Attention à ces fausses affirmations autour du blason ukrainien

L'un des arguments avancés par la Russie pour justifier son invasion de l'Ukraine est sa prétendue volonté de "dénazifier" le pays. Des internautes font écho à cette rhétorique sur les réseaux sociaux en affirmant que le logo visible sur le pull du président ukrainien Volodymyr Zelensky, lors de sa rencontre avec Donald Trump à Washington, s'inspirerait d'un symbole sataniste aux relents antisémites. Mais ces affirmations sont infondées : le symbole visible sur le vêtement du président ukrainien n’est autre que le trident ukrainien, un emblème national profondément enraciné dans l'histoire du pays. 

Dans une scène d'une tension inouïe, Donald Trump et Volodymyr Zelensky se sont publiquement affrontés dans le Bureau ovale le 28 février, le président américain menaçant son invité, en haussant la voix, de "laisser tomber" l'Ukraine s'il ne faisait pas de concession à la Russie (archive : ici).

La joute verbale a été lancée par le vice-président JD Vance, qui a reproché au président ukrainien, venu chercher le soutien de Washington après trois années de guerre contre la Russie, de "manquer de respect" aux Américains. Puis Donald Trump a embrayé, pour reprocher à Volodymyr Zelensky de "s'être mis en très mauvaise posture" et lancer qu'il "n'avait pas les cartes en main". 

La visite avait déjà commencé sur une note inconfortable, le président américain notant lors de l'arrivée de Volodymyr Zelensky, habillé comme à son habitude dans une tenue aux accents militaires, avec un pantalon kaki et un pull noir siglé d'un trident.

Depuis, ce symbole arboré par Volodymyr Zelensky a suscité de nombreux commentaires. 

"L'ORIGINE DU LOGO UKRAINIEN POUR CEUX QUI N'AURAIENT TOUJOURS PAS COMPRIS QUI A PROVOQUÉ CE CONFLIT ET NE VEUT PAS LA PAIX. À un moment donné il faut arrêter de nous prendre pour des truites!", écrit un internaute sur X le 03 mars 2025.

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Capture d'écran réalisée sur X le 11/03/2025.

Son post devient rapidement viral, accumulant plus d'un million de vues, 8.000 mentions "j’aime" et 2.000 partages.

Des publications similaires ont proliféré sur X (1, 2, 3), Facebook (1, 2, 3, 4, 5) et TikTok (1, 2) en anglais, en espagnol et en portugais

Toutes sont accompagnées d'une photo comparant en anglais trois symboles graphiquement proches : le blason de l’Ukraine, le "sigle de Moloch" et un "Tamga khasar".

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Capture d'écran réalisée sur X le 12/03/2025 comparant le "blason de l’Ukraine" avec le "sigle de Moloch" et un "Tamga khasar"

Le trident ukrainien "n'a rien à voir avec un quelconque symbole sataniste comme le Moloch Sigil, je ne vois pas d'où cela sort. C'est assez capillotracté", estime Adrien Nonjon, chercheur en histoire à l’Inalco et spécialiste de l’Ukraine.

L'emblème des forces armées ukrainiennes depuis 2006

Depuis le premier jour de la guerre, le président ukrainien a troqué ses costumes pour une version civile de la tenue de guerre : un pantalon kaki, de lourdes bottines et un pull siglé d'un trident.

Une recherche d'image inversée à partir du motif visible sur le T-shirt de Volodymyr Zelensky renvoie vers le site officiel des forces armées d'Ukraine. Le symbole y est identifié comme étant l'emblème officiel de ces dernières.

Une comparaison avec le vêtement du président ukrainien permet de se rendre compte qu'il s'agit bien du même visuel.

Cet emblème a été adopté officiellement en juin 2006 par un décret signé par le président de l'Ukraine d'alors, Viktor Iouchtchenko.

Ce document établit que "l'emblème des forces armées de l'Ukraine est une croix équilatérale droite à branches divergentes de couleur pourpre, au centre de laquelle est représenté, dans un médaillon rond bleu, l'emblème de l'État princier de Vladimir le Grand [le grand-prince de Kiev au Xe siècle, considéré comme l'une des figures les plus importantes de l'histoire de l'Ukraine, ndlr] . La hauteur du médaillon représente les deux cinquièmes de la hauteur de la croix. Les bords de la croix et du médaillon sont dorés".

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Capture d'écran effectuée le 12/03/2025 du décret signé par l'ex-président ukrainien Viktor Iouchtchenko. (Dounia MAHIEDDINE)

Un symbole enraciné dans l’histoire ukrainienne

Le trident (tryzub en ukrainien) trouve son origine dans l'emblème familial et politique de la dynastie qui a régné sur la Ruthénie ou Rous' kiévienne, de la fin du IXe siècle jusqu'aux invasions mongoles du XIIIe siècle. Chaque souverain en adoptait une variante : deux ou trois dents, parfois ornées d’une croix ou de motifs complexes.

