
Non, l'Etat ne va pas "piquer" l'épargne des Français pour financer des investissements de défense
- Publié le 11 mars 2025 à 12:55
- Lecture : 13 min
- Par : Gaëlle GEOFFROY, AFP France
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Avec la guerre en Ukraine, des rumeurs de réquisition de l'épargne des Français pour soi-disant financer l'aide envoyée circulent depuis des mois sur les réseaux sociaux. "Epargne saisie en 72 heures" par l'Etat, "500 euros prélevés" sur les comptes d'"un Français sur dix", liberté pour l'Etat de tout "réquisitionner" : l'AFP a démontré dans plusieurs articles de vérification que ces infox étaient infondées.
Mais après de nouvelles déclarations d'Emmanuel Macron fin février 2025, leur circulation s'est de nouveau intensifiée, certains internautes allant jusqu'à appeler les épargnants à retirer immédiatement leurs économies des banques pour les mettre hors de portée de l'Etat.
Le 20 février, lors d'un échange sur les réseaux sociaux avec des internautes autour du conflit, le chef de l'Etat a indiqué qu'il "n'excluait pas" de "lancer des produits d'épargne" et de "faire appel à la nation" pour "financer certains programmes" de défense français (archive).
Puis, le 5 mars, au lendemain de l'annonce par les Etats-Unis de la suspension de leur aide à l'Ukraine, et face à "la menace russe", il soulignait dans une allocution télévisée que la France aura en 2030 "doublé le budget de [ses] armées en presque dix ans", mais qu'elle doit réaliser "de nouveaux investissements qui exigent de mobiliser des financements privés mais aussi des financements publics, sans que les impôts ne soient augmentés" (archive).

Dans la foulée, une multitude de posts, certains peu partagés et d'autres relayés plusieurs centaines voire milliers de fois, ont inondé les réseaux sociaux.
Emmanuel Macron "a expliqué comment [...] piquer dans votre épargne en nous faisant croire qu'on est en guerre", dénonçait le 5 mars une utilisatrice de Facebook. "Nous sommes en danger, mes amis ! Le poudré [Emmanuel Macron, NDLR] veut piquer l'épargne des français pour faire leur guerre de oufs qui ne nous concerne pas ! Videz vite votre Livret d'épargne et tous vos comptes bancaires, avant qu'il ne soit trop tard !", lançait une autre.
Des appels à "retirer dès maintenant" les fonds de ses comptes épargne circulent aussi sur TikTok via des vidéos partagées pour certaines plusieurs milliers de fois.

La rumeur est également propagée sur YouTube, mais aussi par des responsables politiques de la droite souverainiste : par exemple Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France, qui dénonce sur les plateaux télévisés la volonté de l'Etat de "piquer l'épargne des Français", ou Florian Philippot, président des Patriotes, qui évoque sur X "l'épargne qui va être ponctionnée".
D'autres internautes utilisent à mauvais escient une vidéo de franceinfo titrée "Faut-il puiser dans l'épargne des Français pour soutenir l'effort militaire", qui explique pourtant que les sommes seraient ensuite "reversées aux épargnants".
Mais tout cela relève d'une "confusion" et d'un "fantasme" qui permettent d'"entretenir le nombre de clics et de jouer sur les angoisses", a commenté Philippe Crevel, directeur général du centre de réflexion Le Cercle des épargnants, le 7 mars auprès de l'AFP (archive).
Cela fonctionne d'autant mieux que "les Français sont des épargnants : ils ont épargné 18% de leur revenu disponible brut en 2024" - et que la période est "ultra anxiogène", avec en toile de fond un "sentiment de défiance vis-à-vis des pouvoirs publics", résume-t-il (archive).

