L'Etat français, libre de "réquisitionner tout ce qu'il veut" ? Attention à cette interprétation trompeuse d'un projet de loi

Des internautes s'inquiètent, dans des publications virales sur les réseaux sociaux début juillet 2023, de la "dérive autoritaire" du gouvernement français. Ils en veulent pour preuve une mesure du projet de loi de programmation militaire (PLM) 2024-2030, en cours de discussion au Parlement, qui permettrait, selon eux, au gouvernement, d'ordonner la réquisition de "toute personne et de tous les biens" en cas de simple "menace". Si ce texte prévoit bien de moderniser un article du code de la Défense relatif aux réquisitions, ce changement ne fait que moderniser les contours de ce dispositif existant de longue date, sans changer le fond du droit. Ces possibilités restent juridiquement encadrées et strictement restreintes à la défense militaire, comme le soulignent plusieurs experts interrogés par l'AFP. De plus, le conseil d'Etat a estimé, avant la discussion parlementaire de ce projet de loi, que cette modernisation du régime de réquisition ne méconnaît "aucune exigence constitutionnelle ou conventionnelle".

"La dérive autoritaire de Macron s'accélère : un texte de loi permettra au gouvernement 'la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens', sous peine d'un an d’emprisonnement, en cas de 'menace', même pas de guerre!", "Projet de loi de programmation militaire qui permettra au gouvernement entre 2024 et 2030 de réquisitionner HOMMES et BIENS !" : dans des publications virales sur Facebook (1, 2, 3), Twitter (4, 5, 6, 7), TikTok (8) ou encore Telegram (9), des internautes s'alarment, depuis début juillet 2023, du contenu d'un projet de loi en cours de discussion au Parlement.

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Captures d'écran réalisées sur Twitter (à gauche) et sur Facebook (à droite) le 6 juillet 2023.

A les en croire, le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui régit le budget alloué aux armées sur cette période de sept ans, attribuerait également au gouvernement un pouvoir nouveau de "réquisition", lui permettant de s'approprier à sa guise les services ou les biens de tout(e) citoyen ou citoyenne français(e). Et même de "réquisitionner tout ce qu'il veut", selon la capture d'écran d'un billet de blog partagée dans nombre de ces publications.

"Pendant que la rue est en feu, les textes passent sans encombre au Parlement", "Un petit projet de loi bien sympathique analysé à l’assemblée, ni vu ni connu pendant les émeutes !", avancent en outre certains de ces internautes, convaincus que les violences urbaines ayant eu lieu en France depuis la mort de Nahel, un adolescent de 17 ans tué par un policier lors d'un contrôle routier à Nanterre le 27 juin, offrent au gouvernement une diversion idéale pour adopter en catimini une telle mesure jugée liberticide. D'autres voient, dans ce texte, l'instauration déguisée d'un "service militaire obligatoire".

Dans un tweet en date du 4 juillet 2023, le chanteur Francis Lalanne estime même qu'Emmanuel Macron peut désormais, grâce à cette disposition, "envoyer [toute la jeunesse] combattre en Ukraine s'il le décide", et qu'un refus pourrait être sanctionné de "5 ans de prison ou 500.000 euros d'amende".

Mais ce projet de LPM ne fait que moderniser un dispositif de réquisition existant de longue date en France dans le code de la Défense, dont les modalités d'application sont restreintes et strictement encadrées, comme le soulignent plusieurs experts interrogés par l'AFP le 5 juillet 2023.

"La première chose qu’il convient de préciser, c'est qu’il s’agit d’un article du code de la Défense qui ne concerne donc que les cas de défense nationale, soit d’extrême urgence (guerre, menace sur la paix de la Nation…)", indique Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste et maître de conférences en droit public.

"La réquisition a toujours existé. Ce n'est pas une nouveauté de cette loi de programmation militaire. Il y a juste une modernisation de cette réquisition qui prend en compte un certain nombre de contextes", explique Alexandre Papaemmanuel, directeur du pôle Défense du think tank L'Hétairie.

Jean-Christophe Videlin, professeur de droit public et doyen de la Faculté de droit de Grenoble, abonde : "Les modalités évoluent pour plus de clarification, mais en aucun cas nous ne serions dans une bascule d'un régime initialement restrictif et qui deviendrait d'un seul coup extensif et sans limite."

