Des sondages qui se trompent "toujours" ? Derrière l'exagération d'Eric Zemmour, la difficile mesure de l'opinion
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- Publié le 07 avril 2022 à 18:22
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- Par : Jérémy TORDJMAN, Nathan GALLO, AFP France
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C'est un grand classique des campagnes électorales : les candidats dont l'étoile pâlit dans les sondages sont tentés de mettre en cause leur fiabilité pour éviter la démobilisation de leurs électeurs. Crédité aujourd'hui d'environ 9 à 10% des intentions de vote contre plus de 16% fin octobre, Eric Zemmour n'échappe pas à la règle et ne manque plus une occasion de s'en prendre aux enquêtes d'opinion, quitte à forcer le trait.
Selon le candidat d'extrême droite, les sondages se seraient ainsi "toujours trompés depuis 1995", date de l'élection qui a vu Jacques Chirac accéder pour la première fois à l'Elysée.
"Je pense que les sondages se sont toujours trompés depuis 1995", a-t-il déclaré le 6 avril sur France inter, comme la veille sur France 2. "En 1995, à une semaine du scrutin, les sondages donnent 10 points d'écart entre Chirac et Balladur. Ça finit à 1,5 point d'écart. En 2019, les sondages promettaient entre 3 et 5 régions à Marine le Pen. Elle n'en a eu aucune."
La dynamique politique est de mon côté : les salles pleines, la ferveur, les audiences télévisées, le nombre d’adhérents à mon parti. Les sondages se sont toujours trompés depuis 1995.#JeVoteZemmourDimanche#Elysee2022pic.twitter.com/1iFuwlZet8
— Eric Zemmour (@ZemmourEric) April 6, 2022
L'analyse des études d'opinion menées depuis 1995 avant les présidentielles dessine une autre réalité. Hormis le retentissant échec de 2002 où aucun institut n'avait prévu l'ascension de Jean-Marie Le Pen, les résultats ont été globalement conformes aux projections s'agissant de l'identité des deux qualifiés pour le second tour, en dépit d'écarts parfois importants sur les rapports de force entre candidats.
De nouveaux couacs ne peuvent par ailleurs être exclus du fait de la difficulté persistante des instituts à mesurer l'abstention, préviennent des sociologues interrogés par l'AFP.
En 1995, la surestimation du vote Chirac
La présidentielle de 1995 n'est assurément pas un grand cru pour les instituts de sondage.
A une semaine du premier tour, les différents instituts donnent une très importante longueur d'avance au candidat du RPR Jacques Chirac, crédité en moyenne de 26,1% d'intentions de vote, selon les archives de l'AFP. Suivent le représentant du PS Lionel Jospin, avec 20,1%, et en troisième position l'autre candidat de droite Edouard Balladur (16,9%).
Les résultats du 23 avril créent la surprise : Jacques Chirac et Lionel Jospin sont certes tous deux qualifiés pour le second tour comme le prédisaient les instituts mais le rapport de forces n'est pas du tout conforme aux projections. Le candidat socialiste arrive ainsi en tête avec 17,7% des suffrages et Jacques Chirac ne devance son rival de droite que d'une courte tête, 15,9% contre 14,1%.
Au soir du scrutin et à l'unisson de la classe politique, M. Chirac juge "extraordinaire" que les instituts de sondage "se soient plantés comme il n'est pas permis".
Pointés du doigt, les instituts se défendent alors en mettant en avant le niveau exceptionnel d'indécision jusqu'à la veille du scrutin. "Ce sont les électorats qui varient, nous, on est de modestes photographes", résume ainsi Stéphane Rozès (CSA) même si un de ses confères pousse l'introspection plus loin. "On a un problème pour mesurer l'état politique réel du pays car les clivages politiques sont moins forts qu'auparavant. Il va falloir réadapter nos méthodes", estime ainsi Stéphane Vacher (Louis Harris).
Les instituts auront en revanche tous prédit correctement la victoire de M. Chirac au second tour.
L'accident industriel de 2002
En avril 2022, dans le dernier sprint avant le premier tour, les sondages donnent tous Jacques Chirac et Lionel Jospin au coude à coude et en tête, même s'ils régressent ou stagnent face aux autres candidats.
Trois jours avant le scrutin, le président sortant est crédité d'intentions de vote variant entre 19 à 19,5%, devant son Premier ministre socialiste, à 18%, tandis que le candidat du Front national Jean-Marie Le Pen est donné loin derrière (12,5 à 14%).
Les résultats au soir du 21 avril sonnent pour les socialistes --et accessoirement les sondeurs-- comme un "coup de tonnerre" : Jacques Chirac obtient 19,9%, en ligne avec les prévisions, mais c'est finalement Jean-Marie Le Pen (16,9%) qui accède au deuxième tour, devançant Lionel Jospin (16,2%) à la surprise générale.
"2002, c'est l'accident industriel des sondages", analyse pour l'AFP aujourd'hui Martial Foucault, politologue et directeur du Cevipof. "Ils ont été incapables d'estimer l'inhibition alors très forte des sondés à faire part de leur vote pour Jean-Marie Le Pen".
