A Gaza, ces objets ressemblant à des "boîtes de conserve" alimentaires ne sont pas des "bombes explosives"
- Publié le 06 mai 2024 à 12:56
- Lecture : 12 min
- Par : Eva GABRIEL, AFP France
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Une vingtaine de boîtes métalliques cylindriques noires disposées à même le sol sur un carrelage : une publication diffusée sur X le 28 avril 2024 et devenue rapidement virale avec plus de 7.600 partages et 20.400 mentions "j'aime" montre cette photo, avec la légende : "Les forces israéliennes (IDF) larguent de la nourriture piégée avec des explosifs / Quand un enfant ouvre le repas, il se fait exploser / Leur méchanceté est sans limite". Une publication identique, apparue sur le réseau social le même jour, a également été partagée près de 350 fois.
"Ils s’amusent à piéger les Palestiniens [...]. On va leur laisser des canettes qui ressemblent à des boîtes de conserve et qui s’avèrent être des explosifs", peut-on entendre, cette fois-ci en français, dans la bouche d'une femme qui s'indigne dans cette vidéo partagée sur X début mars, et qui montre ces mêmes boîtes cylindriques en métal noir. "Ils" renvoyant au camp israélien dans ce conflit entre Israël et le Hamas, qui a l'autorité sur la bande de Gaza, actuellement assiégée par l'armée israélienne.
Ces images sont partagées sur de nombreux réseaux sociaux, comme sur Facebook en français (1, 2, 3) mais aussi en arabe par exemple. On les retrouve aussi sur Instagram en anglais comme ici avec près de 2000 "likes", ou en turc, aimées plus de 1000 fois comme là. Toujours véhiculant la même allégation selon laquelle elles montrent des boîtes de conserve alimentaires à Gaza "piégées" par Israël, on les visualise sur TikTok (1, 2), sur LinkedIn, et même sur Zhihu, un forum chinois de questions/réponses.
Certains posts prétendent que la vidéo provient de Khan Younès, située dans le sud de la bande de Gaza.
Ces mêmes allégations sont partagées en légende d'autres photos, postées début mars, sur lesquels un homme tient entre ses mains une boîte métallique similaire, mais portant des inscriptions en hébreu. Elle est visible sur X et partagée plus de 5000 fois sur cette publication en arabe ou 300 fois sur celle-ci en français, sur Instagram ici ou encore sur Facebook là.
Pourtant, ces objets sont pas des "bombes" en tant que telles mais l'emballage contenant un petit allumeur qui sert à activer une mine. En lui-même, l'allumeur ne présente pas un danger aussi grand qu'allégué par les internautes, ont expliqué des experts à l'AFP. Ces matériels sont utilisés depuis plusieurs décennies par l'armée américaine et copiés à l'identique par l'armée israélienne.
Des "allumeurs" de mines, mais pas des mines
L'image des prétendues "boîtes de conserve" publiée sur X ne contient pas beaucoup d'indices, qui permettraient d'identifier la provenance de ces objets ou d'identifier le lieu où elles se trouvent. Une recherche d'image inversée sur Google a permis cependant de constater que cette image est en fait une capture d'écran d'une vidéo qui circule sous plusieurs versions.
Celle que l'on retrouve le plus souvent dure 45 secondes, dans laquelle un homme présente en arabe ces objets comme des "boîtes de viande provenant de l'occupation" de l'armée israélienne à Gaza, et détaille plusieurs petites pièces, comme ici, partagée 13.000 fois depuis sa publication en janvier.
On trouve aussi une version antérieure de cette vidéo sur X. Celle-ci dure 30 secondes de plus et permet de découvrir une séquence non coupée : au tout début de la vidéo, l'homme montre de près l'une de ces "boîtes" en métal et on peut y lire une inscription explicite sur la nature de l'objet.
En recherchant l'inscription en question, "fuze mine lot lop 7-1 DWG 73-9-55" dans un moteur de recherche, on trouve ce document de l'armée américaine daté de 1986 (archive ici). Il répertorie du matériel militaire et on y lit que le numéro DWG 73-9-55 correspond à un modèle d'allumeur de mines : le M603.
Comme l'indique ce document du site Bibliomines.org retrouvé en ligne (archive), cet "allumeur mécanique à pression" est notamment utilisé pour l'allumage de mines antichar de fabrication américaine. L'allumeur présenté dans le document correspond effectivement à l'une des pièces montrées dans la vidéo en arabe.
