Non, cette étude ne prouve pas que le couvre-feu à 18H aurait accéléré la pandémie
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- Publié le 24 février 2021 à 15:45
- Lecture : 8 min
- Par : Anouk RIONDET, Julie CHARPENTRAT, AFP France
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"LE COUVRE-FEU À 18H AURAIT ACCÉLÉRÉ LA PANDÉMIE !", peut-on lire sur une publication Facebook partagée 1.700 fois depuis le 3 février, renvoyant à un article de la Dépêche.
L'article est consacré à un texte scientifique publié pour la première fois le 29 janvier dans le Journal of Infection par Chloé Dimeglio, docteure en mathématiques appliquées et ses collègues du laboratoire de virologie du CHU de Toulouse. Les auteurs utilisent un "modèle" mathématique pour tenter d'évaluer l'impact des mesures sanitaires.
Il ne s'agit pas d'un article de recherche à proprement parler mais d'une "letter to the editor", un format plus court, qui selon son auteure - interrogée par l'AFP le 23 février - permettait une publication plus rapide. De plus, ce modèle mathématique avait déjà été utilisé et validé dans d'autres publications précédentes, selon Mme Dimeglio.
Les auteurs ont observé une montée plus rapide que prévu des taux de positivité des tests PCR après l'instauration d'un couvre-feu avancé à 18H00 plutôt qu'à 20H00. Annoncée le 14 janvier par le Premier ministre Jean Castex, la généralisation du couvre-feu à 18H00 sur tout le territoire est entrée en vigueur le 16 janvier.
Forts de cette observation, les auteurs émettent l'hypothèse que "cela pourrait être parce que le couvre-feu plus restrictif a pour effet de créer d'importants regroupements de gens dans les magasins et supermarchés, juste avant de se dépêcher de rentrer chez eux."
Plusieurs médias ont relayé cette hypothèse.
L'efficacité de l'avancement du couvre-feu à 18H00 sur la dynamique épidémique fait l'objet de débats politiques mais aussi épidémiologiques, d'autant plus vifs qu'il est toujours extrêmement complexe de déterminer précisément l'impact d'une telle mesure, compte tenu du nombre de facteurs variables (autres mesures mises en place, adhésion aux mesures barrière, port du masque, recours au test, spécificités locales et temporelles...).
Récemment, Florian Philippot et Louis Aliot, deux figures de l’extrême droite, ont relayé l'idée que ce texte "prouvait" que le couvre-feu avancé à 18H00 "aggravait" l'épidémie.
"Je prends à témoin cette étude qui a été publiée par le CHU de Toulouse et qui indique que le couvre-feu à 18H00 a des effets contre-productifs", a aussi déclaré Jordan Bardella, eurodéputé, vice-président du Rassemblement national sur Franceinfo le 23 février.
Il en profitait pour appeler à "la levée" du couvre-feu à 18H00 pour éviter un "afflux considérable (...) dans les supermarchés, dans les hypermarchés, dans les commerces, sur les routes", et une "accélération de l’épidémie".
Pas de causalité établie
Comme on l'a vu, les chercheurs toulousains émettent une hypothèse basée sur un lien statistique (la remontée plus rapide qu'anticipé du taux de positivité des tests) et circonscrite à un lieu et un moment précis : autrement dit, ils n'établissent pas de lien de causalité entre couvre-feu et remontée du taux de positivité, et l'hypothèse n'est pas extrapolable.
"Nous avons observé que si nous étions restés dans une dynamique de sortie des fêtes de fin d’année, nous aurions atteint un taux de 10% de tests positifs à début février. En l’occurrence, on s'aperçoit que 5 à 10 jours après la mise en place du couvre-feu à 18H00, autour du 24 janvier, on a déjà atteint ce taux de 10%. Ce qui veut dire qu'au lieu de décaler dans le temps l'arrivée de ce seuil, on l'a avancée", avance Mme Dimeglio auprès de l'AFP.
La dynamique virale avait légèrement augmenté après les fêtes de fin d'année, selon la docteure en mathématiques appliquées. "Ce changement de pente est indépendant de celui qui intervient plus tard entre le 20 et le 24 janvier qui lui semble être cohérent avec l'effectivité du couvre-feu à 18H", dit-elle encore.
