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Un additif anti-méthane dans la nourriture des vaches rend leur lait dangereux ? C'est faux

Scientifiques, éleveurs et industrie agroalimentaire cherchent des moyens de limiter les émissions de méthane des bovins, qui contribuent significativement au réchauffement climatique mondial. C'est ce que permet un additif baptisé "Bovaer10", ajouté à la nourriture des vaches, autorisé sur les marchés européen et américain notamment, et actuellement testé dans certaines exploitations. Des utilisateurs des réseaux sociaux affirment que boire du lait produit par des vaches l'ayant ingéré provoquerait cancers et infertilité. Mais c'est faux : aucune trace de la molécule mise en cause n'a à ce jour été retrouvée dans ce lait, sûr pour la santé humaine, soulignent des experts et l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa).

Gaz au pouvoir réchauffant plus puissant que le CO2, le méthane est libéré lors de la production d'énergies fossiles comme le pétrole ou le gaz, mais il est aussi émis par les ruminants lors de leur digestion. Dans le cas des vaches, la nourriture dégradée dans leurs quatre estomacs fermente, ce qui génère du méthane, finalement expulsé via flatulences et rots (liens archivés : 1, 2, 3).

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Capture d'écran, réalisée le 19 décembre 2024, du site internet "la-viande.fr" de la filière bovine française

L'élevage dans son ensemble, de la production de fourrage et d'engrais à la rumination des animaux, est à l'origine de 12% des émissions mondiales de gaz à effet de serre anthropiques, c'est-à-dire attribuées à l'activité humaine. Sur ces 12%, près des deux tiers (62%) sont issus de l'élevage bovin, plus gros contributeur, selon les dernières données de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO - liens archivés : 1, 2).

Les émissions du seul méthane par les ruminants représentent "jusqu'à 30% des émissions mondiales de méthane anthropique", précise la Coalition pour le climat et l'air pur, placée sous l'égide du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE - lien archivé). Et si rien n'est fait, ces émissions vont continuer de progresser sous l'effet de l'augmentation de la population et de la demande de viande et de lait, anticipe la FAO.

Génétique, efficience de l'alimentation, amélioration de la digestion : chercheurs et éleveurs explorent des pistes pour tenter de les réduire. L'Australie et la Nouvelle-Zélande par exemple étudient l'introduction d'extraits d'algues rouges dans l'alimentation des vaches, explique l'Institut français de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae - liens archivés : 1, 2).

En France, le projet "Méthane 2030" vise à réduire de 30% en 10 ans les émissions de méthane de la filière bovine (lien archivé).

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Des vaches laitières dans une ferme de Seine-Maritime le 8 décembre 2021 (AFP / SAMEER AL-DOUMY)

Le conglomérat néerlandais dsm-firmenich a, lui, développé une molécule de synthèse qui, ajoutée en petites quantités à la nourriture des vaches, inhibe la production de méthane lors de la digestion (lien archivé). Son nom commercial est "Bovaer10" (lien archivé).

Cet additif est aujourd'hui disponible dans 68 pays et testé dans plusieurs d'entre eux, dont la France, où le groupe agroalimentaire Bel a mené en 2023 un projet pilote de deux mois dans cinq exploitations laitières avec DSM, l'Institut de l'élevage et l'Association des producteurs de lait Bel de l'Ouest. Résultat : "En conditions optimales d'utilisation", les émissions de méthane des vaches ont été réduites de 29 à 42%, a indiqué Bel en octobre 2023 (lien archivé).

Mais cet inhibiteur du méthane est attaqué sur les réseaux sociaux, accusé d'être dangereux pour la santé humaine. Certains affirment que ces "produits chimiques" sont "cancérigènes", d'autres, comme la publication ci-dessous, relaient des images de documents sensés attester des "troubles de la reproduction" et de "l'infertilité masculine" qu'ils provoqueraient.

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Capture d'écran, réalisée le 30 décembre 2024, d'une publication sur Facebook. La flèche rouge a été ajoutée par l'auteur du post sur la notice de Bovaer ; la croix rouge l'a été par l'AFP sur la partie trompeuse du post.

