Auschwitz, "libéré" ou "découvert" par l'armée rouge ? Sur les réseaux sociaux, un faux procès en "russophobie"
- Publié le 30 janvier 2025 à 16:45
- Lecture : 9 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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A l'occasion des 80 ans de la libération du camp de la mort nazi d'Auschwitz, où un million de Juifs et plus de 100.000 non-Juifs sont morts entre 1940 et 1945, une cinquantaine de survivants y sont retournés le 27 janvier 2025, aux côtés du roi Charles III, du président français Emmanuel Macron et de dizaines d'autres dirigeants.
La parole a été réservée aux survivants, Marian Turski, Tova Friedman, Leon Weintraub et Janina Iwanska. "Nous assistons aujourd'hui à une montée énorme de l'antisémitisme, or c'est précisément l'antisémitisme qui a conduit à l'Holocauste", a averti M. Turski, âgé de 98 ans, en ouvrant les cérémonies, devant un des wagons à bestiaux ayant servi à transporter les victimes vers Auschwitz.
Jusqu'à l'invasion de l'Ukraine en 2022, une délégation russe assistait systématiquement à ces cérémonies commémoratives. Mais depuis trois ans, la Russie n'y est plus invitée.
Dans un message publié par le Kremlin le 27 janvier 2025, le président russe Vladimir Poutine a rendu hommage aux soldats soviétiques qui ont vaincu un "mal terrible et total" en ouvrant le camp, créé en 1940 dans des baraquements d'Oswiecim, dans le sud de la Pologne occupée, dont le nom a été germanisé en Auschwitz par les nazis.
Dans ce contexte, sur les réseaux sociaux, des internautes se sont insurgés de cette absence de la Russie à ces commémorations, dénonçant une prétendue réécriture de l'Histoire.
"Il y a exactement 80 ans, le 27 janvier 1945, commandée par le général Krassavine, la 100e division de la 60e armée du front de Voronej de l'Armée rouge, s'empare du camp d'Auschwitz au prix de 66 tués et LIBÈRE les 7000 survivants qui s'y trouvaient. Tout à leur russophobie, les négationnistes d'aujourd'hui contestent le terme de 'libération'", ont notamment soutenu des utilisateurs de X (1, 2) et de Facebook (3, 4, 5, 6).
"[Leur argument est que] la prise d'Auschwitz n'était pas un objectif militaire de l'offensive [...]. Argument infect, puisqu'après la libération de l'Union soviétique du nazisme allemand exterminateur, l'Armée rouge accomplissait celle de toute la Pologne avant de porter le dernier coup mortel à la bête dans sa tanière pour débarrasser l'Europe du monstre. Malgré le prix payé, les libérateurs ne sont pas invités aux cérémonies marquant cet anniversaire", poursuit ce texte repris dans de nombreuses publications.
"L'historien Tal Bruttman, dans une interview au Monde, explique que l'Armée rouge n'a pas libéré Auschwitz, mais l'a simplement découvert. Les soldats soviétiques se promenaient, sont tombés sur Auschwitz et l'ont découvert par hasard... Mais il n'y a pas eu de bataille pour Auschwitz, et donc pas de libération", ironise par ailleurs un utilisateur de X, en référence à une interview sur les camps nazis donnée par l'historien au quotidien français, le 25 janvier 2025 (lien archivé).
Mais le choix sémantique de privilégier les termes d'"ouverture" ou de "découverte" des camps nazis plutôt que de "libération" s'applique indistinctement à toutes les armées concernées, sans "cibler" spécifiquement l'Armée rouge, ont détaillé plusieurs historiens à l'AFP.
"La 'libération' des camps n'a été un but de guerre pour aucun des alliés de la Seconde Guerre mondiale, ni les Soviétiques, ni les Américains. Tous les camps ont été découverts par hasard, et les armées ont dû improviser. Ce que racontent très bien et le général Petrenko [l'un des quatre généraux à la tête des troupes soviétiques arrivées à Auschwitz] et Primo Levi dans La Trêve", a expliqué le 29 janvier à l'AFP Annette Wieviorka (lien archivé), historienne, directrice de recherche honoraire au CNRS et spécialiste de la Shoah.
