Une étude qui prouve que les glaciers de l'Himalaya fondent "plus lentement que prévu"? C'est faux

  • Publié le 10 janvier 2024 à 12:37
  • Mis à jour le 10 janvier 2024 à 14:42
  • Lecture : 8 min
  • Par : Alexis ORSINI, AFP France
Entre 2011 et 2020, les glaciers de l'Himalaya ont fondu 65% plus vite que lors de la décennie précédente et ils pourraient perdre jusqu'à 80% de leur volume actuel d'ici la fin du siècle, selon des estimations scientifiques publiées à l'été 2023. Début janvier 2024, des internautes relaient une récente étude de la revue Nature sur les glaciers de l'Himalaya, qui prouverait, selon eux, que "les glaciers de l'Himalaya fondent plus lentement que prévu" et donc que le réchauffement climatique n'existe pas. Mais il s'agit d'une interprétation erronée de ces travaux : l'étude détaille un phénomène local de refroidissement au sein de l'Himalaya qui pourrait partiellement protéger une partie des glaciers, tout en ayant aussi un impact négatif, comme l'expliquent plusieurs spécialistes à l'AFP. En outre, les co-auteurs de l'étude ont expliqué à l'AFP que le phénomène qu'ils décrivent est une "conséquence directe" de l'augmentation des températures au-dessus des glaciers, ce qui vient confirmer le lien avec le réchauffement climatique.

"Une découverte mystérieuse dans l'Himalaya pose un mystère aux climatologues. Une nouvelle étude d'une équipe de recherche internationale, publiée en décembre dans le célèbre magazine spécialisé 'Nature', montre maintenant une tendance inattendue : les glaciers de l'Himalaya fondent plus lentement que prévu", soutenait le 3 janvier 2024 sur X (ex-Twitter) Silvano Trotta, dont les allégations ont déjà été vérifiées à plusieurs reprises par l'AFP (123 , 4).

"Dans la région sous les sommets, de l'Himalaya, il ne fait pas plus chaud, mais même un peu plus froid. L'arnaque climatique sera dévoilée à tous dans les prochaines années", poursuivait-il, en partageant un article du média allemand Focus à ce propos.

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Capture d'écran réalisée sur X (ex-Twitter) le 10 janvier 2024.

Si cette allégation, également relayée dans des publications Facebook - françaises (ici ou encore ) comme allemandes (et ) - fait référence à une étude qui a été publiée par la revue scientifique prestigieuse Nature Geoscience (lien archivé) le 4 décembre 2023, elle en déduit cependant à tort qu'un tel phénomène prouverait que les glaciers de l'Himalaya fondent moins vite que prévu et que le réchauffement climatique n'existe pas. 

Il s'agit là d'une interprétation erronée de cette étude, qui s'intéresse à un phénomène local de refroidissement au sein de l'Himalaya, en expliquant qu'il serait justement dû à un effet inattendu du réchauffement climatique.

Joint par l'AFP le 5 janvier 2023, Etienne Berthier, glaciologue au CNRS, en poste à l'observatoire Midi Pyrénées/Legos, explique ainsi : "[Cette étude] ne remet pas en cause le réchauffement climatique [...] ou l'évidence de la perte de masse des glaciers. [Elle] discute un processus [...] qui pourrait limiter le réchauffement au niveau des langues glaciaires et des zones environnantes."

"La perte de masse des glaciers himalayens [...] est réelle, surtout dans la région de l'Everest qui est le sujet de cette étude [...]. On constate aussi une accélération de la perte de masse même si les pertes de ces glaciers sont moins rapides que dans d'autres régions du globe", poursuit-il.

Arun Bhakta Shrestha, spécialiste du changement climatique au sein de l'International Centre for Integrated Mountain Development (ICIMOD), une organisation intergouvernementale basée au Népal, indique également à l'AFP, le 8 janvier 2024 : "L'article n'affirme pas explicitement que la fonte des glaciers de l'Himalaya se fait 'plus lentement que prévu'. Il livre au contraire une analyse complète des dynamiques climatiques de la région, en se focalisant particulièrement sur un phénomène de refroidissement local près des glaciers.

