Ces photos de Rio de Janeiro ne remettent pas en cause l'élévation du niveau de la mer
- Publié le 12 juin 2024 à 15:40
- Mis à jour le 19 juin 2024 à 15:59
- Lecture : 10 min
- Par : Gundula HAAGE, AFP Allemagne, AFP France
- Traduction et adaptation : Claire-Line NASS
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Des visuels présentant trois images d'une avancée de terre sur la mer, associés à trois dates différentes : "ca. 1880", "ca. 1910" et "2020". Sur les trois photos, les seules différences semblent être de nouvelles constructions de bâtiments, tandis que le niveau de la mer reste, lui, relativement semblable.
"Le niveau de la mer n'arrête pas de monter à cause du réchauffement climatique et tout ça", ironisent des publications sur Facebook et sur X, partagées en France et au Québec, qui ponctuent la phrase de points de suspension, d'émojis tirant la langue ou représentant une tête de clown, censés mettre en doute la réalité de la montée des eaux.
Des publications similaires ont circulé en allemand, en anglais, en hongrois, en suédois, en bulgare et en néérlandais sur les réseaux sociaux.
Ces messages font partie d'une série de publications trompeuses visant à remettre en cause la hausse accélérée du niveau des mers en raison du réchauffement climatique provoqué par l'activité humaine, pourtant avérée par les scientifiques.
En effet, si le niveau des mers varie sur de grandes échelles de temps depuis des centaines de millions d’années, l'élévation - très rapide - enclenchée depuis le début du siècle dernier est clairement attribuée par les scientifiques aux activités humaines, comme déjà détaillé dans cette fiche récapitulative sur le sujet réalisée de l'AFP. En outre, cette montée rapide des eaux a de graves conséquences sur les populations touchées.
La baie de Guanabara
Les images montrées sur les publications n'ont pas de légendes, hormis les dates qui y sont mentionnées, et aucune source n'est citée.
Une recherche avancée sur Google, associée à une recherche d'image inversée à partir des photos, permet de déduire qu'elles représentent le mont du Pain de Sucre, lieu emblématique de la ville brésilienne de Rio de Janeiro.
Il tire son nom (Pão de Açúcar en portugais) de sa forme conique, qui rappelle un pain de sucre. Le rocher de 394 mètres de haut se trouve sur la péninsule d'Urca, dans la baie de Guanabara, et fait partie de Rio de Janeiro. Un téléphérique mène au sommet de ce mont, et constitue une destination d'excursion très populaire à Rio de Janeiro.
Des recherches inversées image par image des trois photos mises en avant permettent de retrouver dans des banques d'images ou articles disponibles gratuitement sur internet d'autres photos du même lieu avec des bâtiments à des niveaux de construction semblables, à des dates relativement proches de celles mentionnées dans les publications sur les réseaux sociaux : autour de 1880 pour la première, autour de 1910 pour la deuxième et autour des années 2010 pour la troisième (les publications mentionnent 2020).
Des photos sorties de leur contexte ne sont pas des preuves scientifiques
Mais trois photos montrant de moments spécifiques prises au cours de trois siècles ne permettent pas de tirer des conclusions sur les changements du niveau de la mer, a relevé le chercheur en physique Torsten Albrecht (lien archivé ici), qui étudie l'élévation du niveau de la mer et la dynamique des glaces à l'Institut de recherches de Potsdam sur les effets du changement climatique (lien archivé ici), auprès de l'AFP le 6 juin 2024.
"Ces photos prises de loin ne peuvent sûrement pas représenter des différences à l'échelle centimétrique", a-t-il explicité.
Il souligne par ailleurs que ces images sont "des instantanés et non des valeurs moyennes". Il convient de les analyser comme telles, et non pas d'en tirer des conclusions sur le climat à long terme, qui pourraient être biaisées, car "des tendances locales peuvent ne pas être représentatives de tendances générales".
Les niveaux de la mer sur les côtes peuvent apparaître sur des photos prises à des moments particuliers de manière totalement différentes, en fonction des conditions météorologiques, de marées basses ou hautes, sans que cela ne puisse permettre de tirer des conclusions sur une évolution générale de leurs niveaux, illustre-t-il.
Mettre en parallèle des événements météorologiques ponctuels à court terme et des tendances et valeurs moyennes à long terme, utilisées pour étudier le climat, est une confusion courante, parfois savamment entretenue dans des discours visant à mettre en cause l'existence du réchauffement climatique ou son origine humaine, comme le détaillait l'AFP dans cette fiche récapitulative.
Ingo Sasgen, chercheur au département de glaciologie de l'Institut Alfred Wegener (AWI) et porte-parole des chercheurs ayant travaillé sur les changements du niveau de la mer pour le groupe de recherche Helmholtz REKLIM (lien archivé ici), a confirmé que ces photos ne pouvaient pas permettre de tirer des conclusions scientifiques sur le niveau des mers, auprès de l'AFP le 7 juin 2024.
"Les photos prises de loin ne sont ici pas une bonne méthode. L'élévation du niveau de la mer est de l'ordre du centimètre sur des siècles", ce qui est difficilement observable sur les images d'une montagne qui fait plus de 400 mètres de haut.
"Les meilleures mesures de la variation relative du niveau de la mer, c'est-à-dire celles mesurant la variation par rapport à la côte, sont mesurées par stations marégraphiques", développe-t-il.
