( AFP / MARWAN NAAMANI)

Pétrole saoudien : le dollar imposé comme monnaie depuis 1974 et désormais "interdit" par l'Arabie saoudite? C'est faux

Troisième producteur de pétrole au monde derrière les Etats-Unis et la Russie, l'Arabie saoudite exporte l'essentiel de sa production. Selon de nombreux internautes, le pays aurait été forcé, depuis 50 ans, à utiliser le dollar pour ses exportations pétrolières en vertu d'un accord passé avec les Etats-Unis. Toujours selon ces internautes, cette obligation aurait pris fin début juin, et le pays aurait désormais interdit toute utilisation du billet vert pour ses futures ventes de pétrole. En réalité, comme l'ont expliqué plusieurs experts du secteur à l'AFP, l'accord cité, ne mentionne pas spécifiquement le commerce de pétrole entre les deux pays, ni une obligation d'utiliser la monnaie américaine pour les exportations saoudiennes. Le dollar reste toutefois la monnaie centrale dans les échanges d'hydrocarbure à travers le monde, ont souligné ces spécialistes.

"Le pétrodollar a pris fin hier, le 9 juin 2024. Nous sommes désormais dans une nouvelle ère. Un accord de 50 ans entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite visant à vendre le pétrole uniquement en dollars est terminé. Des temps turbulents et de grands changements géopolitiques nous attendent", assurent plusieurs internautes sur X (ici et ici) dans des publications ayant récolté plusieurs milliers de partages depuis le 11 juin.

Pour étayer leurs propos, ils s'appuient sur un extrait d'une page du site de Binance, l'une des plus grosses plateformes mondiales d'échange de cryptomonnaies.

On peut y lire que "Mohammed ben Salmane [le prince héritier saoudien et dirigeant de facto, NDLR] a décidé de ne pas renouveler un accord de sécurité avec les Etats-Unis qui expirera le 9 juin 2024". "Cela signifie que l'Arabie Saoudite peut maintenant vendre son pétrole et d'autres biens en Yuan, Euros, Yen, Yuan [sic] etc au lieu d'uniquement en dollar américain", est-il également indiqué sur la capture d'écran partagée par ces internautes.

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Captures d'écran réalisées sur X le 19/06/2024

Une recherche avancée sur internet permet de retrouver la page mise en avant dans ces publications virales (lien archivé ici). Il ne s'agit pas d'une page rédigée par Binance mais d'un message mis en ligne sur un forum hébergé par l'entreprise le 5 juin par un internaute anonyme se présentant comme un "analyste des cryptomonnaies et du Bitcoin de bon rang".

Aucune source n'est citée par ce profil pour étayer ses propos.

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Capture d'écran réalisée sur Binance le 19/06/2024

"Le pacte des pétrodollars avec l'Arabie saoudite prend fin aujourd’hui le 9 juin 2024. L’Arabie saoudite va  annoncer qu'elle cessera toute vente de pétrole en dollars américains, marquant ainsi la fin du pacte du pétrodollar signé le 6 juin 1974 pour une durée de 50 ans et qui expire le 9 juin 2024", prétend une autre publication virale sur X.

"Le prince héritier Mohammed bin Salman a informé le gouvernement saoudien que le pays n'accepterait plus les dollars américains pour les transactions pétrolières. Ce changement inclut des considérations pour accepter d'autres devises, comme le yuan chinois, pour les ventes de pétrole, comme l'a rapporté le Wall Street Journal le 15 mars 2022", poursuit le message.

On retrouve des affirmations similaires sur Facebook (1, 2, 3) et TikTok. Ce type de messages est également très viral en anglais (ici et ici).

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Captures d'écran réalisées sur X le 19/06/2024

Selon les données de l'Agence internationale de l'énergie transmises à l'AFP, l'Arabie saoudite était en 2023 le troisième plus gros producteur de pétrole au monde avec 9,63 millions de barils produits par jour, loin derrière les Etats-Unis (19,44 millions de barils quotidiens) et proche de la Russie (10,96 millions de barils produits chaque jour, lien archivé ici). Les échanges d'hydrocarbures entre l'Arabie saoudite et les Etats-Unis restent donc mesurés : en 2022, les livraisons de pétrole brut vers les Etats-Unis représentaient 7% des exportation saoudiennes (lien archivé ici).

Accord de coopération économique et militaire

L'accord entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite mentionné par les publications virales que nous vérifions intervient à la sortie du premier choc pétrolier.

Le 16 octobre 1973, dix jours après le début de l'offensive égyptienne et syrienne contre Israël, six pays du Golfe membres de l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) augmentent de 70% les prix du pétrole. Pour la première fois depuis la création de ce cartel en 1960, des Etats producteurs imposent une hausse de prix sans l'aval des compagnies pétrolières.

