Le sida, 40 ans d'infox ravivées par la pandémie de Covid
Les premiers cas de sida ont été observés en 1980, et le virus responsable de cette maladie, le VIH, isolé en 1983. En 40 ans, le sida a tué plus de 40 millions de personnes dans le monde. Des décennies pendant lesquelles les fausses informations et la négation même de la pandémie n'ont jamais cessé, aux quatre coins du monde, de nuire à la prévention, de retarder voire de mettre en danger sa prise en charge thérapeutique, et de contribuer à la discrimination des personnes séropositives. La pandémie de Covid a même donné une nouvelle vie aux théories les plus folles sur le sida.
Dans une vidéo diffusée mi-avril, en pleine campagne du Sidaction, et visionnée des milliers de fois avant d'être supprimée sur YouTube, un internaute, Jérémie Mercier, assure dire "la vérité" sur le sida: "une fausse pandémie" inventée pour vendre "des faux traitements". Une vidéo très virale avec plus de de 10.000 vues sur la plateforme en quelques jours, démystifiée par l'AFP Factuel ici.
Des théories révisionnistes qui connaissent "une recrudescence depuis l'épidémie de Covid", assure à l'AFP la directrice du Sidaction (archive), Florence Thune, interrogée par l'AFP le 24 avril. Même si depuis 40 ans, les remises en question de l'existence du VIH ont "toujours été là, comme une petite musique en fond", elles ont été réactivées par "les réseaux sociaux" et la pandémie.
Selon elle, des personnes comme Jérémie Mercier, qui se sont fait connaître sur les réseaux sociaux avec leur opposition aux mesures sanitaires et surtout en relayant de fausses allégations pendant la pandémie de Covid, sont suivies par "une communauté qui se dit: 's'il dit vrai pour le Covid, pourquoi pas pour le sida?'".
L'association Sida Info Service (archive) partage le même constat. "Nous avons des appels de gens qui s'interrogent sur les origines du virus ou encore croient que les thérapies sont juste destinées à faire gagner plus d'argent aux labos", explique le Dr Radia Djebbar, coordinatrice médicale, contactée par l'AFP le 24 avril.

"Ce qui est fascinant avec les théories complotistes c'est qu'elles n'évoluent pas, elles se contentent de se répandre, comme des virus", analyse le Pr Seth Kalichman, spécialiste de psychologie sociale à l'Université du Connecticut, dans un mail à l'AFP le 2 mai, "la désinformation est comme gelée et ne s'adapte pas aux avancées scientifiques".
Ce spécialiste du sida note tout de même une exception: "quand une preuve scientifique est apportée pour contrer la désinformation, alors cette preuve est niée comme pas suffisante, c'est ce qu'on appelle 'changer les règles du jeu', c'est une technique courante chez les révisionnistes et complotistes".
L'universitaire estime que "les théories du complot sur le Covid se sont appuyées sur celles concernant le sida". Un phénomène "particulièrement vrai aux Etats-Unis, où le Dr Anthony Fauci, la cible préférée des révisionnistes du sida, a incarné la science officielle sur le Covid et est donc devenu le mouton noir des complotistes aussi sur ce sujet."

Des théories du complot apparues en même temps que la maladie
"Les théories du complot sur le sida et le VIH sont aussi anciennes que l'épidémie elle-même", assure Seth Kalichman, estimant que "quand il y a peu d'information, il y a plus d'opportunités pour la désinformation".
Dès 1983, en pleine guerre froide, le KGB monte l'opération "Infektion" ou "Denver", visant à faire croire que le sida a été développé dans un laboratoire secret aux Etats-Unis. Selon le site Conspiracy Watch (archive), qui s'appuie sur une étude (archive) publiée en 2009 sur le sujet, les Russes ont utilisé un journal indien pour publier une fausse lettre d'un scientifique américain affirmant que le sida a été développé dans un laboratoire d'armes biologiques du Maryland.
La rumeur va enfler petit à petit, mais prendre une ampleur mondiale en 1986 quand le biologiste Jakob Segal va la diffuser à son tour. "Ce n’est qu’en 1992, après l’effondrement de l’URSS, que le chef des services secrets russes, Ev, admit que le KGB était l’instigateur de l’opération Infektion", écrit Conspiracy Watch.
Pour le sociologue spécialiste de la désinformation et membre de la fondation Descartes Arnaud Mercier, interrogé par l'AFP le 4 mai, les épidémies ont toujours charrié leur lot de désinformation : "c'est toujours le même 'fond de sauce' cognitif: face à l'inconnu on a besoin de trouver des certitudes, sans attendre le temps de la science".
"Dès lors qu'il n'y a pas de consensus médical autour d'une maladie, ça laisse un vide dans lequel tout un tas de récits vont se construire", analyse-t-il.
Les origines du sida
La théorie d'une fuite de laboratoire n'est pas la seule à avoir émergé pour expliquer l'origine du sida.