Un autre manuel technique de l'armée américaine de 1994 consultable en ligne via le site Bulletpicker.com détaille les caractéristiques techniques de ce M603 (archives 1 et 2). Il est indiqué qu'ils sont transportés dans une "caisse en bois", comme on peut d'ailleurs en apercevoir une en arrière plan de la vidéo virale.
"Ce ne sont absolument pas des canettes piégées" mais simplement "l'emballage d'une fusée qui vient armer une mine antichar", explique Fabien Lucas (archive), directeur technique de l'entreprise Géomines qui intervient à l'international sur des terrains sujets au déminage (site archivé).
"Les Israéliens ont copié la version américaine" de cet allumeur utilisé depuis plusieurs décennies, poursuit-il à propos de l'image virale de la boîte avec des inscriptions en hébreu. Parmi les caractères, on remarque d'ailleurs le chiffre "603", indiquant la similitude d'avec la fusée américaine.
Cette boîte cylindrique renferme donc un allumeur de mine, mais pas une mine elle-même ni une "bombe" comme prétendu dans certaines publications sur les réseaux sociaux.
Une dangerosité à relativiser
Le système d'ouverture de cette boîte cylindrique est effectivement très semblable à celui de certaines boîtes de conserve de viande par exemple, notamment avec la petite clé placée sur le dessus du couvercle permettant de l'ouvrir. Or pour l'expert en déminage Fabien Lucas, l'usage d'un contenant et d'un mécanisme de ce type pour du matériel militaire n'est pas une anomalie, mais au contraire est "complètement cohérent" et "plutôt intelligent" puisque l'allumeur reste sécurisé à l'intérieur du contenant.
Sur des sites spécialisés comme globalsecurity.org ici, des schémas montrent d'ailleurs ce type de boîte accompagnant les M603 (liens archivés 1 et 2). D'autres modèles, comme les M604, sont par ailleurs stockés dans ce même type de boîtes cylindriques, peut-on observer sur Internet comme ici (archive).
Si ces allumeurs ne sont donc pas à proprement parler des "explosifs" comme allégué, ils "contiennent une petite charge explosive, mais il faudrait ouvrir la boîte, retirer une goupille de sécurité et faire pression dessus" pour provoquer une détonation, a expliqué l'organisation Handicap international à l'AFP le 31 avril (archive). Il faut qu'une charge de "140 à 240 livres", soit 63 à 108 kilos soit exercée pour que le mécanisme s'actionne. Et lorsqu'il est assemblé à la mine anti-char M15, une pression d'entre 150 et 340 kilos est requise (archive).
Cette charge explosive, en grammes, "ne tue pas, mais ça blesse", précise Fabien Lucas, d'autant qu'il faut "une certaine masse" pour provoquer le mécanisme prévu pour déclencher des mines antichar, confirme l'expert.
La vidéo virale ne présente que des allumeurs, pas des mines. Selon les retours des experts, il ne peut pas y avoir une explosion "dès que la boîte" de M603 "est ouverte".
De manière générale, les mines de ce type sont appelées antichar, mais sont "avant tout antivéhicule", explique à l'AFP Léo Péria-Peigné, chercheur industrie de défense et armement à l'institut français Ifri. "On peut donc l'utiliser pour arrêter des véhicules plus légers, comme un pick-up, ou une voiture bélier, ou une voiture suicide, autant de choses que le Hamas peut utiliser", résume-t-il. "Vous placez un double rideau de mines en quinconce et cela bloque une rue, et vous pouvez passer plus tranquilles sur les axes sécurisés", explique-t-il encore.
A noter que les recherches ne l'AFP ne permettent pas de vérifier où et quand on été récupérées les boîtes contenant des allumeurs présentées dans les différentes publications que nous examinons.
Au-delà des armes "conventionnelles"
La guerre a été déclenchée par l'attaque sans précédent du Hamas le 7 octobre 2023 sur le sol israélien qui a entraîné le massacre de 1.170 personnes, essentiellement des civils, selon un bilan de l'AFP à partir de données officielles israéliennes. En représailles, Israël a promis de détruire le mouvement islamiste palestinien et sa vaste opération militaire à Gaza a fait près de 35.000 morts, majoritairement des civils, selon le dernier bilan en date du Hamas.