"La forme la plus ancienne, attestée au IXe siècle, semble d’ailleurs être un bident plutôt qu’un trident", rappelle Iaroslav Lebedynsky, historien et spécialiste des cultures guerrières de la steppe et du Caucase.

"Scientifiquement, on peut dire que ce signe fonctionnait comme un tamga, c'est-à-dire un emblème utilisé par les peuples des steppes eurasiatiques pour marquer leur bétail, leurs objets ou encore leurs monnaies. Sa forme graphique classique, avec des branches latérales parfois entrelacées, a pu être influencée par l’art occidental et nordique du haut Moyen Âge", ajoute-t-il.

Après le XIIIe siècle, l’emblème tombe en désuétude avant d’être réhabilité en 1917. "Il est alors adopté comme symbole du lien entre la nouvelle Ukraine et l'ancien État kiévien, sur proposition de l’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, président du parlement ukrainien de l’époque. Grâce à son aspect frappant et facile à reproduire, il devient rapidement un symbole incontournable, au même titre que le drapeau bleu et jaune, de la lutte pour l’indépendance ukrainienne", explique M. Lebedynsky. 

Interdit sous l’Union soviétique, le tryzub est réintroduit après l'indépendance de l’Ukraine en 1991 et reste aujourd’hui "un symbole de continuité avec le passé", note l'expert.

Des références trompeuses à Moloch et aux Khazars

"Moloch" est une divinité cananéenne mentionnée dans la Bible hébraïque qui est réputée pour exiger des sacrifices d'enfants. Une figure démoniaque millénaire, dont on retrouve les premières traces dans la Bible hébraïque, et qui est souvent utilisée dans des discours conspirationnistes.

"Personne en Ukraine" ne pratique le culte de Moloch, affirme Iaroslav Lebedynsky.  

Certains discours complotistes cherchent également à associer le tryzub ukrainien aux Khazars, un peuple de langue turque qui occupait une partie de la région au Moyen Âge et dont une fraction s’est convertie au judaïsme.

Cette théorie repose sur l’idée erronée que les Juifs Ashkénazes d'Europe orientale descendraient des Khazars, et qu'ils poursuivraient un projet de reconquête de leur territoire historique, en collaboration avec le président Volodymyr Zelensky, lui-même d'origine juive.

"C’est totalement faux", affirme M. Nonjon, qui rappelle que cette théorie était déjà véhiculée sous le Troisième Reich.

De plus, le médaillon "Tamga" que l'on voit dans les publications virales que nous analysons est "une réplique moderne" d'un pendentif slave de l’époque kiévienne, dont plusieurs variantes ont été retrouvées, et qui est conservé au musée de Novgorod en Russie.  

"Son graphisme est proche des tridents frappés sur les monnaies du grand-prince Vladimir (980-1015)", précise l'historien Iaroslav Lebedynsky.

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Capture d'écran réalisée sur les site Bibliofond des premiers pendentifs héraldiques des Xe-XIe siècles.

S’il est possible que la dynastie kiévienne ait emprunté aux peuples nomades l'idée d’un tamga (un emblème de propriété utilisé par les nomades eurasiens), "la forme très particulière du trident kiévien n'apparaît dans aucun matériel archéologique khazar", poursuit l'historien.

"Ces objets étaient probablement portés par des gouverneurs ou officiers comme insigne d’autorité. Ils n’ont absolument rien de khazar, et aucun tamga khazar connu ne correspond au trident ukrainien", ajoute-t-il. 

Certains prétendent également que le tryzub serait un symbole nazi en raison de son usage par des formations ukrainiennes anti-soviétiques alliées à l’Allemagne nazie entre 1941 et 1945.

"Le trident n’a bien sûr rien de 'nazi'. Si l’on suit cette logique, presque tous les emblèmes nationaux européens seraient nazis, y compris le drapeau russe blanc-bleu-rouge, porté par des unités russes de l'armée allemande", ironise M. Lebedynsky.

"Histoire mise à part, l'idée d'un président d'origine juive arborant un insigne 'nazi' est absurde", ajoute-t-il, rappelant que le culte de Moloch n'est pas pratiqué en Ukraine. 

Le 24 février, Vladimir Poutine avait justifié l'invasion de l'armée russe en Ukraine par une volonté de "démilitarisation" et de "dénazification" du pays. Depuis plusieurs années, le Kremlin tente de présenter l'Ukraine comme acquise à l'idéologie nazie. C'est pourtant trompeur, comme le détaillait déjà l'AFP dans cet article.

L'emprise de l'extrême droite en Ukraine est à relativiser : si des mouvements ultra nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l'armée, ils restent "minoritaires" et marginalisés au niveau politique, y estimaient des spécialistes interrogés par l'AFP.

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