Pologne : cette vidéo ne montre pas une manifestation antigouvernementale mais la Fête de l'Indépendance en 2023
- Publié le 06 décembre 2024 à 17:20
- Lecture : 10 min
- Par : Marion DAUTRY, AFP Belgrade
- Traduction et adaptation : Pierre BOTTE , AFP France
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"Hier à Varsovie, en Pologne. Des milliers de Polonais manifestaient dans les rues. Les Polonais aussi en ont marre" peut-on lire sur X dans un post daté du 24 novembre 2024. Il contient une vidéo de drone montrant une grande foule en train de défiler. On y entend une foule chanter l'hymne national polonais.
Le message ainsi que la vidéo ont également été partagés sur Facebook ( ici, ici et ici).
Dans ces publications, les internautes accusent les médias de ne pas vouloir communiquer sur ces événements : "Voici à quoi ressemblait la manifestation que les médias ne vous montrent pas" ou encore "voici à quoi ressemblait la protestation avec des milliers de gens dans les rues, que personne ne montre, ni @LCI ni @BFMTV ni@CNEWS Silence On doit pas le faire savoir."
La vidéo est aussi disponible sur le réseau social russe VK. Elle a également circulé dans des messages en serbe sur X , Facebook, et Télégram avec l'affirmation selon laquelle il s'agirait d'une "manifestation contre le président Tusk " et contre la " guerre avec la Russie".
Mais cette vidéo ne peut pas dater de la fin du mois de novembre 2024: elle circulait déjà un an auparavant sur internet, notamment sur TikTok le 13 novembre 2023 (archivé ici), ou encore sur des sites internet polonais (archivé ici). Dans les deux cas, les hashtags écrits en polonais présents dans la légende font référence à la marche de l'Indépendance organisée à Varsovie à l'occasion de la fête nationale polonaise du 11 novembre 2023.
Ces images ont également été utilisées de manière trompeuse lors de l'édition 2024 de cette même fête nationale, soit avant la fin novembre. Il est en effet possible de retrouver cette même vidéo sur X avec une légende en anglais prétendant qu'il s'agit d'images réalisées le 11 novembre 2024.
Vidéo de la fête de l'Indépendance du 11 novembre 2023
La vidéo a en réalité été filmée un an auparavant, le 11 novembre 2023, lors de la marche annuelle organisée pour la fête de l'Indépendance du pays.
Une recherche inversée d'images sur la vidéo a conduit à l'original posté sur TikTok, X ainsi que sur YouTube le 11 novembre 2023, sur des comptes du nom de "Hektik Hektor" (archivé ici , ici et ici). " LA MARCHE DU JOUR DE L'INDÉPENDANCE DE LA POLOGNE AUJOURD'HUI !!!! Des images de drone ! Des scènes incroyables alors que des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour célébrer la Pologne !!!! ", peut-on lire dans la légende.
Les médias polonais et étrangers ont rendu compte de l'événement chaque année - ici en 2024, ici en 2023 (archivé ici et ici).
Le nom et le logo du compte à l’origine des images du 11 novembre 2023 apparaissent sur la vidéo partagée dans les messages trompeurs. La recherche d'image inversée ainsi que les indices que contient la vidéo ont par ailleurs permis d'établir l'endroit où elle a été tournée à Varsovie (archivée ici).
Un événement annuel
La marche de la fête de l'Indépendance a lieu chaque année depuis plus de dix ans le 11 novembre, jour férié célébrant l’indépendance de la Pologne et la rupture avec les empires russe, prussien et austro-hongrois en 1918 (archivé ici).
La première marche a été organisée par le Camp national-radical (Obóz Narodowo-Radykalny - ONR) et l'organisation de droite radicale All-Polish Youth (Młodzież Wszechpolska - MW) en 2010. Ils ont créé l'Association de la Marche de l'Indépendance l'année suivante. Leur événement annuel s'est souvent terminé par des affrontements entre la police et des membres de groupes d'extrême droite (comme cela a été rapporté par exemple en 2013, 2014 et 2020, archivés ici, ici et ici)
En 2013, la Russie a exigé des excuses après l’attaque de son ambassade (archivé ici). Des signes néonazis et antisémites ainsi que des chants racistes sont régulièrement présents, comme cela a été le cas en 2017 (archivé ici et ici).
Les spécialistes du populisme de droite, Marta Kotwas, doctorante à l'UCL, et Jan Kubik, professeur de politique comparée à l'université Rutgers, ont analysé les participants et les messages de la marche en 2017 et 2018.