"On s'est demandé si ce n'était pas potentiellement un effet de relâchement global lors de l'effet +galette des rois+ mais j'ai quand même du mal à croire que ça ait plus d’impact sur le taux de positivité des tests que 15 jours de fêtes de fin d’année", poursuit-elle, avant d'exclure la possibilité d'une augmentation de cas positifs à cause du variant anglais (considéré comme plus contagieux) du virus car "présent qu'entre 1 et 3%" à Toulouse.
Selon elle, il ne s'agit que d'hypothèses, qui ne concernent que l’aire urbaine de Toulouse, et que seul "un lien statistique" est observé entre la mise en place du couvre-feu à 18H00 et l'augmentation plus rapide des cas positifs.
"C’est une hypothèse : les liens statistiques, ça ne veut pas dire lien de causalité", insiste la chercheuse.
Le but "n'est pas de dire que le couvre-feu, c’est n'importe quoi" mais de prouver qu’il y a "un intérêt à prendre des mesures épidémiologiques locales puisque les situations épidémiologiques sont hétérogènes."
"Les situations épidémiologiques ne sont pas les mêmes, et greffer une mesure nationale sur des situations épidémiologiques qui ne sont pas homogènes ça peut avoir des conséquences et des impacts différents", poursuit Mme Dimeglio.
"C’est le gros danger de ce type d'étude. Ca peut être complètement repris, déformé et suramplifié", regrette-t-elle.
Elle précise aussi que la fermeture des centres commerciaux et commerces non alimentaires de plus de 20.000 m2 le 31 janvier, une nouvelle mesure sanitaire, fait que le modèle "n'a plus de sens" depuis "le 7 février environ", puisque qu'il faut "entre 5 et 10 jours pour avoir un impact" éventuel d'une mesure.
Des conclusions "un peu rapides" qui mériteraient d’être "plus nuancées"
Outre les interprétations trompeuses de ce travail, un épidémiologiste interrogé par l'AFP émet aussi des réserves sur sa méthodologie.
"Le modèle est peut-être un peu simpliste", déclare Pascal Crépey, épidémiologiste et biostatisticien à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP). "Les conclusions sont un peu rapides et mériteraient d’être un peu plus nuancées", poursuit-il.
"Plutôt que de regarder la proportion de tests positifs ou des infections en général qui sont des indicateurs très sensibles aux problématiques de recours au tests, il serait mieux de regarder les hospitalisations" qui témoignent réellement d’une accélération, ou non, de l’épidémie, selon lui.
Pour l'épidémiologiste, la dynamique de la pandémie ne peut pas se calculer sur la seule proportion de tests positifs. "À Noël, beaucoup de personnes on voulu se faire tester avant d'aller voir leur famille, y compris celles qui n'avaient pas de symptômes, donc la proportion de tests positifs a largement chuté mais ça n'avait aucun lien avec la dynamique de l'épidémie elle-même, ça avait juste un lien avec la dynamique de recours au test de la population", explique-t-il.
Il dit également que le nombre de personnes se faisant tester par précaution, ou par besoin, a diminué à cause du couvre-feu. "Mécaniquement, vous allez avoir une proportion plus importante de positifs dans les chiffres, puisque ne vont aller se faire tester que ceux qui ont des symptômes ou qui savent s'être vraiment exposés."
"Si on fait un modèle, on va effectivement croire qu'il y a une augmentation des cas alors qu'en fait c'est juste un changement de comportement de la population", dit-il.
"On voit très bien, dans les courbes d'hospitalisations, qu'avec le couvre-feu à 18H, il y a un impact (sur la diminution de l'épidémie, NDLR). Alors certes, c'est un impact qui arrive tard, qui arrive 10 à 15 jours après mais qui est réel."
Il est donc selon lui discutable de s'"être basé sur les tests et les infections et de prendre ça comme des données non biaisées et représentatives de la dérive épidémique, alors qu'en fait, il y a beaucoup d’autres choses qui entrent en jeux dans ces indicateurs-là, comme le processus de recours au test", conclut M. Crépey.
Vers des restrictions plus "locales"
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