En outre, ce texte, déposé à l'Assemblée nationale le 4 avril 2023 - soit bien avant les violences urbaines qui ont débuté fin juin 2023 -, a au préalable été examiné par le conseil d'Etat, qui a estimé, dans son avis rendu en mars 2023 (lien archivé), sur la question spécifique du régime de réquisition, que "le projet de loi contribue à l’effort de simplification et de clarification du droit applicable sans méconnaître aucune exigence constitutionnelle ou conventionnelle".

Dans son avis, le conseil d'Etat a ainsi estimé qu'"on réorganise le code pour le rendre plus clair mais [qu']on ne change pas le fond du droit", explique Jean-Philippe Derosier, professeur de droit constitutionnel à l'université de Lille.

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L'entrée du ministère des Armées, à Paris, le 29 octobre 2015. ( AFP / JOEL SAGET)

Un contexte de guerre élargi depuis plusieurs années

Comme l'indique clairement l'exposé des motifs (lien archivé) du projet présenté par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, le code de la Défense prévoit actuellement deux régimes distincts pour les réquisitions : celui des réquisitions militaires, "qui ont pour objet principal l’approvisionnement des forces armées et formations rattachées" (lien archivé) et celui des réquisitions pour les besoins généraux de la Nation (lien archivé).

"Il y a une dichotomie assez marquée, et en partie artificielle, entre les réquisitions dites militaires au sens propre du terme, qui datent de 1877, [...] et le régime des besoins généraux de la nation [...], datant de 1938, avant la Seconde Guerre mondiale, qui a un côté un peu attrape-tout. [...] L'ancienneté des dispositifs actuels mérite d'être soulignée", pointe Jean-Christophe Videlin.

"L'idée du projet de loi est de simplifier et de clarifier les dispositifs. Certains peuvent interpréter le terme de 'simplification' comme une banalisation, une absence de limites. Mais ce n'est pas ça. La simplification parfois permet au contraire d'avoir des règles plus claires de mise en oeuvre, donc plus facilement contestables car le cadre est mieux défini", poursuit-il.

Selon l'exposé des motifs, le projet de LPM entend en effet moderniser ces dispositions "largement obsolètes, complexes à mettre en œuvre et fondées sur des critères dont la portée est parfois incertaine", ce qui les rend en outre peu adaptées "aux besoins actuels de la défense nationale comme aux nouvelles missions des forces armées et formations rattachées".

Le texte propose donc de reformuler l'article 2212-1 (lien archivé) du code de la Défense ainsi : "En cas de menace, actuelle ou prévisible, pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, à la protection de la population, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’État en matière de défense, la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens et les services nécessaires pour y parer peut être décidée par décret en Conseil des ministres."

Or, si cette notion de "menace" au sens large est interprétée par certains internautes comme signe d'une expansion sans limite des motifs possibles de réquisition par le gouvernement, ce dispositif reste strictement encadré, comme l'explique Anne-Charlène Bezzina : "La 'menace' en question est militaire. [...] Les guerres ont évolué et le code de La Défense a donc changé de vocabulaire pour être en adéquation avec les menaces cyber, etc."

A l'heure actuelle, sans cette réforme, comme le note l'exposé des motifs du texte, "hormis quelques hypothèses limitées", les réquisitions militaires ne sont possibles qu'en cas de mobilisation partielle ou générale, "ce qui apparaît particulièrement restrictif".

L'article L1111-1 du code de la Défense (lien archivé), dans sa version en vigueur depuis 2009, s'éloigne en effet d'une vision strictement militaire puisqu'il dispose que "la stratégie de sécurité nationale a pour objet d'identifier l'ensemble des menaces et des risques susceptibles d'affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l'intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République".

"Ce contexte de guerre 'élargi' est donc le seul pertinent pour l’application de l’article en question", indique la spécialiste.

Une réquisition soumise à un principe de proportionnalité

Alexandre Papaemmanuel rappelle pour sa part que "cette modernisation du principe de réquisition" a déjà été faite en matière d'opérations spatiales, dans une ordonnance du 23 février 2022 (lien archivé). Celle-ci a en effet permis, comme le rappelle l'exposé des motifs du projet de LPM, "de créer un nouveau régime de 'réquisition des biens et services spatiaux au titre de la sauvegarde des intérêts de la défense nationale', destiné à pallier l’absence ou l’inexécution d’un accord amiable avec les opérateurs privés, afin de s’aligner sur les dispositions ayant cours dans le droit commun."