Israël ne figure pas sur la liste (archivée) des signataires du traité d'Ottawa pour l'interdiction des mines antipersonnel.
Contactée par l'AFP, l'ONG Human Rights Watch indique le 2 mai que ses équipes n'ont "pas pu enquêter" sur cette question précise des supposées boîtes de conserve piégées à Gaza (archive). "Nous n'avons pas eu à ce jour de témoignage sur de la nourriture piégée", indique à son tour le 3 mai l'ONG Amnesty international.
La désinformation sur le conflit est très importante, et l'AFP a consacré plusieurs articles de vérification à ce sujet comme ici sur les camps de réfugiés ou là sur les blessés de guerre à Gaza.
Sans que l'on puisse déterminer si c'est le cas dans le contexte actuel de guerre entre Israël et le Hamas, le fait de piéger des objets est régulier dans les conflits armés.
Avec ce procédé, les belligérants "ne sont plus du tout dans le registre des armes conventionnelles ; c'est ce qu'on appelle des IED", pour "improvised explosive device" (ou EEI, engins explosifs improvisés, en français), explique Fabien Lucas de Géomines. Selon lui, dans le cadre du conflit entre la Russie et l'Ukraine, des armes abandonnées ou des lampes de poches avaient par exemple récemment été piégées pour exploser dans les mains de l'ennemi.
Mines à proprement parler ou EEI, les civils sont les principales victimes de ces mines, parfois même des années après la fin des conflits.
"L'utilisation des armes explosives en milieu urbain a des conséquences absolument dévastatrices pour les civils", soulignait en avril Gilles Lordet, responsable communication plaidoyer de Handicap International, à l'AFP. Outre les morts, "ils provoquent des déplacements massifs de population et ont des conséquences à long terme comme la contamination des sols" par des mines ou des engins non explosés, relevait-il au moment de la publication du rapport annuel de l'ONG.
Au Yémen par exemple, le sol jonché de mines de tous types rend très dangereux le retour des familles exilées et la reprise de l'agriculture, entrave l'accès à l'eau ou le passage de l'aide humanitaire (liens archivés 1 et 2). Colorées et sensibles au moindre contact, les mines antipersonnel dites "papillon" ou "pétales" - également très utilisées dans le conflit en Ukraine - attirent l'oeil des enfants et sont particulièrement dévastatrices (archive).
Armes conventionnelles ou "IED", Handicap international indique que les civils représentent 90% des victimes des armes explosives utilisées dans les villes.
Selon l'entreprise caritative britannique MAG (Mines advisory group, archive ici), plus de 25.000 tonnes d'explosifs ont atteint la bande de Gaza depuis le 7 octobre, soit l'équivalent de deux bombes nucléaires (article archivé).
Fin décembre 2023, l'Afrique du Sud avait saisi la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l'ONU, arguant qu'Israël violait la Convention des Nations unies sur le génocide, établie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l'Holocauste. Sans se prononcer sur la question de savoir si Israël commet ou non un génocide, la Cour a appelé en janvier Israël à tout faire pour "empêcher la commission de tous actes entrant dans le champ d'application" de la Convention.
Selon Amnesty et Human Rights Watch (HRW), le nombre de camions d'aide humanitaire entrant à Gaza a diminué d'environ un tiers depuis la décision de la Cour de demander à Israël de tout faire pour "empêcher" un génocide dans le territoire palestinien assiégé.
Dans les allégations virales qui évoquent de fausses boîtes de conserve est aussi mentionnée l'insécurité alimentaire à Gaza. Quelque 700.000 personnes étaient au bord de la famine en 2023, dont 600.000 à Gaza. Un chiffre qui a depuis encore grimpé dans le territoire palestinien miné par la faim et la guerre, à 1,1 million de personnes selon les chiffres de l'ONU diffusés en avril 2024.
Au total, près de 282 millions de personnes sont confrontées à une insécurité alimentaire dans le monde, un nombre croissant à cause des conflits armés.
Le PNUD, Programme des Nations unies pour le développement a estimé le 2 mai en conférence de presse le coût de la reconstruction du territoire palestinien entre 30 à 40 milliards de dollars, une mission d'une ampleur "à laquelle la communauté internationale n'a pas été confrontée depuis la Seconde guerre mondiale" et qui pourrait prendre "des décennies", selon l'organisation.