Joint le même jour par l'AFP, Michel Fabréguet, professeur d'histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg et vice-président du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la déportation (lien archivé), a lui aussi indiqué : "Il n'y a pas une 'exclusivité' côté soviétique [concernant l'emploi du terme 'ouverture' des camps]. C'est aussi valable pour les Américains ou pour les Britanniques."
"Il n'y a pas eu de 'libération', comme cela a été souligné par les historiens depuis des années, et comme cela a été dit par les membres de l'Armée rouge eux-mêmes", a également pointé à l'AFP, le 29 janvier 2025, Tal Bruttmann, historien et auteur du livre Auschwitz (éd. La Découverte ; lien archivé).
Des termes employés bien avant 2025
De plus, contrairement à ce que sous-entendent les publications sur les réseaux sociaux, l'emploi des termes "d'ouverture" ou de "découverte" des camps n'a rien de nouveau.
Dans un entretien au Nouvel Observateur donné en 2005 (lien archivé), Annette Wieviorka expliquait déjà : "Le terme de 'libération' est impropre. Des avant-gardes de l'Armée rouge découvrent par hasard ce camp [d'Auschwitz], qu'ils ne cherchaient pas. Ils y trouvent quelques milliers de survivants, que les nazis ont abandonnés sur place parce qu'ils n'étaient pas en état de marcher. Les autres ont été évacués à la mi-janvier vers d'autres camps, lors de ce qu'ils nommeront eux-mêmes les 'marches de la mort'. La guerre continuait. Il fallait transférer ailleurs la force de travail que représentaient les déportés 'aptes au travail'".
Depuis au moins 2015, le Mémorial de la Shoah estime pour sa part, sur son site dédié aux camps et aux retours des déportés (lien archivé), que "parler de 'libération' des camps" est un "abus de langage", car "à l'exception du camp de Dachau, l'ouverture des camps ne constitue pas un objectif militaire, elle intervient au gré des opérations militaires, sans être réellement planifiée."
Dans son bulletin pédagogique annuel de 2014-2015, (lien archivé), le Musée de la Résistance nationale (MRN) estimait qu'il était "plus juste de parler de libérations au pluriel, tant les situations ont été diverses d’un camp à l'autre comme d’un déporté à l'autre", en ajoutant que "la presque totalité des libérations" de camps sont "dues au hasard".
C'est également ce que souligne aujourd'hui Tal Bruttmann : "Les camps ont été abandonnés par les SS, les soviétiques arrivent et prennent en charge les rescapés. Ils n'ont pas ciblé cet endroit parce qu'il y avait des camps mais parce que c'est la route qui mène vers l'intérieur de l'Allemagne. Et ils n'étaient pas informés puisque le gouvernement soviétique n'a pas informé la troupe, ni l'état-major de la troupe, de ce qu'ils allaient trouver, comme l'a expliqué le général Petrenko".
L'historien ne disait pas autre chose dans son interview au Monde : "'Libération' laisse entendre que les camps ont été des objectifs tactiques ou stratégiques pour les armées alliées, alors que ça n'a jamais été le cas. On libère un lieu en venant combattre, par exemple, les troupes qui l'assiègent ou qui l'occupent. Ce n'est pas du tout ce qui se passe avec les camps."
Il soulignait néanmoins dans cet entretien un rôle libérateur des troupes soviétiques : "Et elles l'ont 'ouvert' [Auschwitz], et se sont occupées des rescapés, dont on peut dire, pour le coup, qu'elles les ont 'libérés'. Mais parler de 'libération' du camp, au sens strict, n'a pas de sens."
