
La montée en surface du poisson-ruban ne présage ni séismes ni tsunamis
- Publié le 07 mars 2025 à 18:09
- Lecture : 11 min
- Par : Cintia NABI CABRAL, AFP France
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"Ce poisson vient en direct d'annoncer une catastrophe naturelle imminente, mais tout le monde rigole. Ce que vous venez de voir, ça s’appelle un 'régalicidé', ou plus communément appelé 'poisson ruban'", peut-on entendre dans une vidéo publiée sur TikTok le 16 février 2025, aimée par un million d'internautes et visionnée plus de 11 millions de fois.
On peut voir au début de la vidéo des images d'un poisson à la nageoire dorsale rouge et brillante sur un corps plat de couleur argentée, s'échouant sur une plage.
"Il est aussi désigné dans certaines cultures comme le 'poisson tremblement de terre', parce qu'en fait, d'habitude il nage à environ 1.000 mètres de profondeur, ce qui rend du coup cette vidéo encore plus choquante, parce que c'est pratiquement impossible d'en observer un vivant", poursuit l'auteur de la vidéo, affirmant que la présence de ce poisson permettrait de prédire des catastrophes naturelles, comme des "séismes sous-marins" ou des "tsunamis".
"Là là, on rigole, mais à tout moment, les gens qu'ont pris la vidéo, ils ont pris un séisme juste après et un tsunami 15 minutes après. Après la vidéo, c’est fini : inondation. Donc, vous voyez cette scène ? Courrez. C'est tout !", poursuit-il.
Des messages similaires, avec d'autres images de poissons-ruban à l'appui, circulent sur Facebook (1, 2), X (1, 2), Instagram (1, 2, 3) et YouTube, et dans plusieurs langues comme l'anglais, l'espagnol, l'italien et le portugais.

Mais l'idée selon laquelle la montée en surface du régalec annoncerait un cataclysme n'est pas fondée.
Le régalec, un poisson des abysses
Le régalec ("Regalecus glesne") est la plus grande espèce de poisson osseux. Parfois aussi désigné comme "poisson-ruban" ou "roi des harengs", il peut atteindre jusqu'à une dizaine de mètres et vivre jusqu'à au moins 1.000 mètres de profondeur. En raison de sa longueur et de sa nage ondulatoire, il a longtemps été considéré comme un serpent des mers (lien archivé ici).
"Il existe une dizaine d'espèces dans la famille des Trachipteridae qui rassemble les poissons-rubans", explique Thomas Claverie, maître de conférences en écologie marine à l'Université de La Réunion dans un courriel électronique adressé à l'AFP le 26 février 2025. "Même si ces poissons sont rares à observer par le commun des mortels, il semble que les pêcheurs et les gens de la mer en voient de temps en temps, et j'ai des collègues qui en ont déjà vus (et qui ne sont pas morts dans un tsunami)", souligne-t-il (lien archivé ici).
Contacté par l'AFP le 5 mars, Marc-André Gutscher, géophysicien marin au CNRS, ajoute que des poissons, qui d'habitude ne se trouvent pas dans une région, peuvent y apparaître pour diverses raisons naturelles, comme le phénomène climatique cyclique El Niño, sans lien avec des phénomènes sismiques. "C'est un phénomène connu depuis bien longtemps par les pêcheurs (qui), pendant les années El Nino, pêchent des poissons que d'habitude ils ne pêchent pas", souligne-t-il.
Une recherche d'image inversée a permis à l'AFP de retrouver la vidéo originale du poisson échoué sur la plage, intitulée "Un rare poisson-ruban apparaît sur une plage mexicaine". Obtenue par la plateforme Storyful, cette vidéo a été mise en ligne sur YouTube le 17 février 2025 (liens archivés ici et ici).
"Les baigneurs ont été choqués de trouver un poisson-ruban rarement vu nageant dans les eaux peu profondes d'une plage de Basse-Californie du Sud au Mexique, le dimanche 9 février. Les vidéos de Robert Hayes montrent le poisson irisé se débattre dans les eaux peu profondes, avant qu'un homme tente de le ramener dans des eaux plus profondes", peut-on lire dans la description de la vidéo publiée sur le site de l'agence Storyful.