A l'époque, les enquêtes en ligne, devenues aujourd'hui la norme, s'installent dans le paysage mais les sondages se font encore beaucoup par téléphone, ce "qui n'était pas idéal pour apprécier le vote d’extrême droite", estime le chercheur. "Au téléphone, il y a une interaction humaine avec un enquêteur qui peut créer une gêne alors que par internet il n’y a pas de contrôle social, pas de biais de +désirabilité sociale+".
2007, 2012, 2017 : un classement respecté malgré quelques écarts de résultats
Lors des trois élections présidentielles qui suivent cet "accident", les résultats au premier tour comme du deuxième ont été globalement conformes aux sondages, avec des classements et ordres de grandeur globalement similaires.
En 2007, le candidat de l'UMP Nicolas Sarkozy, classé premier dans tous les sondages d'avant premier tour avec plus de 28% d'intentions de vote, se retrouve en pôle position, avec trois points de plus (31,2%), suivi par Ségolène Royal. La candidate socialiste termine avec près de 25,9% des suffrages, après avoir été créditée de 24% d'intentions de vote.
Le classement sera aussi respecté pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen, respectivement troisième et quatrième. Les instituts de sondage auront tout de même surévalué d'environ 3,5 points le vote Le Pen à quelques jours du premier tour.
Même constat en 2012 et 2017 : lors du duel Hollande-Sarkozy de 2012, le candidat socialiste, crédité de 28% en moyenne les jours précédant le premier tour, l'emporte avec 28,6%. Le candidat de l'UMP récolte 27,2% des votes, soit moins d'un point de plus que ce qu'indiquaient les sondages la semaine avant le premier tour.
Marine Le Pen, 3e, Jean-Luc Mélenchon, 4e et François Bayrou, 5e, terminent aussi à la place donnée par les instituts. On note toutefois des écarts parfois significatifs entre intentions de vote et sondages : M. Mélenchon termine par exemple à 11,1% alors que les sondages précédant le scrutin lui donnaient près de 3 points de plus en moyenne.
En 2017, les derniers sondages publiés la semaine avant l'élection ont aussi vu juste : Emmanuel Macron et Marine Le Pen finissent bien au deuxième tour, talonnés par François Fillon et Jean-Luc Mélenchon, malgré de faibles écarts de score entre les candidats.
Le score du candidat En Marche! (24,01%) est identique aux projections moyennes des sept instituts la semaine précédant le scrutin, tandis que Marine Le Pen (21,3%) a été légèrement surévaluée dans les sondages, qui la créditaient de 22,3%.
"On observe un changement après 2002 sur la manière dont les sondeurs pondèrent les intentions de vote au niveau des instituts de sondage, affirme à l'AFP Flora ChanvriI-Ligneel, statisticienne au Cevipof. Ils ont fait tout un travail pour améliorer ces sondages, poussés par la commission des sondages" qui oblige depuis 2016 à rendre publiques les marges d'erreur.
Des angles morts et des critiques persistantes
Depuis le crash de 2002, les instituts continuent toutefois d'avoir une grande difficulté à mesurer le taux de participation, selon Martial Foucault.
"Les intentions de vote ne sont pas mesurées sur l'ensemble des sondés mais seulement sur la partie d'entre eux qui ont déclaré être certains d'aller voter et c'est là que le bât blesse", assure-t-il, expliquant qu'il y a un risque que les sondages reflètent avant tout l'opinion de gens très politisés.
Au tout début de la campagne, en septembre, la France insoumise avait critiqué cette méthodologie, assurant que le fait de ne retenir que l'opinion des sondés sûrs à 100% d'aller voter conduisait à surreprésenter les classes aisées et les électeurs âgés. L'AFP Factuel y avait consacré un article.
"Est-ce qu'on arrive à mesurer correctement l'abstention : la réponse est non", abonde Mme Chanvril-Ligneel. "Le niveau d’abstention évolue, la structure des abstentionnistes, les raisons de l’abstention aussi. C'est donc compliqué de savoir si on arrive à mesurer quelque chose au niveau de l'intention de vote qui va être correct".
Alors que certains faux sondages sont récemment apparus sur les réseaux, plusieurs chercheurs critiquent également la prolifération de sondages six à sept mois avant le scrutin, à un moment où les candidats n'ont pas tous été désignés et avec le risque de "fabriquer" l'opinion publique plus que la mesurer.
Ces sondages "alimentent un débat politique à propos de rapports de force virtuels. On teste des candidats non déclarés, on oblige les répondants à des exercices intellectuels complexes où ils doivent imaginer plusieurs scénarios différents", estimait récemment dans Le Monde, le politologue Alexandre Dézé, auteur d'un ouvrage critique sur les sondages ("10 Leçons sur les sondages politiques"), dans lequel il appelle à "+déshystériser+ la production et l'utilisation de sondages".
Plus généralement, plaide Martial Foucault, "il faudrait cesser la focalisation autour de l’intention de vote pour mesurer les autres éléments qui structurent une campagne : pourquoi le pouvoir d’achat est si important? Est-ce que les Français trouvent chez les candidats une réponse leurs préoccupations? Sont-ils satisfaits par les propositions? Quel est leur rapport à l’acte de vote?"