Les groupes organisateurs "se considèrent comme de véritables patriotes et héritiers d'une tradition militaire héroïque et victorieuse ", écrivent-ils à propos de la marche de 2017 dans un article que Jan Kubik a envoyé à l'AFP dans un courriel du 29 novembre 2024 (archivé ici).
En observant les participants réunis en 2018 - le plus grand rassemblement à ce jour- Marta Kotwas et Jan Kubik ont décrit une "foule hétérogène" qui ne soutenait pas un message clair et unique : "Nous ne savons pas quelle vision de la Pologne ils voulaient célébrer et montrer au monde. Ils n'ont pas projeté de message propre. En défilant en silence, sous une mer de drapeaux aux couleurs nationales et en scandant parfois des slogans nationalistes, ils ont endossé bon gré mal gré la vision d'extrême droite de la Pologne promue par les organisateurs ".
Les organisateurs (archivé ici), dont des membres du parti d'extrême droite Konfederacja, critiquent l'UE, les droits des LGBTQ, le droit à l'avortement et les relations avec l'Allemagne et l'Ukraine. "Nous devrions exiger publiquement le respect de ces valeurs [indépendance et souveraineté, ndlr], en particulier face aux menaces actuelles contre l'indépendance auxquelles nous sommes confrontés en tant que nation. La guerre russo-ukrainienne, la guerre hybride à la frontière polono-biélorusse ou les changements de traités en préparation dans l'Union européenne...", peut-on lire sur le site de l'événement 2024 (archivé ici).
Mais ils n'ont pas le contrôle exclusif des messages politiques pendant la marche. En 2018, ils ont convenu d'un événement commun avec le parti ultraconservateur Droit et Justice (PiS), qui est favorable à l'OTAN et entretient des relations étroites avec les États-Unis (archivé ici). Le PiS, qui a perdu le pouvoir en 2023, continue d'assister à l'événement annuel, alors que Konfederacja l'accuse de vouloir le monopoliser (archives ici et ici).
"Sous haute surveillance policière, le cortège rassemble chaque année les leaders et sympathisants de l'extrême droite. De nombreux participants expliquent aussi leur présence par la simple volonté d'exprimer leur patriotisme et leur attachement à l'indépendance, un sentiment particulièrement fort chez les Polonais", rapportait l'AFP en 2019 (archivé ici). En 2022, des participants ont condamné l'agression de l'Ukraine par la Russie, tandis que d'autres ont brandi une banderole affirmant que "ce n'est pas notre guerre" (archivé ici).
En 2024, le président polonais Andrzej Duda (PiS) a dénoncé "l'impérialisme russe" dans un discours prononcé avant la marche en présence du président du PiS Jaroslaw Kaczynski (archivé ici et ici).
Les médias occidentaux ont rendu compte de l'événement de cette année, par exemple ici, ici, ici et ici (archivé ici, ici, ici et ici).
La variété de revendications politiques au sein du cortège illustre un climat politique particulier en Pologne. Depuis 2023, la Pologne est gouvernée par une coalition pro-européenne (archivé ici) dirigée par Donald Tusk, ancien président du Conseil européen, qui a mis fin à huit ans de pouvoir du parti nationaliste et conservateur Droit et Justice (PiS).
Cette coalition, bien qu’hétérogène, est parvenue à maintenir son unité, notamment lors des élections locales, et prévoit de présenter un candidat à la présidentielle de 2025,le maire de Varsovie, Rafal Trzaskowskin, donné favori (archivé ici). Face à lui, les nationalistes ont désigné l’historien Karol Nawrocki comme candidat à l’élection présidentielle de 2025 (archivé ici).
La cohabitation est difficile entre le gouvernement pro-européen de Donald Tusk et le président conservateur Andrzej Duda, qui oppose son véto à la plupart des initiatives législatives du gouvernement pro-européen.
En juillet 2024, des milliers de manifestants ont protesté contre le rejet d’une loi visant à dépénaliser l’aide à l’avortement, alors que le pays possède l’une des législations les plus restrictives en Europe (archivé ici).
La dernière manifestation notable en date en Pologne remonte au samedi 23 novembre 2024 lorsque des agriculteurs polonais avaient bloqué un poste frontalier avec l'Ukraine pour protester contre la politique du gouvernement et dénoncer l'accord de l'Union européenne avec les pays du Mercosur (archivé ici). Au poste frontalier de Medyka (sud-est), les protestataires avaient empêché les camions d'entrer en Pologne.
