Non, l'Etat ne peut pas saisir l'épargne des Français en 72 heures pour financer l'aide à l'Ukraine

La guerre en Ukraine et le soutien des Occidentaux à Kiev est un terreau fertile pour la désinformation depuis l'invasion russe en février 2022. Des publications sur les réseaux sociaux affirment ainsi début décembre 2024 qu'"en cas de menace sur l'intégrité du territoire", la loi de programmation militaire votée en 2023 permettrait désormais à l'Etat de "saisir tout l'argent" sur les comptes en banque des particuliers "en 72 heures". Mais c'est faux : dans un contexte de menaces nouvelles, cette loi a modernisé le code de la Défense, dont le champ d'application reste militaire, et non civil, et qui encadre notamment les réquisitions de biens matériels, pas les fonds des particuliers.

"C'est officiel. Le gouvernement peut maintenant prendre tout l'argent que vous avez sur votre compte en 72 heures. Une loi de programmation militaire a été adoptée donnant la possibilité au président Emmanuel Macron, en cas de menace pesant sur l'intégrité du territoire, un décret en conseil des ministres peut autoriser la mobilisation des moyens civils nécessaires [sic]", affirme une publication sur Tiktok le 1er décembre 2024, sur fond d'images du chef de l'Etat et de l'ex-Premier ministre Michel Barnier.

Ces "moyens civils nécessaires" seraient soi-disant définis comme les "ressources immobilières" et "mobilières", c'est-à-dire "les fonds" des Français, leurs "liquidités, et donc les comptes courants, les comptes épargne, et même l'assurance vie", poursuit la voix off de cette publication vue près de 400.000 fois et partagée près de 14.000 fois au 6 décembre 2024.

En cas d'entrée en guerre dans le conflit ukrainien, insiste-t-elle, le gouvernement "pourra décréter la récupération de l'argent que vous avez mis de côté". La vidéo laisse par ailleurs entendre qu'il s'agit de décisions très récentes, en utilisant des images de Michel Barnier, Premier ministre du 5 septembre au 5 décembre 2024 (archive). Elle émane d'ailleurs d'un compte baptisé Dernières minutes info, qui se présente comme un média d'actualité en usant des codes de médias classiques, mais qui mélange vrai, faux et commentaires orientés dans plusieurs vidéos qu'il relaie.

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Capture d'écran, réalisée le 6 décembre 2024, d'une vidéo sur Tiktok

Dans le contexte de crise politique en France, une autre publication suggère, elle, sans faire référence à la guerre en Ukraine, que "votre épargne" est "en danger", en évoquant de manière générale l'existence de la possibilité d'une "mobilisation des liquidités" des Français par l'Etat "en 72h", en cas de "crise nationale". Lorsque l'on clique sur le lien qu'elle fournit, la vidéo qui apparaît parle toutefois bien du conflit ukrainien.

Il s'agit d'une vidéo postée sur Instagram par Romain Gougeon, qui se présente sur son profil en tant que "trader compte propre ex Société Général [sic] assu [pour assurance, NDLR]" . Contactée par l'AFP le 5 décembre 2024, la banque s'est refusée à tout commentaire.

Dans sa vidéo likée plus de 340 fois au 4 décembre, il affirme que "dans le cas du conflit ukrainien, l'Etat peut juridiquement saisir notre épargne en 72 heures", "sur simple décret", grâce à la loi de programmation militaire adoptée "le 12 juillet 2023". Selon "l'article 21.71-1, [...] je cite : 'En cas de menace pesant sur la population ou l'intégrité du territoire, un décret en conseil des ministres peut autoriser la mobilisation des moyens civils nécessaires'", détaille-t-il.

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Capture d'écran, réalisée le 5 décembre 2024, d'une publication sur Instagram

Mais ces affirmations dans ces diverses vidéos sont fausses : aucune disposition de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 ou du code de la Défense, qu'elle a réformé en juillet 2023, ne prévoit de mobilisation de "moyens civils nécessaires" ou n'autorise de "saisie légale" de l'épargne des Français en cas de crise. Et ces textes ne contiennent pas d'article tel que celui cité dans la vidéo de Romain Gougeon sur Instagram. 