Il n'existe en effet actuellement aucun projet de réquisition de l'épargne des Français, seulement des pistes pour mobiliser celle des épargnants qui souhaiteraient participer volontairement au financement des dépenses supplémentaires de défense. Une appropriation de cette épargne par l'Etat serait d'ailleurs illégale, soulignent des experts interrogés par l'AFP. L'hypothèse d'un blocage des économies des Français - et non d'une réquisition - n'est possible qu'en cas d'instabilité financière.
"Chacun conserve son épargne et reste libre d'en fait ce qu'il veut"
"Hors de question de confisquer l'épargne de qui que ce soit", a souligné le ministère de l'Economie, contacté par l'AFP le 7 mars 2025.
"Il est en revanche capital d'assurer le financement des entreprises de défense dans un contexte de forte croissance. Comme il est nécessaire de permettre aux épargnants qui le souhaitent d'investir dans les entreprises de défense. C'est ce besoin de financement des entreprises et ce désir d'investir des épargnants que nous souhaitons aider à faire se rencontrer", a ajouté Bercy, en soulignant que "chacun conserve son épargne et reste libre d'en faire ce qu'il veut".
Le 6 mars, au lendemain de l'allocution d'Emmanuel Macron, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a souligné sur France Inter qu'une "mobilisation" de l'épargne serait "volontaire", "pour les Françaises et les Français qui veulent placer de l'argent de manière patriotique" afin de soutenir l'"industrie française" de défense (archive) :
Sébastien Lecornu souhaite mobiliser l'épargne "de manière volontaire" pour financer la Défense, "pour les Françaises et les Français qui veulent placer de l'argent de manière patriotique, voire rémunérée" #le710interpic.twitter.com/Ii8UHbRjxU
— France Inter (@franceinter) March 6, 2025
Concrètement, pour l'heure, le gouvernement n'en est qu'au stade de la réflexion. Le 7 mars sur Europe 1, le Premier ministre François Bayrou s'est donné "des semaines, peut-être jusqu'à deux mois", pour décider comment mobiliser des moyens supplémentaires pour accroître les dépenses militaires sans toutefois "laisser de côté" par exemple les dépenses d'éducation (archive).
Il a affirmé qu'un emprunt national était une "possibilité", mais que la décision n'était "pas du tout prise". Une telle souscription, qui permettrait de lever l'épargne des Français, ne serait pas une première en France (archive). Mais pour attirer les Français, sa rémunération devrait être attractive, avec notamment un rendement supérieur aux produits d'épargne existants comme le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire (LDDS), qui rapportent actuellement 2,4% d'intérêts, ou les fonds d'assurance vie au capital garanti, ont expliqué des économistes à l'AFP (archive).
Un placement de type livret d'épargne fait aussi "partie des solutions" envisagées, a indiqué François Bayrou - à noter toutefois qu'un livret "défense souveraineté" adopté en 2023 avait été retoqué par le Conseil constitutionnel en décembre de la même année, pour une raison de forme (archive).
Emprunt national : "c’est une possibilité (…) la décision n’est pas du tout prise" déclare @bayrou#LaGrandeITW#Europe1pic.twitter.com/fmctpzeITg
— Europe 1 (@Europe1) March 7, 2025
Autre piste encore : flécher vers la défense une partie de l'épargne réglementée existante disponible sur les Livrets A et les Livrets de développement durable et solidaire (LDDS), comme le Sénat l'avait voté en mars 2024, avant que la dissolution ne stoppe le parcours législatif du texte (archives 1, 2).
Dans ces deux cas, que la mobilisation de l'épargne prenne la forme de la création d'un livret dédié ou d'un fléchage nouveau de l'épargne disponible sur des livrets existants, la possibilité d'y déposer des fonds par les épargnants relèverait de leur seule volonté.
De plus, l'utilisation des économies des Français pour financer des investissements ne serait pas nouvelle : les fonds déposés sur les Livrets A servent actuellement à financer le logement social et l'aménagement urbain. Ils sont en contrepartie rémunérés par des intérêts et l'Etat garantit que chaque épargnant puisse y accéder selon ses besoins à tout moment.
Enfin, autre source de financement possible, les ministres de l'Economie Eric Lombard et des Armées Sébastien Lecornu doivent réunir le 20 mars des banques, groupes d'assurances et fonds d'investissement pour tenter de les mobiliser sur le sujet (archive). La France pourra par ailleurs compter sur une partie des quelque 800 milliards d'euros de fonds européens annoncés le 4 mars, dont 150 milliards sous forme de prêts (archive).
Des prélèvements arbitraires seraient illégaux
S'il est acquis que l'Etat ne "confisquera" pas l'épargne de personne, c'est parce que le faire serait illégal.
Les comptes épargne sont "la propriété des clients. Donc les comptes sont protégés par les règles majeures - nationales et internationales - qui protègent la propriété", avait rappelé Hervé Causse, professeur de droit commercial et bancaire à l'université de Clermont Auvergne, à l'AFP au printemps 2024, alors que des publications virales alertaient sur un soi-disant prélèvement systématique de 500 euros sur les comptes épargne de certains Français pour financer la guerre en Ukraine (archive).
"A aucun moment l'Etat ne peut venir ponctionner une somme d'argent sur les comptes épargne des Français. Il ne pourrait pas non plus sur les comptes courants", avait confirmé la Fédération bancaire française (FBF - archive). Dans le cas contraire, cela "s'apparenterait à une tentative de spoliation", avait souligné Eric Dor, économiste et directeur des études économiques de l'IESEG School of Management à Paris et Lille (archive).
L'article 17 de la Déclaration du 26 août 1789 des droits de l'Homme et du citoyen dispose en effet que "la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité", avait ajouté la FBF, en déplorant "la désinformation" sur ce sujet (archive).