Ils décrètent un embargo contre les pays occidentaux jugés pro-israéliens, ce qui provoque une envolée des prix et une crise pétrolière mondiale. Nouvelle augmentation en décembre, le prix du baril atteint 11,65 dollars (équivalent à plus de 82 dollars de 2024), soit quatre fois son niveau de septembre. Il quintuplera un an plus tard. 

Comme rapporté il y a 50 ans par le New York Times, le 8 juin 1974, l'Arabie saoudite et les Etats-Unis ont formellement signé un accord visant à accroître leur coopération dans deux secteurs clés : l'économie et la défense (lien archivé ici).

"La Commission [économique de coopération, NDLR] a été créée dans la foulée de l’embargo pétrolier arabe et de l’augmentation des prix. L’embargo soulignait la nécessité de resserrer les liens entre les États-Unis et les pays arabes. La hausse des prix du pétrole a donné à l’Arabie saoudite une quantité substantielle de pétrodollars [dollars acquis grâce à la vente de pétrole, NDLR] qui ont pu être utilisés à des fins de développement", a souligné plus tard le "Government Accountability Office", l'organisme chargé d'auditer le Congrès américain (lien archivé ici).

D'une durée initiale de 5 ans, l'accord était prévu dès le départ pour être prolongé ou amendé selon la volonté des parties prenantes, ces dernières disposant également de la possibilité de se rétracter avec un préavis de 180 jours. Ni l'AFP ni les experts consultés n'ont trouvé trace d'une expiration fixée à 50 ans pour cet accord.

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Capture d'écran d'un rapport de l'organisme chargé d'auditer le Congrès américain prise le 19/06/2024

Cet accord "ne dit pas que l'Arabie saoudite doit absolument tout faire en dollars, en termes de pétrole", selon Francis Perrin, directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Iris) et spécialiste des problématiques énergétiques (lien archivé ici). 

Suite au choc pétrolier de 1973, "la grande question était de savoir où ces pétrodollars qui inondaient le monde allaient être investis. Les Américains étaient désireux qu'une grande partie soit investie dans l'économie américaine ou pour acheter des bons du Trésor américain", poursuit-il. S'engager dans un partenariat économique avec l'Arabie saoudite était donc une étape allant dans ce sens.

L'objectif de cet accord "était d’aider l’Arabie saoudite à dépenser sa soudaine surabondance de dollars en produits américains", a confirmé sur son site Paul Donovan, économiste en chef chez UBS Global Wealth Management, ajoutant qu'en "juillet de la même année, l'Arabie saoudite a accepté d'investir les pétrodollars dans des bons du Trésor américain" (lien archivé ici).

L'expert fait ici référence à un autre accord, secret celui-ci, signé également en 1974 entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite, et dont la teneur a été révélée par l'agence Bloomberg en 2016 (lien archivé ici). 

Selon l'agence de presse, il consistait pour les Etats-Unis à s'engager à acheter du pétrole saoudien et à fournir au royaume une aide et des équipements militaires. "En échange, les Saoudiens réinvestiraient des milliards de leurs revenus en pétrodollars dans les bons du Trésor et financeraient les dépenses américaines", précise la dépêche.

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Une raffinerie de pétrole à Jubail, en Arabie Saoudite, le 11 décembre 2019. (AFP / GIUSEPPE CACACE)

Bons du Trésor

Il a longtemps été difficile de connaître les montants exacts de créances américaines détenues par l'Arabie saoudite, le pays n'étant, jusqu'en 2012, pas comptabilisé comme un pays à part dans les données du bon du Trésor américain mais comme partie intégrante du groupe des "exportateurs de pétrole", comme indiqué sur ce document officiel (lien archivé ici).

En 1978, soit trois ans après la signature des deux accords cité plus haut, l'Arabie saoudite aurait eu en sa possession pas moins de 20% des bons du Trésor américain détenus par des acteurs étrangers, relève Bloomberg en s'appuyant sur l'ouvrage "The Hidden Hand of American Hegemony : Petrodollar Recycling" de l'Américain David Spiro (lien archivé ici).

Selon les données d'avril 2024, les dernières en date, l'Arabie saoudite possèderait 135,4 milliards de dollars de bons du Trésor américain, soit 1,7% du total détenu par des acteurs étrangers, bien loin derrière par exemple le Japon ou la Chine.

Ces créances constituent un moyen de pression pour les Saoudiens, qui avaient agité cette menace en 2016 alors que les Etats-Unis avaient adopté une loi ouvrant la possibilité de traduire en justice les dirigeants saoudiens devant les tribunaux américains pour les attentats du 11-Septembre (lien archivé ici). Barack Obama, alors président américain, avait finalement mis un véto au texte (lien archivé ici).

En parallèle, les deux pays continuent de coopérer sur le plan militaire, d'après le service de recherche du Congrès américain, qui pointe des ventes d'équipement militaire d'un montant supérieur à 100 milliards de dollars conclues entre 2009 et 2020 (lien archivé ici).