Le soutien des pays européens à l'Ukraine reste au coeur des débats géopolitiques près de trois ans après le début de l'invasion militaire russe. C'est aussi un terreau fertile pour la désinformation, notamment d'origine russe, comme l'a démontré l'AFP à plusieurs reprises (1, 2, 3, 4, 5).

La thématique d'une supposée volonté de spolier les comptes en banque des Français par les autorités pour financer l'aide à Kiev réémerge ainsi régulièrement. En mars 2024, l'AFP avait par exemple expliqué que des publications évoquant le retrait par l'Etat français de "500 euros" sur les comptes épargne "d'un Français sur dix" était en fait une extrapolation trompeuse d'une tribune de personnalités et membres d'une association publiée dans Le Monde. Ils proposaient la création d'un "livret d'épargne pour l'Ukraine", mais le gouvernement, lui, n'avait rien annoncé de tel - d'autant qu'une telle mesure aurait de toute façon été illégale en l'état des lois.

L'AFP avait avant cela vérifié début juillet 2023 des posts dénonçant une disposition de la LPM - qui était alors au stade de projet de loi - permettant soi-disant au gouvernement d'ordonner la réquisition de "toute personne et de tous les biens" en cas de simple "menace"

Les posts qui circulent fin 2024 "sont une variante, sur la même base", a souligné Jean-Christophe Videlin, professeur de droit public et doyen de la Faculté de droit de Grenoble, le 5 décembre 2024 auprès de l'AFP (archive).

"Ils ne correspondent à rien, c'est une manipulation de l'information pour créer de la discorde", a abondé Alexandre Papaemmanuel, enseignant à Sciences Po, en soulignant que le contexte était porteur, sur fond d'incertitudes budgétaires en France et diplomatiques avec l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis (archive).

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Les présidents ukrainien Volodymyr Zelensky (gauche) et français Emmanuel Macron (droite) lors d'une rencontre bilatérale lors du sommet de la Communauté politique européenne (CPE) à Budapest le 7 novembre 2024 (AFP / LUDOVIC MARIN)

Formulations inexistantes

Les publications sur les réseaux sociaux de décembre 2024 citées plus haut détournent en fait l'objet de la loi de programmation militaire votée le 12 juillet 2023, promulguée le 1er août de la même année, et dont les décrets d'application ont été pris progressivement ces derniers mois (archives 12).

Comme le code de la Défense qu'il réforme, l'objet de ce texte qui régit le budget alloué aux armées sur sept ans est en effet purement militaire, absolument pas "civil" comme l'affirment à tort les posts viraux. Il est "fondé sur une logique de transformation des armées", en assurant "les moyens de faire face à la dégradation du contexte stratégique, au retour de la guerre aux portes de l’Europe et à l'accélération des ruptures technologiques", explique le site du ministère des Armées (archive). 

Dans ce cadre, il réforme pour l'actualiser le "droit des réquisitions", un droit "ancien", inscrit dans le code de la Défense, souligne Jean-Christophe Videlin, de la Faculté de droit de Grenoble. Défini "par près d'une centaine d'articles législatifs et plus de cent quatre‑vingt articles réglementaires" comme le soulignait le projet de loi déposé en avril 2023 (archive), il prévoyait jusqu'alors deux régimes distincts : les réquisitions militaires en vue de l'approvisionnement des forces armées, et les réquisitions destinées aux "besoins généraux de la Nation" (liens 1 et 2 vers les anciennes versions du texte pour chacun de ces deux régimes).

Avec la réforme, cette distinction est abandonnée "au profit d'une distinction fondée sur la nature et l'intensité de la menace et des besoins à couvrir", explique Pascal Dupont, commissaire général des armées et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dans une note publiée en novembre 2024 (archives 1, 2). 

Le code de la Défense indique donc désormais via son article 2212-1 qu'"en cas de menace, actuelle ou prévisible, pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, à la protection de la population, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’État en matière de défense, la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens et les services nécessaires pour y parer peut être décidée par décret en Conseil des ministres" (archive).