La réquisition qui inquiète sur les réseaux sociaux répond en outre, dans le projet de LPM, à une série de conditions et critères précis : les personnes réquisitionnées le sont "en fonction de leurs aptitudes physiques et psychiques et de leur compétences professionnelles ou techniques".

Jean-Christophe Videlin prend l'exemple d'un "informaticien dont on a besoin pour une prestation donnée, telle qu'une prestation de compétence civile requise pour une urgence, une crise nationale" : "L'Etat va lui dire 'au lieu de travailler pour votre entreprise, je veux que vous travailliez pour moi et on vous paiera'. [...] Soit l'informaticien accepte à l'amiable, soit il refuse et si, c'est une urgence et absolument nécessaire, l'Etat le réquisitionne. Et, dans tous les cas, si sa prestation est de 150 euros de l'heure, l'Etat doit le payer 150 euros de l'heure."

Comme le précisent les articles du projet de LPM, les réquisitions ne peuvent par ailleurs "être ordonnées qu'à défaut de tout autre moyen adéquat disponible dans un délai utile".

Il s'agit là d'un critère indissociable de la réquisition, ainsi que le précise Jean-Christophe Videlin, qu'il s'agisse de personnes aux compétences spécifiques, de logements ou de matériel : "Le principe qui a toujours été attaché à la réquisition est la proportionnalité. Il faut démontrer que l'on réquisitionne juste ce qu'il faut pour l'action liée à l'intérêt général."

Ainsi que le souligne Jean-Philippe Derosier, la réquisition étant soumise à des "conditions prévues par la loi", "qui dit conditions prévues dit contrôle du respect de ces conditions, qui est opéré par le juge, en l'espèce le conseil d'Etat. La personne concernée par la réquisition peut l'attaquer devant le conseil d'Etat."

Yannick Quéau, directeur du Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité (GRIP), prend un exemple concret de réquisition : "Si l'Etat a besoin de réaffecter un stock de munitions à un navire qui se trouve loin et que ce stock de munitions est présent sur son territoire mais qu'il est prévu dans le cadre d'un contrat de livraison pour un autre pays, il peut se prévaloir de [cette option] pour donner la priorité à la défense nationale. Ainsi, l'entreprise est couverte de ne pas avoir respecté son engagement contractuel car un acte public l'oblige à se conformer à une situation d'urgence."

Un cas de figure également évoqué sur la page de Service public consacrée au projet de LPM 2024-2030 (lien archivé) : "Certaines entreprises pourront se voir imposer de constituer des stocks stratégiques de matières (telles que le titane) ou de composants d’intérêt stratégique pour les armées. L’État pourra également ordonner l’exécution prioritaire des commandes passées à une entreprise dans le cadre d’un marché de défense et de sécurité".

Enfin, les réquisitions sont mises en place à titre temporaire, puisqu'elles doivent prendre "fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires", ainsi que le précise le projet de PLM 2024-2030.

Une LPM encore en cours d'adoption

Le 29 juin 2023, le Sénat a adopté largement en première lecture la PLM 2024-2030, qui prévoit une enveloppe globale de 413 milliards d'euros sur sept ans, en accélérant le cadencement des dépenses les premières années.

Certains parlementaires ont annoncé qu'une commission mixte paritaire devait se tenir le 6 juillet 2023 mais elle a finalement a été fixée au 10 juillet, signe que les négociations sont plus longues que prévu entre les sénateurs et l'exécutif.

Une partie importante des débats s'est focalisée sur une bataille de chiffres entre le gouvernement et la majorité sénatoriale de droite.

Largement adoptée en première lecture par les députés, la LPM "acte du retour d'une compétition plus dure entre les grandes puissances, sur fond de prolifération nucléaire", selon le ministre des Armées Sébastien Lecornu.

Les crédits doivent servir à moderniser la dissuasion nucléaire, améliorer le traitement des troupes et de leurs familles, et bonifier les conditions des réservistes, pour doubler les effectifs (80.000 volontaires visés pour 2030).

La LPM, qui sera actualisée en 2027 par un vote du Parlement, entend aussi "moderniser" l'appareil militaire : 10 milliards pour l'innovation, 6 milliards pour "l'espace", 4 milliards pour le "cyber", 5 milliards pour les drones... Une trentaine de milliards doivent couvrir l'inflation.

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