Pas un objectif militaire, selon les soldats de l'Armée rouge
Plusieurs anciens soldats de l'Armée rouge ont directement reconnu, au fil des décennies, que la libération des camps nazis ne figurait pas parmi leurs objectifs militaires.
En 1995, un reportage du Journal télévisé de France 2 (lien archivé) donnait notamment la parole à Victor Tchoubakhine, membre d'une section de renseignements, qui se "souvient qu'Auschwitz ne figurait pas sur la liste des objectifs stratégiques à atteindre": "Qu'est-ce que c'était qu'Auschwitz alors qu'il nous fallait aller plus loin encore, libérer les villes industrielles, là où se trouvaient de vrais objectifs militaires (des usines d'aviation, des ateliers de réparation...) ? D'ailleurs, si Staline nous a félicités, ce n'était pas pour Auschwitz, mais pour la prise de la ville [voisine], dont Auschwitz n'était que la banlieue."
Dans son livre Avant et après Auschwitz, publié au début des années 2000 (lien archivé), le général Vassili Petrenko indique que les soldats de l'Armée rouge sur le terrain n'ont reçu aucune information stratégique sur les camps et n'ont jamais "reçu d'ordre spécial de libération des prisonniers", ainsi que le rapporte une étude de 2013 (lien archivé) consacrée aux décisions militaires soviétiques concernant Auschwitz.
Par ailleurs, comme le rappelle à l'AFP Annette Wieviorka, si le "rôle décisif" de l'Armée rouge dans la découverte des camps est incontestable, elle souligne que "ce n'est pas une armée russe" : "C'est celle de l'Union des Républiques socialistes soviétiques qui comportent diverses républiques, la plus peuplée étant celle d'Ukraine. Mais parmi les Républiques soviétiques dont des soldats sont mobilisés dans l’Armée rouge, il y a entre autres la Géorgie, l'Arménie, les républiques d'Asie centrale."
Une nuance également pointée par Tal Bruttmann : "La Russie s'est posée comme seule et unique héritière de l'Armée rouge, alors que le premier front ukrainien qui arrive à Auschwitz est composé de Russes, effectivement, mais aussi de Moldaves, d'Ukrainiens, d'Ouzbeks... Toute l'URSS est représentée."
"L'Armée rouge, c'était l'Union soviétique, c'était un empire comme l'empire russe, un état multinational : il y avait des combattants qui étaient originaires d'Asie centrale, des Sibériens, mais il y avait aussi des Ukrainiens", abonde Michel Fabréguet.
Deux à trois millions de soldats ukrainiens combattant pour l'Armée rouge ont péri face à celle d'Hitler, tout comme 3 à 5 millions de civils, avait rappelé à l'AFP en septembre 2022 Anton Drobovytch, directeur de l'Institut national de la mémoire (lien archivé).
La Russie, absente des commémorations en raison de son invasion de l'Ukraine
"Si la Russie n'était pas présente aux commémorations [des 80 ans] de la découverte d'Auschwitz, c'était pour d'autres raisons", fait valoir Tal Bruttmann.
Pour justifier l'invasion de l'Ukraine par la Russie, débutée le 24 février 2022, Vladimir Poutine l'a présentée comme une "opération militaire spéciale" visant à "la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine".
Un argumentaire réfuté par plusieurs spécialistes interrogés en mars 2022 par l'AFP, ces derniers estimant que si des mouvements ultra nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l'armée, ils restent "minoritaires" et marginalisés au niveau politique.
Cette rhétorique du Kremlin, selon laquelle l'Ukraine et ses dirigeants seraient acquis à l'idéologie nazie, a aussi abondamment circulé dans des publications sur les réseaux sociaux ces dernières années.
A l'été 2024, l'AFP a notamment consacré des articles de vérification aux assertions fausses selon laquelle 95% des Nazis ayant commis le massacre d'Oradour-sur-Glane étaient Ukrainiens, ou encore sur la prétendue mise en avant d'Adolf Hitler comme "héros" dans un manuel d'histoire ukrainien.