La répression d’une marche d’opposition à Abidjan engendre un flot de désinformation

Quelques centaines de manifestants ont défilé samedi 11 octobre 2025 dans les rues d’Abidjan, pour protester contre l'éviction de certains candidats d'opposition de la présidentielle ivoirienne. La marche, qui avait été interdite par le préfet, a rapidement été dispersée par les forces de l’ordre, à coups de gaz lacrymogènes et d’arrestations. En ligne, de nombreux contenus exagèrent l’ampleur de la manifestation ou prétendent que la répression aurait fait plusieurs morts. Une photo montre ainsi deux corps allongés sur la route. Une autre publication soutient qu’un bébé aurait été tué, là encore cliché à l’appui. Mais en réalité ces images n’ont rien à voir avec la manifestation réprimée de samedi. Elles remontent toutes à plusieurs années et proviennent pour beaucoup d'autres pays. 

Les Ivoiriens se renderont aux urnes le 25 octobre 2025 pour élire leur nouveau président, mais le climat politique dans le pays est d'ores et déjà tendu depuis que le Conseil constitutionnel a rejeté les candidatures des opposants Laurent Gbagbo, ex-président (2000-2011), et de Tidjane Thiam, chef de la première formation d'opposition. 

Les partis de ces deux leaders déboutés - le premier pour une condamnation pénale et le second pour des questions de nationalité - avaient annoncé l’organisation d’une marche de protestation ce samedi 11 octobre 2025. Mais celle-ci a été interdite par le préfet, qui a invoqué la nécessité de "maintenir l'ordre public".

L'opposition, dont les cadres n'ont pas été vus dans la marche, a cependant maintenu son mot d'ordre et quelques grappes de manifestants sont sortis à Abidjan, notamment dans les quartiers de Saint-Jean et Blockhauss. 

Un fort dispositif policier les attendait et ils ont été dispersés à plusieurs reprises par des tirs de gaz lacrymogène. Selon le ministère de l’Intérieur, 237 personnes ont été interpellées à Abidjan et 18 autres à Dabou, localité située à une quarantaine de kilomètres de la capitale économique.

Cette répression a été largement commentée en ligne, au moment même où elle avait lieu. Des publications différentes affirment, photos à l'appui, qu’il y aurait eu plusieurs morts : tantôt deux adultes dont on verrait les corps allongés sur une route, tantôt un bébé sans défense et sa mère. D'autres posts publiés très tôt dans la journée brandissent d'impressionnantes photos de pneus et véhicules en feu pour prouver qu'un "soulèvement intense" est en cours. 

Mais toutes les images n’ont en réalité aucun lien avec la manifestation du 11 octobre : certaines ont effectivement été prises en Côte d’ivoire, mais ont été prises il y a plusieurs années, lors de précédentes crises électorales. D’autres montrent des manifestations en Haïti ou en Guinée. 

Deux corps photographiés en 2010

Plusieurs publications sur Facebook affirment que "deux civils" auraient été tués dans la marche du 11 octobre par le "régime Ouattara" (1,2,3), l'une d'entre elles cumulant plus de 16.000 réactions et 4.800 commentaires. 

Ces posts brandissent tous comme preuve un montage photo où l'on voit deux corps étendus sur une large route goudronnée, entourés par quelques dizaines de personnes faisant face à des hommes en uniforme. Mais cette photo n'est en réalité pas liée à la manifestation du 11 octobre. 

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Capture d'écran d'une publication Facebook, effectuée le 14 octobre 2025 / Croix rouges rajoutées par la rédaction de l'AFP.

On retrouve rapidement son origine grâce à une recherche d’image inversée : elle a notamment été publiée par Le Monde le 16 décembre 2010, afin d’illustrer un article sur des manifestations de partisans d’Alassane Ouattara lors de la crise post-électorale de fin 2010 en Côte d’Ivoire (article archivé ici). La même photo est aussi visible dans des articles de Jeune Afrique et Le Figaro, publiés respectivement le 16 et le 17 décembre 2010 (liens archivés ici et ici).

Le Monde et le Figaro précisent que ce cliché est celui du photographe de l’AFP Sia Kambou. On retrouve en effet sa trace dans le stock des photos de l’AFP, qui confirme qu'elle a été prise le 16 décembre 2010, lors d'une confrontation entre les partisans d'Alassane Ouattara et des troupes fidèles au président sortant Laurent Gbagbo (lien archivé ici).