"Bovaer" serait un "produit extrêmement dangereux et financé par Bill Gates", insiste une internaute.

Le milliardaire américain, cible régulière des complotistes comme l'a détaillé l'AFP à plusieurs reprises, a certes bien investi dans une start-up australienne qui fait de la recherche sur les inhibiteurs de méthane (lien archivé). Mais il n'a rien à voir avec "Bovaer10". 

"Bill Gates n'est pas impliqué dans le développement de 'Bovaer'", qui est "entièrement développé et détenu par dsm-firmenich et ne compte pas d'autres investisseurs", a martelé DSM dans un communiqué publié le 2 décembre 2024 face à la vague de "contre-vérités" et "désinformation" qui déferlait sur les réseaux sociaux (lien archivé).

De plus, des experts ainsi que l'autorité sanitaire européenne, interrogés par l'AFP, soulignent que "Bovaer" ne présente à ce jour aucun risque, ni pour les éleveurs, ni pour les animaux, ni pour les consommateurs. Comme nous le verrons, il est en effet utilisé selon un dosage dilué, il est complètement digéré par les vaches, et n'est pas détectable dans le lait produit. D'après eux, les accusations à l'encontre de l'additif sont liées à une mauvaise interprétation des notices d'utilisation lors de la manipulation du produit dans sa version pure.

Boycott

Certaines publications sur les réseaux sociaux sont d'autant plus trompeuses qu'ils évoquent aussi un "tollé" après l'annonce par le groupe laitier danois Arla Foods d'"un partenariat avec des supermarchés britanniques, dont Tesco et Aldi, pour tester 'Bovaer' dans 30 fermes britanniques, avec l'intention de vendre le lait à des millions de familles britanniques" : l'annonce, bien réelle - elle a été faite fin novembre 2024 -, a bien suscité de fortes réactions au Royaume-Uni, où ses opposants ont protesté en jetant du lait dans leurs éviers ou leurs toilettes (liens archivés : 1, 2).

Une vidéo en français d'un youtubeur dénonçant ce supposé "scandale" britannique impliquant selon lui "un poison mortel dans notre nourriture" a, elle, été vue plus de 36.000 fois en deux semaines. 

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Devant Les locaux de la coopérative laitière Arla Foods à Aarhus, au Danemark, le 2 décembre 2003 (SCANPIX / HENNING BAGGER)

Ces allégations trompeuses ou fausses circulent en anglais, et en néerlandais, avec des appels au boycott du lait produit avec "Bovaer".

Produit pur versus produit dilué

Pourtant, toutes les données disponibles à ce jour confirment que "Bovaer10" est sûr. Il a obtenu notamment les autorisations de mise sur le marché des autorités sanitaires dans l'Union européenne et aux Etats-Unis.

Un des documents qui apparaît dans certains posts pour soutenir la thèse d'une supposée dangerosité est en fait une notice d'utilisation que l'on retrouve sur le site internet de l'agence sanitaire américaine, la Food and Drug Administration (FDA - lien archivé).

La section "Warning" ("avertissement", en français) mise en avant dans les publications trompeuses évoque une baisse de la fertilité - constatée lors d'expériences sur des rats de laboratoire - et une mise en garde sur un risque potentiel généré par le 3-nitrooxypropanol (3NOP), la substance active de "Bovaer". Mais elle précise aussi que l'additif n'est en aucun cas destiné aux êtres humains et, pour les bovins, qu'il ne doit pas être ajouté à leur nourriture sans être "dilué" (dans la section "Caution" - "précaution" en français).

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Capture d'écran, réalisée le 30 décembre 2024, de la notice d'utilisation de "Bovaer10" publiée sur le site internet de la Food and Drug Administration. Les parties encadrées en noir l'ont été par nos soins

Ces mises en garde sont classiques pour la manipulation de produits purs, en l'occurence le 3NOP, a souligné un expert indépendant interrogé par l'AFP le 5 décembre 2024, Jan Dijkstra, professeur associé en nutrition animale à l'Université de Wageningue, aux Pays-Bas (lien archivé). Il a participé aux études sur "Bovaer", et ses travaux de recherche sur le 3NOP ont été publiés dans plusieurs revues où les publications sont validées par les pairs scientifiques (lien archivé).