Vote du Parlement et contrôle du Conseil constitutionnel
Si un tel prélèvement arbitraire par l'Etat sur des comptes épargne ne serait donc pas légal, le gouvernement pourrait néanmoins en théorie demander au Parlement de voter un impôt dédié visant les personnes possédant de l'épargne. Une idée toutefois complexe et hautement improbable, selon les spécialistes interrogés par l'AFP, notamment en raison de l'absence de majorité absolue d'un parti à l'Assemblée nationale actuellement. Et même si un texte de loi était malgré tout adopté, il serait encore ensuite soumis à un contrôle de constitutionnalité.
"Cette solution semble compliquée au regard du principe d'égalité face à ce prélèvement : pourquoi défavoriser des personnes qui auraient placé leur épargne dans des livrets, par rapport à des personnes qui ont plutôt investi ailleurs comme dans l'immobilier par exemple ? Il serait plus simple de mettre en place un impôt exceptionnel, un peu sur le modèle de l'impôt sécheresse décidé en 1976", avait remarqué Thierry Bonneau, professeur agrégé des Universités à Panthéon-Assas, spécialiste de droit bancaire et financier, au printemps 2024 (archives 1, 2).
Cet impôt sécheresse additionnel pour des Français s'acquittant de l'impôt sur le revenu avait donné lieu à un remboursement ultérieur, de même qu'un emprunt obligatoire décidé par le Premier ministre Pierre Bérégovoy en 1983 pour lutter contre l'inflation et soutenir le franc (archives 1, 2).
Réquisitionner n'est pas prendre propriété
L'idée que l'Etat souhaiterait "piquer" l'épargne des Français n'est pas nouvelle sur les réseaux sociaux : ces derniers mois, elle a pris diverses formes, dont celle d'infox affirmant qu'il pourrait réquisitionner leurs économies du jour au lendemain grâce à la loi de programmation militaire 2024-2030 votée le 12 juillet 2023 et promulguée le 1er août de la même année (archive).
Mais c'était faux : les parlementaires n'ont adopté aucune mesure de réquisition des économies des Français sur la base de cette loi, à visée purement militaire et non civile. Le texte voté modernisait seulement un article du Code de la défense pour prendre en compte les menaces nouvelles, et ne touche pas à l'objet des réquisitions, qui "reste le même" : elles peuvent toujours porter sur des biens immobiliers - "l'Etat peut prendre possession d'un immeuble ou d'une usine dans un intérêt national" - ou mobiliers, "au sens de 'biens', comme par exemple des véhicules, camions, trains, navires", mais "pas au sens d'argent', avait expliqué Jean-Christophe Videlin, professeur de droit public et doyen de la Faculté de droit de Grenoble, à l'AFP en décembre 2024 (archive).
De toute façon, "la réquisition est une prise de possession pendant un temps donné, pas une prise de propriété", ce qui signifie qu'à terme le bien est rendu à son propriétaire qui perçoit alors une indemnisation, avait-il souligné.

Il existe un seul cas de figure où les économies des Français pourraient être bloquées - et non réquisitionnées : en période d'instabilité financière, pour éviter des retraits massifs incontrôlés, afin d'éviter la faillite des établissements bancaires. Depuis la loi Sapin II de 2016, ce peut être aussi le cas pour les fonds des assurances vie, de manière exceptionnelle et temporaire. Les mesures sont alors prises à l'initiative du Haut conseil de la stabilité financière (HCSF - archives 1, 2).
Mais même dans une telle situation, les fonds restent propriété de l'épargnant. Et en cas de faillite d'une banque, un mécanisme de garantie bancaire, géré par le Fonds de garantie des dépôts et de résolution (FGRD), protège les fonds des personnes physiques et morales jusqu'à un maximum de 100.000 euros par client et par établissement bancaire (archive).
Des publications virales ces derniers mois ont joué par ailleurs sur une confusion avec un mécanisme tout à fait différent, la saisie sur compte bancaire, par un commissaire de justice, ou "saisie attribution", procédure enclenchée lorsqu'un débiteur doit des impayés à un créancier, administration, entreprise ou personne physique (archive).
Quant aux internautes conseillant de retirer immédiatement son épargne des banques, ce serait "une bêtise", et "contre-productif", souligne Pascal Quiry, professeur de finance à HEC : "le risque que l'Etat s'en saisisse indument ou spolie est nul", alors qu'une fois retirée, l'épargne qui avait été placée, elle, "ne rapporte plus rien" (archive).