Non, les Nazis ayant perpétré le massacre d'Oradour-sur-Glane n'étaient pas "ukrainiens"
- Publié le 13 juin 2024 à 14:38
- Lecture : 8 min
- Par : Alexis ORSINI, Claire-Line NASS, AFP France
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"95% des nazis qui ont massacré [les habitants] d'Oradour-sur-Glane étaient des Ukrainiens" : c'est ce que soutenaient des internautes sur TikTok, Facebook (1, 2, 3) ou encore X (ex-Twitter), début juin 2024, à quelques jours de la commémoration des 80 ans du massacre perpétré par des nazis dans ce village de Haute-Vienne, le 10 juin 1944, pendant la Seconde Guerre mondiale.
A en croire ces publications, cette prétendue "vérité" serait peu connue en France, alors que le nom d'Oradour-sur-Glane évoque encore aujourd'hui l'un des pires massacres de civils commis par des Nazis en Europe occidentale : 643 morts, parmi lesquels des hommes abattus à la mitrailleuse par des Waffen SS, et 450 femmes et enfants dans l'église du village, avant que celui-ci ne soit incendié.
Cette affirmation sur la supposée nationalité de ces SS fait écho à la rhétorique promue par le Kremlin pour tenter de justifier l'invasion de l'Ukraine par la Russie, entamée en février 2022, selon laquelle l'Ukraine et ses dirigeants seraient acquis à l'idéologie nazie.
Une affirmation "complètement fausse", selon les historiens
Mais, comme l'ont expliqué plusieurs experts à l'AFP, il est faux de prétendre que "95%" des Nazis ayant commis cette tuerie, qui étaient membres de la compagnie "Der Führer" de la division "Waffen SS Das Reich", étaient ukrainiens.
Contactée par l'AFP le 12 juin 2024, Babeth Robert (lien archivé), directrice du Centre de la mémoire d'Oradour, déplore une affirmation "complètement fausse" : "la grande majorité des soldats 'Waffen SS' engagés à Oradour-sur-Glane étaient nés dans le Reich allemand. [...] Ceux qui étaient impliqués dans le massacre et qui n'étaient pas nés dans le Reich étaient essentiellement des hommes nés en Autriche, en France, en Roumanie, en Russie".
Joint par l'AFP le 11 juin 2024, Nicolas Bernard (lien archivé), auteur du livre "Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944 - Histoire d'un massacre dans l'Europe nazie" (éd. Tallandier) explique pour sa part : "c'est le régiment 'Der Führer' qui a [perpétré le massacre d']Oradour. J'ai retrouvé les archives du régiment 'Der Führer', qui contiennent les listes d'effectifs et leur nationalités. On voit en réalité que, dans ce régiment, il n'y avait pas d'Ukrainiens".
"On y trouve des Alsaciens, c'est-à-dire des Français d'Alsace, qui étaient Allemands à l'époque en raison de l'annexion de l'Alsace par le Reich en 1940, et des 'Volksdeutsche', [des populations vivant hors d'Allemagne mais considérées comme allemandes d'origine] qui vivaient en Ukraine et en Russie", poursuit le spécialiste, qui avait partagé sur LinkedIn (lien archivé) ladite liste d'effectif du régiment "Der Führer" dès le mois d'avril 2024, au moment où circulait déjà cette infox.
Contacté par l'AFP le 11 juin 2024, Max Hastings (lien archivé), journaliste et auteur du livre "La division Das Reich" (éd. Tallandier), a également pointé qu'il est "faux d'affirmer que la majorité des SS [d'Oradour-sur-Glane] étaient ukrainiens", mentionnant aussi la présence d'Alsaciens.
Le 11 juin 2024 auprès de l'AFP, Benoît Rondeau (lien archivé), historien, enseignant et conférencier, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, a également dénoncé la fausse affirmation relayée sur les réseaux sociaux : "la 'Das Reich' est composée essentiellement d'Allemands du Reich, ainsi que de Volksdeutsche, dont quelques centaines d'Alsaciens".
Une composition détaillée dans une liste d'effectif de juin 1944
La liste d'effectif du régiment "Der Führer" arrêtée au 20 juin 1944 (lien archivé) retrouvée par Nicolas Bernard est disponible en libre accès sur le site de la "National Archives and Records Administration" (NARA), l'agence publique américaine en charge des archives nationales, permet d'observer dans le détail sa composition.
"On voit, dans le régiment, [un total de] 2.646 hommes, dont quatre 'Volksdeutsche' venus d'Ukraine et quatre autres 'Volksdeutsche' venus de Russie, ainsi que 24 auxiliaires soviétiques, les 'Hilfswillige', les soldats soviétiques qui étaient incorporés à l'armée allemande [...] comme supplétifs, ils ne pouvaient pas être officiers, c'était des soldats de seconde zone", détaille Nicolas Bernard.
Il ajoute que "les nazis ne distinguaient pas selon que vous étiez ukrainien, biélorusse, russe... 'Hilfswillige', les soviétiques incorporés à l'armée allemande, c'étaient des 'soviétiques', rien de plus. A supposer même que ces 24 auxiliaires soviétiques dans le régiment 'Der Führer' aient été intégralement ukrainiens, ça reste 24 personnes sur 2.646".
"Un seul des hommes dont les trajectoires ont pu être identifiées était né sur le territoire qui est actuellement l'Ukraine - mais son lieu de naissance appartenait à l'époque à la Pologne, puisque les frontières ont évolué", pointe pour sa part Babeth Robert.