Dans le cas de "Bovaer", le produit final est tellement dilué qu'il n'y a aucun risque, assure Jan Dijkstra : "Vous ne pouvez pas transposer ça [l'avertissement de la notice pour la manipulation du produit pur, NDLR] à l'agriculteur ou au consommateur", souligne-t-il.

"On retrouve la même chose sur les notices par exemple de certaines vitamines ou d'huiles essentielles - souvent les employés des usines qui par exemple entrent en contact avec des produits purs doivent prendre des mesures de protection. Une étiquette de sécurité dit des choses effrayantes comme 'irritant pour les yeux, irritant cutané, potentiellement dangereux par inhalation'", remarque-t-il.

Autorisation européenne

"Bovaer" a en outre été approuvé par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (European Food and Safety Authority, Efsa) en 2021, souligne Nico Peiren, chercheur à l'Institut néerlandais pour l'agriculture et la pêche (ILVO - liens archivés : 1, 2).

"L'autorisation a été précédée de beaucoup d'études scientifiques à travers le monde, dont 85 ont été publiées dans des journaux scientifiques revus par les pairs", a-t-il précisé dans un mail à l'AFP le 4 décembre 2024.

Après l'évaluation de "Bovaer" en 2021, les experts de l'Efsa "ont conclu que l'utilisation de cet additif alimentaire pour les vaches laitières, dans les conditions d'usage proposées, est sûr pour les consommateurs", a confirmé un porte-parole de l'agence sanitaire dans un mail à l'AFP le 4 décembre 2024 (lien archivé).

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Capture d'écran, réalisée le 31 décembre 2024, de l'avis de novembre 2021 émis par le Groupe d'experts sur les additifs et les produits ou substances utilisés dans l'alimentation animale (FEEDAP) de l'Autorité européenne de sécurité des aliments dans le cadre de l'autorisation de "Bovaer 10"

Tests en laboratoires

Jan Dijkstra explique que les tests du 3NOP sur des animaux de laboratoire ont certes montré des effets négatifs sur la fertilité en cas de forte exposition, mais que la "dose sans effet nocif observé" (DSENO) du 3NOP, c'est-à-dire sa concentration ou sa quantité maximale qui n'induit aucun effet nocif détectable dans une population exposée, est pour les humains de 100 mg 3NOP par kg de poids corporel par jour (lien archivé).

"Imaginons que du 3NOP apparaisse dans le lait à un seuil limite d'environ 20 microgrammes par kg de lait - il est en réalité bien en dessous. Une personne de 70 kg devrait alors ingérer plus de 7 grammes de 3NOP [pour que la quantité devienne nocive, NDLR] - cela reviendrait à devoir consommer 350 tonnes de lait par jour", souligne-t-il.

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Pis de vache en Normandie le 24 novembre 2023 (AFP / LOU BENOIST)

Pas de traces dans le lait

De plus, "les études ont montré que la substance active de 'Bovaer', le 3-nitroxypropanol [3NOP, NDLR], n'est pas présente dans le lait, ni dans la viande d'animaux nourris avec cet additif", rappelle le porte-parole de l'Efsa.

La molécule 3NOP est en effet rapidement désagrégée dans le rumen des vaches, le premier de leurs quatre estomacs, ont expliqué des experts à l'AFP.

"Après avoir été administré, l'additif est actif pendant environ trois heures puis se dégrade en nitrate et en alcool. C'est pourquoi on ne le retrouve pas dans le lait", explique Nico Peiren, de l'Institut néerlandais pour l'agriculture et la pêche.

Avant de se dégrader en composants isolés, le 3NOP bloque les enzymes responsables de la production de méthane dans l'estomac de la vache, réduisant ainsi ses émissions d'environ 25%, a précisé l'expert indépendant Jan Dijkstra.

