Cette vidéo ne montre pas un "marché d'esclaves" en Syrie en 2024 mais une manifestation à Londres en 2014
- Publié le 30 décembre 2024 à 10:07
- Mis à jour le 31 décembre 2024 à 10:17
- Lecture : 6 min
- Par : Océane CAILLAT, AFP France
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"Politiques et médias se félicitent de la chute d'Assad et soutiennent les gentils islamistes qui l'ont renversés [sic]. Après la chute du régime 'dictatorial' d'Assad, un nouvel ordre s'est installé en Syrie : marché aux esclaves", affirme un utilisateur de X le 26 décembre 2024 dans une publication relayée depuis plus de 1.400 fois.
L'internaute associe ses propos à une vidéo d'une vingtaine de secondes. On y voit des femmes, en niqab (des voiles cachant tout leur corps sauf leurs yeux), les mains prises dans des chaînes tenues par des hommes. L'un d'entre eux, foulard sur la tête et mégaphone à la main, clame : "We have Yezidi women, we have Kurdish women and we have Christians" (en français, "Nous avons des femmes yézidies, nous avons des femmes kurdes et nous avons des chrétiennes"), semblant inviter les passants à les acheter, comme dans un marché.
Un autre utilisateur de plateforme, partageant les mêmes images, ironise : "Le retour à la démocratie en Syrie", dans une publication postée le 22 décembre 2024 et relayée plus de 1.300 fois.
Cette allégation, accompagnée de ces mêmes images, a aussi circulé sur Facebook ainsi que dans d'autres langues dont l'espagnol, le grec ou encore l'italien.
La séquence a aussi été diffusée sur la version française de Pravda, qui fait partie d'un réseau qui, selon Viginum, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères, rassemble près de 193 sites diffusant un discours pro-Kremlin sous forme de fausses affirmations (liens archivés ici et là).
Mais cette allégation est fausse : la vidéo est une mise en scène organisée par des activistes kurdes lors d'une manifestation à Londres, en 2014, comme le montre une analyse de ces images réalisée par l'AFP.
Une vidéo de 2014
Une recherche avancée sur Google avec des mots-clefs précis permet d'améliorer la pertinence des résultats. Pour en savoir plus sur cette vidéo, nous avons donc effectué une recherche en anglais en utilisant des mots entendus dans l'extrait.
En inscrivant sur Google les mots "Kurdish", "Christian", "women", "sex" et "slave", nous avons ainsi retrouvé un premier article du média américain Newsweek, publié le 15 octobre 2014 (lien archivé ici).
Sur l'une des photos illustrant l'article, il est possible d'observer plusieurs similitudes avec les images actuellement relayées sur les réseaux sociaux : nous retrouvons notamment le même homme vêtu d'un blouson vert, foulard gris sur la tête et mégaphone rouge et blanc devant la bouche. En arrière-plan, nous reconnaissons aussi l'homme au foulard blanc et à la veste marron ainsi que les femmes en niqabs noires.
De plus, les éléments architecturaux du décor correspondent à ceux identifiables sur la vidéo.
D'après la légende rédigée par Newsweek, la photo aurait été prise devant les chambres du Parlement de Londres, abritées dans le palais de Westminster, le 14 octobre 2014.
Ce jour-là, des militants kurdes avaient mis en scène un "marché aux esclaves" en plein centre de Londres afin d'"attirer l'attention" sur les pratiques "de traite d'esclavage de l'Etat Islamique", précise l'article de Newsweek.
Une recherche avancée en anglais sur cette manifestation nous permet de retrouver d'autres articles à ce sujet sur les sites de la BBC, de la version anglophone du Huffpost et du media India Today, publiés en octobre 2014 (liens archivés ici, là et là).
Tous évoquent la même histoire, faisant état de la mise en scène d'une fausse vente aux enchères d'esclaves par des manifestants kurdes dans le centre de la capitale britannique. Selon la BBC, ces militants appartiendraient à un groupe appelé "Compassion 4 Kurdistan".
La lecture des divers articles nous apprend aussi que le groupe a répété cette mise en scène devant plusieurs lieux reconnaissables de Londres, dont le Palais de Westminster.
En se rendant via Google Street View au niveau du Parlement britannique à Londres, les images disponibles présentent les éléments architecturaux identifiés précédemment : les découpes des colonnes et des grilles entourant le palais.
L'AFP n'a pas été en mesure de confirmer avec exactitude l'emplacement visible sur la vidéo étant donné que le dessin de ces grilles et colonnes se répète autour de l'édifice.
Néanmoins, les multiples coïncidences (vestimentaires et architecturales) permettent d'attester que la vidéo n'a pas été tournée en Syrie récemment, mais bien à Londres à proximité du palais de Westminster, lors de cet événement en 2014.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que ces images sont sorties de leur contexte. En 2021, l'équipe d'AFP Factuel, basée aux Etats-Unis, a publié un article de vérification sur ces images alors qu'elles étaient présentées à tort comme montrant des talibans en Afghanistan.
Des minorités victimes d'esclavage
Si ces images ne montrent donc pas une vente aux enchères d'esclaves en Syrie, le fléau de la traite d'être humains est néanmoins une réalité connue ces dernières années pour certaines minorités ethniques ou religieuses du pays, imposant notamment à de nombreuses femmes issues de ces communautés le statut d'esclaves sexuelles.
En 2016, un rapport des Nations unies intitulé : "Ils sont venus pour détruire : les crimes de l'Etat islamique en Irak et en Syrie contre les Yazidis" évoquait ces faits comme pouvant s'apparenter à "un génocide" (lien archivé ici).
La même année, une enquête préliminaire dite "structurelle" avait été ouverte en France pour "génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre" commis en Syrie et en Irak depuis 2012 "au préjudice des minorités ethniques et religieuses" par le Parquet national antiterroriste.
Ces investigations portent en particulier sur les crimes subis par des "membres de la communauté yézidie et de la communauté chrétienne" et "des membres de la tribu des Sheitat". "L'objectif est de documenter ces crimes et d'identifier les auteurs français appartenant à l'organisation Etat islamique", avait expliqué le ministère public à l'AFP, en avril 2024 (lien archivé ici).
Si le nouveau pouvoir syrien issu d'une coalition de groupes armés, en place depuis début décembre 2024, multiplie les gestes d'assurance envers toutes les minorités d'un pays traumatisé par 13 ans d'une guerre dévastatrice, la vigilance reste de mise pour celles-ci.
Les autorités se savent, quant à elles, scrutées sur la façon dont elles vont traiter les communautés d'un pays multiconfessionnel et multiethnique. Selon l'agence de l'ONU pour les migrations (OIM), il est d'ores et déjà avéré que des membres des minorités religieuses ont fui le pays par crainte de "menaces potentielles" (liens archivés ici et là).
La chute de Bachar al-Assad a donné lieu à de nombreuses affirmations fausses ou trompeuses sur les réseaux sociaux. L'équipe d'AFP Factuel en a déjà réfuté plusieurs comme cette vidéo humoristique sortie de son contexte ou cette photo censée montrer un détenu de la prison syrienne de Saydnaya, mais qui a été créée par intelligence artificielle.
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