Une "action brutale, méthodique et délibérée"
Ainsi que l'explique sur son site (lien archivé) le Centre de la mémoire d'Oradour, le 10 juin 1944, "la vie du paisible bourg limousin d'Oradour-sur-Glane est anéantie en quelques heures par une action brutale, méthodique et délibérée d'une partie de la division 'Waffen SS Das Reich'", qui a multiplié, pendant la guerre, les "exécutions de masse de populations civiles" et a fait de la "terreur" sa "signature".
Ce jour-là, la 3e compagnie du régiment "Der Führer", "soit environ 200 'Waffen SS' commandés par le capitaine Kahn", s'active vers 13 heures.
"Lorsque les premiers véhicules entrent dans Oradour, le bourg est déjà méthodiquement encerclé. Les habitants sont systématiquement rabattus vers l'intérieur du bourg et rassemblés sur le champ de foire : ordre est donné d'abattre ceux qui ne peuvent s'y rendre", détaille encore le site du Centre de la mémoire d'Oradour.
"Sur le champ de foire cerné par les soldats, les hommes sont séparés des femmes et des enfants qui sont conduits dans l'église. Les hommes sont répartis dans des lieux clos repérés préalablement. Un signal est donné : ils sont alors simultanément exécutés. La troupe tue au hasard des rues et des habitations ; le village est pillé et incendié. Femmes et enfants sont massacrés dans l'église, que les soldats tentent de détruire avec des explosifs", détaille-t-il encore.
La "dénazification" de l'Ukraine, une rhétorique du Kremlin
Dès le 24 février 2022, jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Vladimir Poutine présentait ainsi cette "opération militaire" comme une lutte pour "la démilitarisation et la dénazification de l'Ukraine".
Un argumentaire réfuté par plusieurs spécialistes interrogés en mars 2022 par l'AFP, ces derniers estimant que si des mouvements ultra-nationalistes sont actifs dans le pays, notamment dans l'armée, ils restent "minoritaires" et marginalisés au niveau politique.
Cette rhétorique du Kremlin évoque aussi l'entreprise d'élimination des Juifs en Ukraine mise en place par l'Allemagne nazie et à laquelle ont collaboré des Ukrainiens lors de la Seconde Guerre mondiale, alors que le pays faisait partie de l'URSS.
Durant les deux années d'occupation allemande en Ukraine, des dizaines de milliers de personnes juives ont ont été tuées et la quasi-totalité de la communauté juive de Kiev a été déportée vers des camps de travaux forcés et de concentration.
"Une frange du nationalisme ukrainien a collaboré en pensant que l'Allemagne accorderait à l'Ukraine l'indépendance si elle sortait victorieuse de la guerre", détaillait à l'AFP en mars 2022 Jean-Yves Camus (lien archivé), spécialiste de l'extrême-droite en Europe, à l'AFP en mars 2022.
"Leur objectif était de bâtir un Etat ukrainien indépendant qui pourrait exister dans l'Europe dominée par l'Allemagne, puisque pour les Ukrainiens, l'URSS était vraiment l'ennemi mortel qui avait privé l'Ukraine de son indépendance en 1920", avait détaillé à l'AFP le chercheur Adrien Nonjon (lien archivé).
"Ces phénomènes sont restés très limités", avait toutefois nuancé Anne de Tinguy (lien archivé), chercheuse au CERI-Sciences Po et professeure des universités émérite à l'Inalco, spécialiste des relations entre l'Ukraine et la Russie.
"Une grande partie des soldats ukrainiens a combattu les nazis aux côtés de l'armée rouge, ce qui est aujourd'hui passé sous silence", avait noté de son côté Alexandra Goujon (lien archivé), maîtresse de conférences en sciences politiques à l'université de Bourgogne et auteure de L'Ukraine : de l'indépendance à la guerre (lien archivé).
Le 8 mai 2022, lors de la première commémoration de la fin de la seconde guerre mondiale depuis le début de la guerre en Ukraine, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait par ailleurs mentionné Oradour-sur-Glane, en faisant un parallèle entre les massacres perpétrés par les nazis entre 1939 et 1945 et la guerre en Ukraine, dans le but de dénoncer l'invasion russe de son pays, comme détaillé dans cet article de France 3 Nouvelle-Aquitaine (lien archivé).
"Sentiment de honte" pour le président allemand
Lors d'un discours prononcé le 10 juin 2024 pour commémorer le massacre, le président allemand Frank-Walter Steinmeier avait souligné sa "consternation", son "affliction" et son "sentiment de honte" à Oradour-sur-Glane.
"Je tiens à exprimer au nom de l'Allemagne ma consternation et mon affliction face à ces crimes inconcevables, si cruels et inhumains, perpétrés ici par des Allemands", avait-il déclaré (lien archivé) lors de cérémonies marquant le 80e anniversaire du massacre dans ce village.
"Et j'aimerais vous faire part du sentiment de honte qui m'habite quant au fait que des assassins soient ensuite restés impunis, qu'ils n'aient pas expié les crimes les plus graves. Mon pays s'est rendu par là même de nouveau coupable", avait-il ajouté.
Quatre-vingt ans après le massacre, les habitants et descendants de rescapés et victimes du massacre appellent à conserver les pierres d'Oradour-sur-Glane, derniers "témoins" du massacre.
Après guerre, décision fut prise de préserver les lieux dans leur état de destruction, mais ce témoignage résiste de moins au moins au temps.
"Il est très, très urgent d'agir, de façon plus importante" qu'aujourd'hui, plaidait début juin 2024 (lien archivé) le maire sans étiquette d'Oradour-sur-Glane, Philippe Lacroix, arguant que "lorsque le paysage disparaît, la mémoire s'efface petit à petit".
"L'enjeu, c'est de garder une preuve que dans les guerres, les crimes de masse, ce sont toujours les populations civiles qui paient le prix", plaidait Benoît Sadry, président de l'association des familles des martyrs.