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Capture d'écran, réalisée le 6 décembre 2024, de l'article 2212-1 du code de la Défense visible sur le site gouvernemental Legifrance (Gaëlle GEOFFROY)

On se rend compte que cette formulation n'a rien à voir avec celle relayée, à tort, dans les vidéos virales sur les réseaux sociaux : aucune mention de "moyens civils nécessaires" ou de "ressources immobilières" et "mobilières" qui seraient définies comme les "fonds" et "l'épargne" des Français. Pas de mention non plus d'une quelconque possibilité de "saisie en 72 heures".

On ne retrouve pas non plus ces termes dans "l'article 21.71-1" cité par la vidéo sur Instagram évoquée plus haut : cet article concerne le seul dispositif de "réserve de sécurité nationale", constitué des "réservistes" des réserves militaire, de la police nationale, sanitaire, pénitentiaire et de sécurité civile (archive) :

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Capture d'écran, réalisée le 6 décembre 2024, de l'article 2171-1 du code de la Défense visible sur le site gouvernemental Legifrance

Confusion entre réquisition et saisie sur compte bancaire

Concrètement, avec la réforme, "l'objet des réquisitions reste le même", explique Jean-Christophe Videlin, de la Faculté de droit de Grenoble, à savoir qu'elles peuvent toujours être "immobilières - l'Etat peut prendre possession d'un immeuble ou d'une usine dans un intérêt national - ou mobilières - mobilières pas au sens d'argent', mais au sens de biens comme par exemple des véhicules, camions, trains, navires"

Il ne faut pas oublier non plus, note-t-il, que "la réquisition est une prise de possession pendant un temps donné, pas une prise de propriété", ce qui signifie qu'à terme le bien est rendu à son propriétaire qui perçoit alors une indemnisation.

Le dispositif est aussi complètement différent d'une saisie sur compte bancaire par un commissaire de justice, ou "saisie attribution" - procédure dans laquelle les fonds dus par un débiteur à un créancier sont d'abord bloqués 15 jours, avec en parallèle la possibilité ouverte pendant un mois de contester la décision de justice qui a reconnu la dette (archive).

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Un camion Caesar dans l'usine Nexter de Roanne, dans la Loire (centre), le 4 juillet 2023 (AFP / OLIVIER CHASSIGNOLE)

En modernisant le code de la Défense, la LPM permet par ailleurs que "certaines entreprises pourront à l'avenir se voir imposer de constituer des stocks stratégiques de matières (telles que le titane) ou de composants d'intérêt stratégique pour les armées. L'État pourra également ordonner l'exécution prioritaire des commandes passées à une entreprise dans le cadre d’un marché de défense et de sécurité", explique le site gouvernemental Vie publique (archive).

"L'idée est que dans une économie de guerre l'Etat stratège dispose de mécanismes juridiques et législatifs lui permettant d'être en mesure d'imposer aux fournisseurs d'être en capacité de produire aux niveaux requis. Ses demandes de production doivent aussi pouvoir devenir prioritaires", explique Alexandre Papaemmanuel, de Sciences Po.

Livret A

Les publications virales surfent par ailleurs sur l'idée, défendue par certains parlementaires, que l'épargne des Français, en l'occurrence celle du Livret A, pourrait être une source de financement des activités de défense.

Cette proposition a animé les débats parlementaires par deux fois en 2023, lors de l'examen de la LPM puis lors de celui du projet de loi de finances pour 2024. Mais le Conseil constitutionnel a à chaque fois  retoqué les amendements l'introduisant car ils n'avaient selon lui rien à voir avec les textes discutés (archives 1, 2, 3).

Une proposition de loi visant à flécher une part de l'épargne du Livret A vers l'industrie de la défense avait par la suite été approuvée au Sénat en mars 2024 mais n'avait finalement pas pu être examinée à l'Assemblée nationale avant la dissolution prononcée par Emmanuel Macron le 9 juin.

Pendant les débats, ses opposants avaient fait valoir que l'encours du Livret A ne devrait pas être détourné de sa mission première, à savoir financer le logement social et le renouvellement urbain (archive). 

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