Les deux co-auteurs de l'étude, Nicolas Guyennon et Franco Salerno, chercheurs au Conseil national de la recherche (CNR) italien - ainsi que, respectivement, à l'Institut de recherche sur l'eau italien (IRSA) et à l'Institut de sciences polaires (ISP) italien-, indiquaient enfin à l'AFP, le 9 janvier 2024, "émettre l'hypothèse, dans [leur] recherche, que le phénomène" qu'ils y détaillent "puisse (tant qu’il est actif) partiellement protéger la langue des glaciers [l'avancée d'un glacier dans une vallée, NDLR] sans avoir pu le quantifier".

Tout en précisant bien que le phénomène décrit dans l'étude "est une conséquence directe de l’augmentation des températures au-dessus des glaciers" et qu'"il n’aurait pas lieu si les conditions [climatiques] n’étaient pas en train de changer.

L'accélération de la fonte reste "indéniable"

Dans le détail, cette étude repose sur une méthode ayant consisté, selon son résumé, à "analyser les données heure par heure d'élévation glaciérisée ("glacierized elevation") compilées depuis 1994 par la station météorologique Pyramid, sur le mont Everest, en y ajoutant d'autres observations de terrain et une réanalyse climatique".

"Le réchauffement climatique ne provoque pas des vents plus froids dans l’Himalaya, mais plus de vents froids. Ces vents sont déjà connus, mais sont principalement actifs de nuit, lorsque les vents de la mousson qui remontent les pentes de l’Himalaya sont plus faibles", détaillent à l'AFP Nicolas Guyennon et Franco Salerno.

Dans leurs travaux, ils estiment qu'"en réponse à l’augmentation des températures, durant les heures les plus chaudes de la journée, les glaciers consomment en quelque sorte l’excès d’énergie pour essayer de maintenir la température de l’air à la surface du glacier proche de zéro degré", ce qui fait qu'on obtient "des masses d’air froid sur les glaciers dans un environnement plus chaud, qui produisent en conséquence des vents catabatiques [vents descendants, NDLR] plus fréquents et plus intenses".

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Un glacier dans la région de l'Everest, au Népal en 2018 (AFP / PRAKASH MATHEMA)

"Ce que mettent vraiment en lumière les auteurs, c'est que potentiellement, l'augmentation de la fonte aurait dû être encore plus importante s'il n'y avait pas eu un renforcement des vents catabatiques" généralement "produits localement par les glaciers", précisait à l'AFP, le 8 janvier 2024, Patrick Wagnon, glaciologue à l'Institut des Géosciences de l'environnement de Grenoble et spécialiste du suivi des glaciers de l'Himalaya. 

"Nous sommes sûrs, grâce à des mesures de terrain et des mesures de détection, que, sur toutes les zones des hautes montagnes d'Asie, entre 2000 et 2020, il y a eu une accélération de la fonte, qui est généralisée", poursuit l'expert, précisant :  "Si on sépare la période 2000-2020 en quatre périodes de cinq ans, la période 2015-2020 est celle où, quelle que soit la zone de l'Himalaya, il y a une fonte plus rapide que la période initiale 2000-2005. Il y a globalement une accélération de la fonte, même s'il faut reconnaître qu'il s'agit d'une période de temps courte : il faut toujours prendre des précautions pour établir des tendances à partir d'une période de temps qui est courte."

Un phénomène local qui s'accompagnerait aussi d'un effet négatif sur les glaciers

Comme le rappelle en outre Arun Bhakta Shrestha, une étude publiée par l'ICIMOD en juin 2023 (lien archivé) montrait que, entre 2011 et 2020, les glaciers de l'Himalaya ont fondu 65% plus vite que lors de la décennie précédente.