Selon l'Efsa, le principal composé issu de cette dégradation, l'acide 3-nitrooxypropionique, ou NOPA, a été trouvé dans le lait "à des concentrations très faibles" qui, selon les experts de l'agence sanitaire, ne posent pas de problème pour la santé des consommateurs. Aucune génotoxicité, c'est-à-dire de dégradation de l'ADN lors de sa consommation, n'a été constatée, les niveaux d'exposition humaine étant bien en dessous des seuils d'innocuité identifiés (lien archivé).

L'inhibiteur de méthane est aussi sûr pour la vache, souligne Jan Dijkstra : "Dès que vous arrêtez de donner 'Bovaer' à une vache, la production de méthane du rumen recommence à augmenter ; dans les 24 heures elle revient à son ancien niveau".

Ventes stoppées en Norvège

Sur les réseaux sociaux, d'autres publications mêlent vraies annonces et accusations infondées en utilisant l'exemple de la Norvège.

"Le plus grand producteur de lait de Norvège a lancé il y a quelque temps du 'lait climatique', fabriqué à partir de vaches auxquelles on a administré des inhibiteurs de méthane pour les faire moins péter. Les gens n'en voulaient pas, ça ne s'est pas vendu. Alors maintenant ils mélangent ce lait Frankenstein avec du lait normal et ne marquent pas les contenants", affirme un message sur Facebook. "Et d'ici 2027, TOUTES les vaches norvégiennes DEVRONT recevoir ces produits chimiques", insiste-t-il.

Ces allégations circulent aussi sur X, avec certaines publications traduites d'un message originel en anglais, partagé plus d'un millier de fois.

Qu'en est-il réellement ?

En Norvège, les groupes laitiers Tine et Q-Meieriene (liens archivés : 1, 2) ont bien vendu du lait de quelques fermes utilisant "Bovaer10", avant de stopper sa commercialisation car les consommateurs n'étaient pas au rendez-vous, comme la presse norvégienne l'a rapporté ici, ici, ou bien encore ici (liens archivés : 1, 2, 3).

Q-Meieriene n'avait pas répondu aux questions de l'AFP au moment de la publication de cet article.

Tine a de son côté confirmé par mail à l'AFP le 12 décembre 2024 avoir interrompu la vente de son lait "Fremtidsmelk" ("Lait du futur" en français) pour "raisons commerciales", tout en soulignant que "le projet se poursuit comme prévu, avec des résultats prometteurs pour le secteur agricole" (lien archivé).

Voir "tous les ruminants recevoir en Norvège en 2027 des suppléments pour réduire les émissions de gaz à effet de serre" est un "objectif" - pas une obligation - qui reste d'actualité, a ajouté le groupe. "Des années de recherche ont démontré que cela est complètement sûr et que c'est une des mesures les plus importantes" pour parvenir à réduire ces émissions, a encore fait valoir Tine.

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Capture d'écran, réalisée le 30 décembre 2024, de la page du site internet du groupe laitier norvégien Tine annonçant le lancement de la commercialisation d'un lait produit avec "Bovaer" en juin 2023

Tine n'a pas précisé si le lait qui avait été produit avec "Bovaer" était écoulé en le mélangeant avec du lait produit sans y avoir recours, comme l'affirment des publications sur les réseaux sociaux. 

Egalement interrogée sur ce point particulier, l'agence sanitaire norvégienne a renvoyé aux groupes laitiers, tout en relevant qu'"il n'existe pas d'obligation légale d'étiqueter le lait avec des informations sur les additifs utilisés pour nourrir les animaux" (liens archivés : 1, 2). Elle a par ailleurs confirmé que "les inhibiteurs de méthane sont essentiellement en cours de test dans certaines fermes" en Norvège, notamment à propos de leur dosage optimal (lien archivé).

La désinformation liée au réchauffement climatique est très présente sur les réseaux sociaux, et l'AFP vérifie régulièrement des affirmations fausses ou trompeuses sur le sujet, consultables ici.

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