De l'Union européenne aux "gardes nationaux ukrainiens" : la rumeur infondée d'une présence "étrangère" parmi les forces de l'ordre françaises
La nationalité française est requise pour devenir policier ou gendarme. Pourtant, depuis quelques semaines, des publications virales sur les réseaux sociaux affirment que des membres de la Garde nationale ukrainienne sont recrutés dans la gendarmerie française pour "assurer le maintien de l'ordre" en manifestation. Cette rumeur s'inscrit dans la continuité de précédentes allégations sur le supposé déploiement en France d'une force de gendarmerie européenne, l'EuroGendFor, lors de certaines mobilisations sociales, telles que les "gilets jaunes". Ces affirmations connaissent un regain de visibilité dans un contexte de mobilisation sociale importante contre la réforme des retraites, et de nombreuses accusations de violences policières contre des manifestants. Mais elles sont inexactes et reposent sur plusieurs confusions: s'il existe des formations prodiguées par la gendarmerie nationale française aux forces de l'ordre ukrainienne, cela n'entraîne pas pour autant d'intervention de maintien de l'ordre en France. Quand à l'EuroGendFor, elle est dédiée à la gestion des crises extérieures à l'Union européenne.
D'une "police anti-émeutes de l'Union européenne" à des "milices violentes" composées de "travailleurs détachés des pays de l'Est", des rumeurs sur le supposé recours des forces de l'ordre françaises à des pays étrangers pour les épauler lors de certaines manifestations ressurgissent régulièrement, depuis quelques années, sur les réseaux sociaux.
Depuis la mi-mars 2023, soit plus d'un an après le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, des internautes s'inquiètent, sur Twitter et sur Facebook, de la prétendue présence de "gardes nationaux ukrainiens" dans les effectifs des forces de l'ordre française.

"Des membres de la Garde Nationale Ukrainienne sont recrutés pour servir dans la gendarmerie française", "Je viens d'apprendre que depuis 2017, la gendarmerie nationale française a des accords avec la garde nationale ukrainienne et qu'elle procède ainsi à des recrutements en Ukraine de gardes nationaux ukrainiens, sélectionnés après un stage et un diplôme de langue française", "Le scandale absolu Macron recrute une milice au sein de la garde nationale Ukrainienne néo nazie pour assurer le maintien de l'ordre. Je comprends mieux pourquoi certains "FDO" portent des équipements de gendarmes mobiles sans porter d'insignes" soutiennent ainsi différents messages (1, 2, 3) relayés ces dernières semaines.

"Quand les Français apprendront que les milices violentes de Macron sont composées majoritairement de travailleurs détachés des pays de l'Est, les manifestations prendront une autre ampleur", assène encore, plus vaguement, un tweet partagé plus de 3.000 fois depuis le 2 avril, qui a également donné lieu à un autre message viral d'un internaute prétendant étayer ces accusations : "Ils "cassaient du Gilet Jaune" dans Paris en décembre 2018 : même équipement et armement que les CRS, portant cagoules et pas de [numéro d'identification] RIO (interdit), communiquant dans une langue slave, ne respectant aucune règle du maintien de l'ordre : beaucoup de journalistes savent et se sont tus."
Mais les sources citées en guise de preuve dans certains de ces messages n'attestent aucunement de la présence de tels "renforts" dans les cortèges de maintien de l'ordre français.
Des coopérations à des fins d'instruction
L'une des publications Facebook s'appuie notamment sur les captures d'écran de deux articles publiés en septembre (lien archivé) et octobre 2021 (lien archivé) sur le site de l'ambassade de France en Ukraine à propos d'une "coopération" entre la "Gendarmerie nationale" française "et la Garde nationale ukrainienne", une force de gendarmerie du pays.

Ces textes ne font toutefois que relater la tenue en Ukraine d'une formation de deux jours d'une compagnie de la garde nationale ukrainienne par deux experts français du Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG), à la finalité ainsi définie : "L’objectif de cette action de coopération est de perfectionner l’instruction délivrée et de permettre aux gendarmes français ainsi qu’à leurs collègues ukrainiens d’échanger sur leur métier".