En se basant sur les trajectoires d'émissions actuelles, les glaciers pourraient perdre jusqu'à 80% de leur volume actuel d'ici la fin du siècle, selon les estimations de l'ICIMOD, alors que les glaciers himalayens alimentent 10 des plus importants bassins fluviaux du monde, dont le Gange, l'Indus, le Fleuve Jaune, le Mékong et l'Irrawaddy, et fournissent directement ou indirectement nourriture, énergie et revenus à des milliards de personnes.

Selon une étude parue en avril 2021 (lien archivé) dans la revue Nature et offrant "la première cartographie complète de l’amincissement des glaciers dans le monde", comme l'expliquait son auteur, Romain Hugonnet, à l'AFP, la fonte des glaciers de la planète, provoquée par le réchauffement climatique, s’est encore accélérée ces 20 dernières années.

Les glaciers de la planète ont perdu 267 milliards de tonnes de glace en moyenne par an entre 2000 et 2019, selon l’étude, et la fonte s’est largement accélérée : d’une moyenne de 227 milliards de tonnes par an entre 2000 et 2004 à une moyenne de 298 milliards de tonnes par an entre 2015 et 2019.

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Le glacier Khumbu, au sud de l'Everest, au Népal, en 2009 (AFP / PRAKASH MATHEMA)

Ainsi que le soulignent auprès de l'AFP Nicolas Guyennon et Franco Salerno, si le phénomène décrit dans leur étude "conduit à refroidir, de plus en plus, l'air à la base des glaciers", à l'inverse, "ces vents qui descendent des glaciers vont contrer les vents de la mousson (chargés d’humidité) qui remontent les pentes de l’Himalaya, et réduire en conséquence les précipitations à très hautes altitudes qui 'rechargent' les glaciers."

"Ce second effet, conséquence du premier, est négatif pour les glaciers", poursuivent les chercheurs. Un point également souligné par Arun Bhakta Shrestha : "Bien que l'effet de refroidissement local identifié dans l'étude puisse offrir une forme de protection contre le réchauffement immédiat dans les régions de glaciers les plus bas, il a aussi des effets négatifs. La réduction des précipitations et l'impact négatif sur le bilan de masse du glacier pose aussi des difficultés. L'étude ne conclut pas que cet effet de refroidissement local est suffisamment puissant pour contrebalancer la tendance plus globale de fonte des glaciers dans l'Himalaya."

S'il reconnaît que cette étude "pionnière" dans ce domaine est "conceptuellement très intéressante" et "met en lumière un potentiel processus de rétro-action négatif, qui atténuerait l'effet du réchauffement climatique sur les zones englacées", Patrick Wagnon estime que ses résultats restent à "valider" et que certains des aspects  de ce travail - dont les données sur lesquelles il repose - restent à confirmer ou infirmer au gré d'autres recherches scientifiques sur le sujet.

"Ce qu’il est important de comprendre, au-delà du destin incertain des glaciers en Himalaya, c’est que les conséquences du réchauffement global rapide que nous vivons sont extrêmement imprévisibles, du fait d’un système climatique complexe en interdépendance constante", concluent Franco Salerno et Nicolas Guyennon, qui prévoient de travailler, au cours des prochaines années, "à vérifier" l'hypothèse mise en avant dans leur étude.

Dans les années 2000, le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) s'était retrouvé dans la tourmente en raison d’une erreur factuelle concernant la disparition probable des glaciers de l'Himalaya "d'ici 2035". Une bourde qui avait nourri les critiques des climatosceptiques.

Cette date était fondée sur des sources peu fiables et le Giec avait dû admettre "une erreur regrettable", tout en soulignant qu'elle ne remettait pas en cause la validité de ses conclusions sur l'accélération de la fonte des glaciers.

corrige le nom de la revue dans laquelle est parue l'étude et coquille dans le nom d'un des chercheurs cités
10 janvier 2024 corrige le nom de la revue dans laquelle est parue l'étude et coquille dans le nom d'un des chercheurs cités

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