"Avec toute épidémie mortelle émerge l'idée que ça arrange quelqu'un, et chacun y voit le fait de l'ennemi: dans le cas du sida, les pays riches pour éradiquer les pauvres par exemple, ou encore les laboratoires pour faire de l'argent", résume M. Mercier.
L'Afrique, durement touchée par le virus, a également été en première ligne de la désinformation sur le sujet, au plus haut niveau des autorités: assurant que le sida n'était pas lié au VIH mais à la pauvreté, l'ancien président sud-africain Thabo Mbeki a retardé pendant des années l'accès de ses concitoyens aux traitements antirétroviraux.
"En Afrique c'était l'idée que 'Big Pharma' voulait refourguer ses médicaments, donc la dénonciation d'un intérêt économique sous-jacent ou encore d'une tentative d'exterminer une partie des Africains".
Une théorie défendue par "des racistes comme par des défenseurs du peuple noir", puisqu'en 2004 Dieudonné (archive) assurait sur le plateau de Thierry Ardisson que "Le sida est une invention pour anéantir le peuple noir d'Afrique".
Du "cancer gay" au jus de papaye
Dans les premiers temps de l'émergence du sida, la méconnaissance de la maladie et du virus ont poussé à croire que seuls les homosexuels étaient touchés, d'où le surnom de "cancer gay" donné à la maladie, rappelle Arnaud Mercier.

Cette composante sexuelle de l'épidémie a participé à "encourager la stigmatisation", relève-t-il, "avec l'idée du 'ils l'ont bien cherché'".
Sur fond d'homophobie et de répression de certaines pratiques sexuelles, les plus hautes instances catholiques ont ainsi contribué à diffuser un message dangereux, comme le pape Benoît XVI qui affirmait en 2009 (archive) que la distribution de préservatifs aggravait le problème du sida.
Les désinformateurs vendent aussi de faux remèdes, bien plus efficaces selon eux que les médicaments "tueurs" de "Big Pharma", selon leur rhétorique bien rodée. La naturopathe Irène Grosjean assure par exemple que l'on peut en guérir avec des graines, des crudités et des fruits.
Parmi les promoteurs de "remèdes miracles" au sida, Luc Montagnier, pourtant codécouvreur du VIH et prix Nobel de médecine a lui-même affirmé que le jus de papaye fermenté pouvait guérir les séropositifs, des affirmations Au sujet du Covid, le célèbre chercheur a multiplié les infox autour du virus et des vaccins.
Une "méconnaissance du virus, surtout chez les jeunes"
Mais 40 ans après la découverte du VIH, "le principal problème c'est la méconnaissance du virus, notamment chez les jeunes", souligne le Dr Djebbar de Sida Info Service, déplorant "une baisse des subventions de l'Etat pour la sensibilisation en milieu scolaire, et une montée du religieux".
"Certains croient qu'ils ont pris un risque en embrassant un collègue, quand d'autres au contraire se croient immunisés parce qu'hétérosexuels", déplore-t-elle.
Le dernier sondage (archive) réalisé par l'Ifop pour le Sidaction révèle ainsi qu'un jeune sur quatre interrogés estime être mal informé sur le VIH/sida. Parmi les fausses croyances courantes chez les jeunes: près d'un quart pense que la pilule du lendemain peut stopper la transmission du virus.
"Pour beaucoup c'est une maladie de vieux", déplore Florence Thune de Sidaction.

Les énormes progrès thérapeutiques ont aussi rendu la communication sur le VIH plus difficile, concède-t-elle: "il faut à la fois communiquer de manière positive en disant 'si vous apprenez aujourd'hui votre séropositivité ce n'est plus un diagnostic de mort' (...) et dire 'ça reste malgré tout un virus mortel' (...) avec 100% de chances d'en mourir sans traitement".
L'invisibilisation du VIH et le ralentissement des campagnes d'information provoque aussi un déficit de connaissance dans la génération qui a connu "les pires années Covid", relève Florence Thune, puisque 23% des personnes dépistées ont plus de 50 ans.
Préjugés et stigmatisation
Selon Sida Info Service, 1/3 des personnes contaminées n'ont pas été dépistées en France. Un retard dû certainement en partie à la désinformation et à la mésinformation sur la maladie, mais aussi à la peur de la stigmatisation qu'elle engendre.
"Il y a toujours ce préjugé, ce jugement que les personnes qui contractent le VIH n'aurait pas un comportement adéquat", remarque Florence Thune, elle-même séropositive, "quand on annonce sa séropositivité, on nous demande comment c'est arrivé, ce qu'on ne fait pas pour le diabète par exemple".
Une étude américaine (archive) montre qu'en 2023, moins de la moitié des personnes interrogées (43%) se disent "à l'aise" avec le fait de côtoyer des séropositifs. Un pourcentage quand même en augmentation signicative par rapport à 2020 (36%).
L'association LGBTQ américaine Glaad a relevé huit personnages de fiction vivant avec le VIH dans des programmes de télévision cette année, un chiffre en augmentation mais qui semble bien infime par rapport aux 1,2 millions d'Américains vivant avec le virus.