En effectuant une recherche par mots-clés avec la date et le lieu de prise évoqués dans la description ("séisme Mexique 9 février 2025"), l'AFP a retrouvé des informations sur un signalement d'un séisme dans la région recensé sur Volcano Discovery, un site qui prétend réunir une base de données sur les volcans et les séismes (lien archivé ici).
Selon le site, un "séisme modéré magnitude 4.3 à 6.7 km de profondeur" a été signalé à "15:39 (GMT -7)" le 9 février dernier. "Sur la base de modèles sismiques et statistiques, l'USGS estime que le risque de décès et de dommages dus à ce tremblement de terre est bas", peut-on lire sur le site internet. Depuis le 9 février, aucun autre séisme d'une magnitude supérieure à 4 n'a été enregistré dans la région, ce qui confirme qu'aucun événement supplémentaire n'a eu de conséquences désastreuses comme le prétendent les publications virales (lien archivé ici).
Selon un article du média américain Fox Weather publié le 17 février 2025, la vidéo a été filmée à la plage El Quemado, en Basse-Californie du Sud, au Mexique (lien archivé ici).

"Il y a environ 200 km entre les deux endroits", précise Marc-André Gutscher, géophysicien marin du CNRS, qui estime la magnitude du séisme du 9 février 2025 (M4,3) comme "faible" car le segment de faille "a bougé très court (<1km)".
Selon ce dernier, "il ne peut pas y avoir une connexion entre un (petit) phénomène à 200 km au Nord (donc le séisme) et un échouage d’un poisson des eaux profondes, qui d’ailleurs est presque certainement remonté du Sud (où les eaux sont plus profondes et donc où vivait en toute probabilité ce poisson ruban)."
De plus, "les séismes sont, par définition, imprévisibles", pointe Thomas Claverie, maître de conférences en écologie marine auprès de l'AFP.
Qu'est-ce qu'un séisme ?
Un séisme correspond à la rupture des roches de la croûte terrestre, consécutive à une accumulation de contraintes au cours du temps, comme l'explique le site L'ObservaTerre, géré par le Réseau sismologique et géodésique français, Résif-Epsos.
"Lors de cette rupture, l'énergie accumulée se libère soudainement et se disperse dans toutes les directions de l'espace, sous forme d'ondes. Le passage de ces ondes à la surface est alors ressenti comme des vibrations du sol : c'est le tremblement de terre", détaille le site.
Selon le Centre national d'alerte aux tsunamis (CENALT), "dans la majorité des cas, les tsunamis sont la conséquence de séismes sous-marins ou côtiers" (lien archivé ici).
Si le porte-parole de l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS), François-Marie Bréon, a affirmé à l'AFP le 3 mars dernier que "la détection des ondes sismiques permet d’envisager la génération d’un tsunami", il assure que, malgré "les instruments très sophistiqués développés par les humains, on est toujours incapable de prévoir les séismes. Il est donc assez peu crédible que les poissons en soient capables".
"Depuis longtemps, nous, les sismologues scientifiques, faisons des recherches sur des phénomènes qui pourraient indiquer une activité sismique prochaine. Mais pour l'instant, on n'a pas trouvé", déplore Marc-André Gutscher, géophysicien marin au CNRS.
Un "poisson de l'apocalypse" capable de prédire les séismes ? Aucune étude scientifique ne le prouve
L'idée selon laquelle les poissons, et en particulier les poissons des abysses, pourraient prédire des catastrophes naturelles est une croyance populaire ancienne, notamment au Japon.
Une étude parue en 2018 dans la revue scientifique sismologique Bulletin of the Sismological Society of America (BSSA) a analysé les apparitions de poissons des abysses avant des tremblements de terre au Japon entre 1928 et 2011. Parmi 336 observations de poissons et 221 séismes, seule une corrélation plausible a été trouvée, ce qui n’est pas suffisant pour établir un lien direct de cause à effet : "En conséquence, on peut difficilement confirmer l'association entre les deux phénomènes", ont écrit les auteurs de l'étude dans l'article du BSSA (liens archivés ici et ici).
Une étude plus récente, parue en 2023 dans la revue scientifique de la Société américaine d'écologie (ESA), confirme cette même conclusion. Elle porte sur le comportement des poissons de récif à Mayotte avant, pendant et après un tremblement de terre sous-marin de magnitude 5 : "Seuls deux individus (<1%) ont fui dans les 40 secondes avant le tremblement de terre et aucun ne cherchait alors un abri dans le récif", peut-on lire dans l'analyse (lien archivé ici).
Les causes des échouages de poissons
Les raisons pour lesquelles un régalec peut se retrouver à la surface sont multiples et souvent liées à des phénomènes naturels.
Selon Thomas Claverie, maître de conférences en écologie marine, beaucoup d'organismes pélagiques comme le poisson-ruban "font des migrations verticales journalières pour aller se nourrir et pour éviter les prédateurs", mais peuvent également se retrouver en difficulté en raison de prédateurs ou de maladies, ce qui les empêcherait de rejoindre leur habitat : "La nourriture en pleine mer est proche de la surface, car c'est là ou il y a l'énergie lumineuse qui permet la photosynthèse et donc toute la chaine alimentaire. Mais c'est aussi là qu'il y a les prédateurs (et) beaucoup d'espèces se réfugient dans les profondeurs la journée et remontent la nuit pour se nourrir", explique le maître de conférences en écologie marine.
Selon ce même expert, si ces organismes pélagiques sont rarement vus morts échoués, c'est parce qu'ils "sont mangés en surface ou coulent vers les grandes profondeurs".
Outre les poissons-rubans, d’autres échouages massifs d'animaux marins alimentent les spéculations en ligne, comme ici et là.
Le 26 janvier, des biologistes marins ont observé une baudroie abyssale de Johnson au large de Tenerife, un fait inhabituel sachant que ce type de poisson vit entre 200 et 2.000 mètres de profondeur dans les mers tropicales et subtropicales. La raison de sa présence en surface est "incertaine", selon Condrik Tenerife, l'ONG qui a effectué l'observation, estimant qu'il pouvait être malade, aurait pu suivre un courant ascendant ou fuir un prédateur.