Ces stations, situées dans le monde entier, permettent de réaliser des mesures des niveaux de la mer, qui sont ensuite analysées par des chercheurs et mises à disposition du public.
Et depuis 1963, une telle station de mesure des marées se trouve justement près du mont du Pain de Sucre, à Ilha Fiscal, dans la baie de Guanabara. Le service permanent du niveau moyen des mers (PSMSL) du Centre national océanographique britannique (NOC) analyse les données qui y sont mesurées.
Selon ces dernières, le niveau relatif de la mer au large de Rio de Janeiro a augmenté en moyenne de 2,35 millimètres par an, ce qui représente déjà une hausse de plus de 14 centimètres depuis le début des mesures en 1965.
Le niveau de la mer monte, mais pas de manière uniforme
Les données mesurées à Ilha Fiscal montrent ainsi clairement que le niveau de la mer au large de Rio de Janeiro a augmenté au cours des dernières décennies.
Mais les experts interrogés par l'AFP rappellent néanmoins que les données d'une seule station de mesure ne suffisent pas pour tirer des conclusions fiables sur les changements du niveau de la mer dans le monde.
"La majorité de l'augmentation globale du niveau de la mer provient actuellement de la fonte des glaces au Groenland, en Antarctique et des glaciers dans le monde entier", explique Torsten Albrecht, en se référant à des recherches récentes (lien archivé ici).
Avec la hausse de la température moyenne à la surface de la Terre due au réchauffement climatique, le niveau des océans augmente, sous l'effet de deux phénomènes : l'eau de mer, plus chaude, se dilate, et la fonte des glaciers et calottes polaires accroît les apports d'eau douce vers la mer - et fait ainsi diminuer les réserves d'eau douce sur Terre.
Cependant, la montée des eaux n'est pas uniforme dans le monde, souligne Ingo Sasgen, car des facteurs régionaux, tels que des changements dans le cycle de l'eau, les vents, les courants marins ou la pression atmosphérique, ainsi que des mouvements tectoniques de soulèvement ou d'abaissement de la masse terrestre, peuvent mener à des fortes disparités de mesures dans les villes côtières.
Les forces gravitationnelles jouent également un rôle, précise le chercheur : "lorsque la masse des calottes glaciaires diminue, moins d'eau y est attirée au niveau régional. Cela signifie que le niveau de la mer augmente particulièrement dans la région du monde opposée".
Pour pouvoir tirer des conclusions scientifiques sur le niveau moyen de la mer à l'échelle mondiale, il faut donc disposer du plus grand nombre possible de stations de mesure réparties dans le monde, dont les données sont corrigées en fonction d'autres facteurs pouvant avoir des influences localement sur le niveau de la mer.
Selon des données (lien archivé ici) collectées et analysées dans le monde entier par l'agence américaine de recherche aéronautique (NASA), "le niveau global moyen de la mer (GMSL) a augmenté d'environ 22 centimètres depuis 1880, selon les mesures côtières réparties dans le monde", ajoute Torsten Albrecht.
Et la vitesse d'élévation du niveau de la mer s'est nettement accélérée, surtout au cours des dernières décennies.
"Aujourd'hui, les satellites et les bouées dérivantes autonomes permettent de déterminer très précisément le niveau global moyen de la mer, et de le décomposer en taux individuels. Pour la période allant de janvier 1993 à décembre 2016, le niveau global moyen de la mer a augmenté en moyenne de 3,05 ± 0,24 millimètres par an", note Ingo Sasgen.
Dans son rapport de 2021, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) des Nations unies, dont les travaux sont considérés comme des références, écrit que, depuis au moins 1971, "l'influence humaine est très probablement" la principale cause de l'élévation du niveau de la mer dans le monde.
L'aménagement des côtes
Luiz Paulo de Freitas Assad, océanologue et professeur à l'université d'Etat de Rio de Janeiro, a déclaré à l'AFP le 10 juin 2024 que les conséquences du changement climatique étaient très visibles au Brésil ces dernières années.
"Non seulement sur la côte de Rio de Janeiro, mais aussi dans d'autres régions côtières du Brésil, nous avons déjà observé de l'érosion, causée par l'élévation du niveau de la mer et par des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses", a-t-il expliqué.
Le chercheur souligne aussi l'influence de l'intervention humaine sur l'aménagement des côtes. Selon lui, si la côte du mont du Pain de Sucre près de Rio de Janeiro est différente sur les photos prises entre 1880 et 2020, c'est aussi en grande partie parce que la baie de Guanabara a été modifiée par des aménagements des terres et des projets d'infrastructures.
"Les processus d'urbanisation dans les régions côtières n'ont pas été développés de façon organisée dans de nombreux lieux. Les mangroves ont été détruites, ce qui détériore grandement la résilience de ces zones face aux conséquences du changement climatique - telles que l'augmentation du niveau de la mer", développe-t-il encore.
L'AFP a déjà réfuté auparavant des affirmations fausses ou trompeuses sur l'élévation du niveau de la mer en raison du changement climatique, comme ici où des publications prétendaient que des photos de la statue de la Liberté à plus d'un siècle d'intervalle pourraient remettre en cause la hausse des mers liée au réchauffement climatique, ici où des publications remettaient en cause l'influence humaine sur la hausse du niveau des mers, ou encore là où des données datées étaient mal utilisées et interprétées.
Corrige coquille dans le titre19 juin 2024 Corrige coquille dans le titre