Il n'y est nullement question d'une quelconque intervention de gardes nationaux ukrainiens en France ou de leur intégration aux forces de gendarmerie française, la gendarmerie nationale ayant en outre indiqué à l'AFP le 25 avril 2023 qu'"afin d'approfondir la connaissance mutuelles des deux institutions, des échanges, en qualité d'observateur, entre la gendarmerie française et la Garde nationale ukrainienne peuvent [...] avoir lieu, ponctuellement".
La nationalité française, indispensable pour intégrer la gendarmerie nationale
Les internautes soutenant que "depuis 2017, la gendarmerie nationale française a des accords avec la garde nationale ukrainienne et qu'elle procède ainsi à des recrutements en Ukraine de gardes nationaux ukrainiens" s'appuient pour leur part sur un article du site "Profession gendarme" publié le 19 août 2021, affirmant que "le gouvernement français recrute dans la 'Garde Nationale ukrainienne' pour les futurs gendarmes en France".
Cet article cite lui-même en source un texte paru fin mars 2019 (lien archivé) sur le site de l'Académie nationale de la Garde nationale d'Ukraine dans lequel on peut lire que "le colonel Jean-Luc Lomont, attaché de maintien de l'ordre de l'Ambassade de la République française en Ukraine" a organisé pour la troisième fois un "examen pour l'obtention d'un brevet militaire en langue française pour les représentants de la Garde nationale".
L'intéressé s'y félicite, pour sa sixième visite, de voir le nombre d'étudiants du français augmenter d'année en année à l'académie - dans la continuité d'autres articles publiés ces dernières années sur le site de l'Académie, évoquant les cours de français (lien archivé) qui y sont dispensés et les différentes visites (lien archivé) de représentants de la gendarmerie nationale française - tandis qu'une étudiante confie son espoir d'obtenir "l'opportunité extraordinaire" à la clé de cet examen : "un voyage en France et des études à l'école de la gendarmerie".
Le communiqué se conclut sur un rappel : "Les résultats de cet examen seront pris en compte lors de la sélection des candidats à l'école de gendarmerie". Or, comme le précisait la Garde nationale d'Ukraine dans une publication Facebook du 31 mars 2021, les aspirants gardes peuvent suivre une année de formation à l'Ecole des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN) de Melun (Seine-et-Marne) avant d'intégrer la Garde nationale ukrainienne.
Si cette formation est donc bien assurée dans l'Hexagone par des militaires français et donne lieu à la délivrance d'un "diplôme de l'état-major de la gendarmerie", ses élèves ukrainiens ne rejoignent pas leurs rangs pour autant à l'issue de leur formation, "les connaissances acquises [étant] ensuite mises en œuvre dans les activités de service et de combat de la Garde nationale ukrainienne."
Celles-ci sont assurées en Ukraine, comme l'a confirmé la Garde nationale ukrainienne à l'AFP le 10 avril 2023 : "Conformément à la loi ukrainienne sur la Garde nationale, qui relève du ministère de l'Intérieur, ses membres accomplissent leurs fonctions sur le territoire ukrainien."
De son côté, la gendarmerie nationale française indique à l'AFP qu'elle "n'a pas la possibilité de recruter dans ses effectifs de membres de la Garde nationale ukrainienne" : "La nationalité française est impérativement requise pour pouvoir incorporer la gendarmerie nationale, et donc les escadrons de gendarmerie mobile."
Il est également obligatoire de posséder la nationalité française pour entrer dans la police nationale, comme rappelé sur le site officiel "Devenir policier.fr" (lien archivé).
Un dispositif de renfort éventuel réservé aux seuls Etats membres de l'Union européenne
Enfin, s'il existe, au niveau européen, une Mission de conseil aux forces de sécurité intérieure ukrainiennes (EUAM Ukraine), lancée en décembre 2014 par l'Union européenne, celle-ci, vise, comme l'explique son site (lien archivé), à apporter une "vaste expertise en matière de sécurité, de police, de justice, de lutte contre la corruption [...] dans le but d'accélérer le processus de réforme du secteur de la sécurité civile."
Contacté par l'AFP, l'EUAM Ukraine précisait le 6 avril 2023 que "son mandat est restreint à l'Ukraine". "La Garde nationale d'Ukraine n'a jamais été impliquée dans nos visites d'observation ou entraînements organisés en France", poursuit-elle.