Plus récemment, le 19 février, plus de 150 dauphins se sont échoués sur une plage de l'île australienne de Tasmanie, où les opérations de sauvetage s'annonçaient compliquées pour sauver les cétacés encore vivants. "Environ 90" de ces 157 spécimens étaient vivants, selon les membres du département de l'Environnement local, indiquant qu'il semblait s'agir d'un banc de fausses orques, de gros dauphins prédateurs.

"Tout comme on voit de temps en temps arriver des baleines et des dauphins sur les plages (que l'on ne rate généralement pas vu leur taille), de nombreux autres organismes se retrouvent au bord parfois, poussés par les vents ou les vagues. Certains sont plus fréquemment vus que d'autres, selon leur biologie, leurs densités ou s'ils flottent quand ils sont morts ou pas", analyse Thomas Claverie.
Sur ce point, le géophysicien marin Marc-André Gutscher ajoute : "Parfois, on dit qu'ils [les dauphins, NDLR] suivent les lignes magnétiques et que c'est proche des zones avec des anomalies magnétiques puissantes, que ça peut les perturber, ou on dit que peut-être un animal s'est trouvé en difficulté, a été désorienté et appelle à l'aide, et les autres veulent l'aider parce que c'est des animaux grégaires. En voulant aider le premier (celui qui est faible, mourant, et désorienté), les autres vont s'échouer aussi". D'autres causes peuvent être à l'origine de tels désastres, liés "à des activités humaines", ajoute l'expert.
L’AFP s'est déjà penchée sur l'impossibilité de prédire les séismes ici.