Selon le Wall Street Journal, les Etats-Unis seraient "proches" de finaliser un nouvel accord avec l'Arabie saoudite qui garantirait la défense de cette dernière contre une normalisation des relations israélo-saoudiennes (lien archivé ici). Il s'agirait d'un "important revirement" de la part de Joe Biden, souligne le quotidien, alors que le président américain avait promis lorsqu'il était en campagne de traiter l'Arabie saoudite en "paria" en représailles de l'assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018 (lien archivé ici).

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Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi le 15 décembre 2014. (AFP / MOHAMMED AL-SHAIKH)

Dé-dollarisation

Contrairement à ce qu'affirment certaines publications virales, "il n'y a absolument aucune interdiction par l'Arabie saoudite d'être payée en dollars pour ses exportations pétrolières", souligne Francis Perrin ajoutant que s'il "est tout à fait exact que l'Arabie saoudite est désireuse de diversifier les monnaies dans lesquelles se font les transactions pétrolières [...] il n'y a pas de remise en cause fondamentale par le pays du rôle du dollar dans le secteur pétrolier".

"Le terme d'interdiction n'est pas approprié, il s'agit plutôt d'une négociation pour d'éventuelles transactions libellées dans d'autres devises que le dollar", abonde auprès de l'AFP Philippe Sébille-Lopez, consultant géopolitique spécialiste des questions énergétiques.

L'AFP n'a pas été en mesure de trouver de déclaration des autorités saoudiennes évoquant une interdiction actuelle ou future du dollar comme monnaie d'échange pour les produits pétroliers.

Actuellement, les deux indices régissant le pétrole brut, le WTI (la référence américaine) et le BRENT (la référence européenne), sont côtés en dollars.

"Le prix du pétrole est exprimé en dollars parce que le dollar est la monnaie de réserve mondiale. Puisque les États-Unis sont la plus grande économie mondiale, sa monnaie peut être librement échangée. C'est la monnaie dominante qui régit le commerce international depuis les accords de Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale", explique auprès de l'AFP Tamas Varga, analyste chez PVM.

Dans ce contexte, difficile de se passer du dollar lorsqu'il s'agit de vendre du pétrole.

"L'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), qui regroupe actuellement 12 pays et dont l'Arabie saoudite fait partie depuis l'origine, a eu des réflexions depuis les années 1970, sur la question suivante : est-ce qu'il faut continuer à lier très étroitement pétrole et dollar ? A ce jour, ils ont toujours conclu que oui", indique Francis Perrin.

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Un forage pétrolier en Californie, le 26 février 2022. (AFP / ROBYN BECK)

"Ce qu'on voit sur les marchés, c'est que des devises alternatives au dollar sont en train de se positionner, ou d'essayer de se positionner", nuance Philippe Sébille-Lopez. "Dans les BRICS [que l'Arabie Saoudite a intégré en janvier 2024, NDLR], on a deux pays pétroliers majeurs, la Russie et l'Iran qui sont sous sanctions américaines et ont tout intérêt à contourner le dollar en établissant des accords avec certains pays", poursuit-il.

"On n'a jamais été aussi près dans l'histoire pétrolière mondiale d'une baisse du rôle du dollar dans les transactions", ajoute l'expert, soulignant toutefois que "ce n'est pas l'union parfaite au sein des BRICS" et que "rien n'est arrêté".

L'Arabie saoudite, dont la monnaie nationale, le riyal, est indexée sur le dollar, a rejoint début juin un essai transfrontalier de monnaie numérique dominé par la Chine, comme le souligne cette dépêche de Reuters. Quelques mois plus tôt les deux pays avaient annoncé un swap de devises, c'est-à-dire un accord conclu entre les banques centrales des deux pays pour s'échanger des devises, pour une durée de trois ans afin d'accroître leurs échanges commerciaux.

Pour Bjarne Schieldrop, analyste en chef des matières premières chez SEB, il est certain que l'Arabie saoudite acceptera à un moment donné les paiements en yuans pour ses livraisons de pétrole à la Chine, vers qui elle exporte le plus de brut (lien archivé ici). "Ainsi, la Chine aura moins à se préoccuper de son accès aux dollars [et] il y aura moins de problèmes si la Chine venait à être exclue du système de paiement en dollars comme l'a été la Russie à cause de la guerre en Ukraine", continue-t-il.

Selon le spécialiste, l'Arabie saoudite pourrait ainsi facilement s'approvisionner en biens de consommation chinois ainsi qu'acheter des bons du Trésor chinois, "ce qui permettra d'aider à la circulation du yuan comme monnaie à travers le monde". "C'est exactement la même chose qu'ont fait les Etats-Unis pour financer leur déficit alors que le reste du monde achetait ses obligations", indique Bjarne Schieldrop.

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