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Capture d'écran du site AFP Forum montrant les métadonnées de la photo de Sia Kambou /
Encadrés rouges rajoutés par la rédaction de l'AFP

Le photographe Sia Kambou, basé à Abidjan, a lui aussi confirmé à AFP Factuel avoir pris ce cliché en décembre 2010.

"Les personnes visibles sur les images sont des jeunes partisans se réclamant proches du président Alassane Ouattara dans la commune d’Abobo. Les hommes en arme ont ouvert le feu et deux personnes sont tombées", raconte-t-il. Ils sont bien décédés lors de cette manifestation, mais l'AFP n'a eu confirmation de leur mort qu'après les faits, à cause du "chaos qui régnait à Abidjan". 

Photo d’un nourrisson datant d'au moins 2017

Plusieurs publications sur Facebook prétendent montrer l’image d’un nourrisson mort dans la répression de la manifestation du 11 octobre, dont la mère serait aussi décédée (liens archivés ici, ici et ici).

Insurrection en Côte d'Ivoire : Ce bébé est mort après avoir respiré les gaz lacrymogènes lancés par l'armée. Il était au dos de sa mère, qui, à cause des routes barrées, cherchait un passage pour rentrer à la maison”, affirme ainsi le texte d'un post qui a fait réagir plus de 2.800 personnes. 

Le texte s’accompagne d’une photo de nourrisson roulé dans un pagne, au visage artisanalement caché par un gribouillis orange. 

“Ils étaient partis rendre visite à un malade à la clinique PISAM. Rachel, puisqu’il s’agit d’elle, a été évacuée d’urgence dans la même clinique, où elle a rendu l’âme”, ajoute le texte, qui cite vaguement comme source “les voisins".

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Capture d'écran d'une publication Facebook, effectuée le 14 octobre 2025 /
Croix rouge rajoutée par la rédaction de l'AFP.

Mais cette image est elle aussi décontextualisée : une recherche par image inversée permet de se rendre compte que ce cliché a été utilisé à plusieurs reprises bien avant les manifestations du 11 octobre 2025.

Il a notamment servi d’image d’illustration dans cet article publié le 17 août 2017 sur l’allaitement maternel en Afrique de l’Ouest (archivé ici). L’image est aussi utilisée dans cet article de 2024 qui évoque une histoire de mœurs impliquant une nourrice et un bébé de 11 mois (archivé ici).

On retrouve aussi une photo issue de la même série, où on reconnaît le pagne entourant le bébé, dans une communication de l’Unicef Togo datant de 2021 (archivée ici).

En l’absence de crédit sur toutes ces images, l’AFP Factuel n’a pas été en mesure d’identifier formellement quelle était sa source et où elle avait été prise. Mais ses premières occurrences sur Internet remontent à plus de 7 ans et n’ont aucun lien avec la manifestation réprimée le samedi 11 octobre à Abidjan.

Feux en Guinée, Haïti ou lors de précédentes crises en Côte d’Ivoire

Outre les fausses informations affirmant que la répression aurait fait des morts, plusieurs publications ont essayé tôt dans la journée de samedi de faire croire que la manifestation de l'opposition était plus suivie et violente que ce qu'elle n'était en réalité. 

Ainsi, une publication d’un compte Facebook de soutien aux pays du Sahel affirmait dès 11H16 qu’un "soulèvement populaire intense” était en cours “pour dit non au quatrième mandat de ADO", initiales d'Alassane Dramane Ouattara (lien archivé ici).

Pour appuyer cette affirmation, la publication met en avant un portfolio comprenant cinq images où l'on peut voir des pneus ou des véhicules en feu.  

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Capture d'écran d'une publication Facebook, réalisée le 14 octobre 2025 /
Croix rouge rajoutée par la rédaction de l'AFP.

Une série de recherches d’image inversée permet de constater que ces clichés, issus de différents contextes, ont été pris entre 2010 et 2020.

La première image montrant des badauds non loin de pneus en feu sert d’illustration dans cet article publié le 7 novembre 2020 (archivé ici). Un blog avait utilisé cette même image dès le 30 octobre 2020 (lien archivé ici). En l'absence de crédits précis, l'AFP n'a pas pu déterminer l'origine exact du cliché, même si ce site d’analyse politique indique qu’il s’agit d’archives de la crise ivoirienne post-électorale de 2010. On peut cependant affirmer qu'il date au moins de la précédente élection présidentielle ivoirienne, en 2020. 

