parallèle de l'augmentation rapide de la température moyenne de la Terre causée par les émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine, selon les spécialistes du Giec, référence sur le climat (liens archivés ici et ici).
"Si quelqu'un voulait vraiment utiliser la génétique pour sauver les espèces menacées, son temps et son argent seraient mieux dépensés à élever des individus pouvant faire face au changement climatique, ce qui est concrètement impossible au vu de la complexité des relations entre le climat et les organismes", estime Emma Dunne.
L'organisation à but non-lucratif dédiée à la protection des loups Wolf Conservation Center, basée à New York, ajoute qu'il est "nécessaire de se concentrer sur la protection de la faune et des espaces sauvages que nous avons actuellement, et non sur la suppression des politiques qui nous permettent de réellement sauver les espèces en voie de disparition", auprès de l'AFP, le 11 avril (lien archivé ici).
La première et principale menace pour les loups reste les humains, notamment via des craintes exagérées d'attaques sur les humains et leur bétail, rapportent de nombreuses études et articles (ici, ici, ici - liens archivés ici, ici, ici).
"Ajoutez l'intolérance envers les loups vivants, quel serait l'intérêt de ce pays à ressusciter des espèces disparues ?", questionne le 11 avril l'expert en loups Carter Niemeyer (lien archivé ici).
Si les progrès dans l'étude de la génétique offrent un potentiel d'adaptation à certaines plantes et cultures contre le changement climatique, l'introduction d'échantillons modifiés peut aussi perturber la biodiversité ou causer des dommages aux espèces sauvages, rappellent les spécialistes (liens archivés ici, ici, ici).
L'AFP a vérifié d'autres affirmations trompeuses sur les menaces liées au réchauffement climatique, consultables ici.