La deuxième image, celle avec un épais panache de fumée et plusieurs manifestants en fond, montre en réalité des protestations post-électorales en Haïti, nous apprend cet article où elle figure (archivé ici). Elle a été prise le 8 décembre 2010 par le photographe Hector Retamal, pour l’AFP et Getty Images. "Des manifestants courent près de pneus en feu dans la rue, le 8 décembre 2010, à Port-au-Prince, en Haïti" indique en anglais la légende de l’image, qu’on retrouve effectivement à cette date sur le site regroupant les photos de l’AFP.

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Capture d'écran du site AFP Forum montrant les métadonnées de la photo de Hector Retamal /
Encadrés rouges rajoutés par la rédaction de l'AFP

La troisième image montrant un gros plan sur des pneus en feu n’a également aucun lien avec la Côte d’Ivoire. Même si elle a été recadrée, on retrouve sa trace notamment dans cet article du quotidien Le Monde, précisant qu’il s’agit d’une photo prise par Cellou Binani pour l’AFP (lien archivé ici). Elle montre une "manifestation à Conakry”, en Guinée, “contre un éventuel troisième mandat d’Alpha Condé, 81 ans, le 14 octobre 2019", précise sa légende. L’image est bien présente dans les archives de l’AFP, qui confirment les éléments précédents. 

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Capture d'écran du site AFP Forum montrant les métadonnées de la photo de Cellou Binani /
Encadrés rouges rajoutés par la rédaction de l'AFP

La quatrième image, celle d’un véhicule en feu, figure dans cet article publié le 19 octobre 2020 (lien archivé ici), mais aussi dans de très nombreuses publications datant du même jour sur les réseaux sociaux (1,2,3,4,5,6). Ces sources concordantes évoquent toutes une voiture incendiée dans le district de Cocody-Riviera à Abidjan, lors des mouvements de désobéissance civile de 2020.

Ce mouvement de désobéissance civile visait déjà à protester contre la candidature dans la précédente course à la présidentielle d’Alassane Ouattara, qui à l’époque briguait un troisième mandat. L’opposition, menée notamment par l’ancien président Henri Konan Bédié (PDCI) et des partis proches de Laurent Gbagbo (FPI), jugeait cette candidature “anticonstitutionnelle”.

La cinquième photo partagée a été prise au même moment et dans le même contexte : on la retrouve dans un article du site 7info.ci daté lui aussi du 19 octobre 2020. Là encore, de très nombreuses publications du même jour (1,2,3,4,5) reprennent le même cliché et toutes affirment qu’il s’agit d’un bus incendié par les manifestants à Marcory, un autre quartier de la capitale économique.

La dépêche de l’AFP datant 19 octobre 2020 précise qu’un journaliste AFP a pu constater qu’“au moins un bus de ville et deux voitures” avaient été incendiés par des “jeunes” dans "le quartier de Rivera 2" (dépêche archivée ici).

"Déstabiliser un scrutin"

Les publications précédentes ont donc toutes utilisé des images décontextualisées - issues de précédentes élections ivoiriennes ou provenant d'autres pays - pour véhiculer de fausses informations sur la manifestation du 11 octobre 2025 et sa répression. 

Ce procédé constitue une forme courante de désinformation visuelle, largement amplifiée en période électorale en raison d'importants enjeux politiques. Souvent, on retrouve une image bien réelle diffusée avec une légende ou un contexte trompeur.

"La décontextualisation d'une image permet de faire circuler plus largement et plus efficacement une fausse information qu'au moyen d'un simple texte", explique à l'AFP Laurent Bigot, chercheur spécialisé dans les sciences de l'information et directeur de l’École publique de journalisme de Tours (EPJT). "C'est aussi plus facile à réaliser pour le grand public que la création d'une fausse image par IA, dont les outils restent pointus pour beaucoup d'usagers", ajoute-t-il.

Concrètement, ces contenus permettent de donner une image fausse de la popularité d’un candidat, d'avancer des chiffres mensongers lors d’une manifestation ou d'exagérer l’ampleur d’un problème d’ordre social ou sécuritaire.

Le but de ces infox ? "Déstabiliser un scrutin, un parti, une nation", estime le chercheur, car "en semant le doute dans l'esprit des citoyens et électeurs, les fabricants de fausses nouvelles" - qui peuvent être de "simples citoyens" mais aussi de plus en plus des "partis politiques, Etats, lobbies" - "cherchent à orienter les votent et décisions des États en leur faveur ou en la défaveur d'autres acteurs" .

AFP Factuel a déjà déconstruit de nombreuses fausses informations relatives à l’élection présidentielle ivoirienne basées sur des images et vidéos décontextualisées, comme ici, ici et ici.

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