Comme l'indique la gendarmerie nationale à l'AFP, si les forces de l'ordre françaises ont la possibilité "de faire appel à des renforts d'États membres de l'Union européenne, dans le cadre d'accords bilatéraux de coopération policière prévus par les traités de l'Union européenne ou suite à la ratification du traité de Prüm [lien archivé], visant à l'approfondissement de la coopération transfrontalière", et peuvent donc, comme tout autre Etat signataire, "lors de manifestations d'ampleur", "recourir à des renforts d'autres pays signataires", la France "n'a cependant pas franchi le pas dans le domaine du maintien de l'ordre."
Ces dispositions "ne concernent que les Etats membres de l'Union européenne", précise encore la gendarmerie nationale, ce qui exclut de fait tout renfort ukrainien.

L'EuroGendFor, une force de gendarmerie dédiée aux gestions de "crises extérieures"
De telles affirmations virales sur la présence de forces de l'ordre extérieures en France ne sont pas nouvelles. En janvier 2019, plus de 7.500 personnes avaient notamment partagé la prétendue photo d'un "CRS" non "français" à Paris mais "membre de la milice européenne EuroGendFor", qui aurait été prise pendant une manifestation de "gilets jaunes". Or, comme nous l'expliquions à l'époque, sa tenue était bien celle d'un membre d'une Compagnie républicaine de sécurité (CRS) - et le cliché pris avant la naissance des "gilets jaunes".
Mi-février 2022, cette rumeur avait ressurgi après une une manifestation d'opposants au pass vaccinal sur les Champs-Elysées, à Paris, qui avait donné lieu à 337 verbalisations et 54 interpellations. Un texte relayé sur les réseaux sociaux affirmait que la France avait "fait appel", à cette occasion, à une force d'intervention européenne, baptisée Eurogendfor, et que des ""gilets jaunes" auraient demandé des renseignements à des CRS", qui "ne comprenaient pas le français".
Une assertion accompagnée de deux photos : l'une d'agents lourdement armés et vêtus de noir, l'autre d'un blindé arborant le drapeau européen - mais toutes les deux prises avant l'apparition du Covid et du pass sanitaire, comme nous le relations, en plus du démenti de la gendarmerie nationale sur la présence de l'EuroGendFor.
Si l'EuroGendFor, ou force de gendarmerie européenne (FGE) existe bel et bien depuis 2004, elle est "dédiée à la gestion des crises extérieures", comme le rappelle le site d'actualité de la gendarmerie nationale dans un article mis à jour en février 2023.
Regroupement "de forces de police à statut militaire des pays de l’UE, qui en disposent", la FGE compte sept pays membres (France, Italie, Espagne, Pays-Bas, Portugal, Roumanie et Pologne), ainsi qu'un pays partenaire (la Lituanie) et que "la Jandarma turque, nation observatrice" qui "intervient au titre d’État candidat à l’entrée dans l’UE"
Comme le souligne toujours le site d'actualité de la gendarmerie nationale, cette force n'appartient pas à l'Union européenne et n'est donc pas dirigée par le Parlement européen mais par un "Comité interministériel de haut niveau" (CIMIN), qui "alimente, au niveau opérationnel, un état-major permanent de 38 militaires, basé à Vicenza, en Italie."
La FGE ne peut être déployée que dans un "cadre strict" : sur "décision unanime du CIMIN, dans le cadre d'un mandat donné à une organisation internationale ou à une force de coalition."
Comme le décrypte Franck Durand, enseignant-chercheur spécialisé en droit de la sécurité et de la défense à l'université de Reims, contacté par l'AFP le 11 avril 2023, "dans les conflits qui agitent les pays de par le monde, certaines crises sont parfois tellement profondes qu'il est nécessaire d'avoir des interventions militaires pour rétablir l'ordre et le fonctionnement normal des structures" : "On y envoie donc des forces armées et, dans un deuxième temps, il faut rétablir la vie sociale, ce qui constitue davantage une mission de police. L'intérêt de la force européenne de gendarmerie, c'est qu'elle a cette double compétence à la fois militaire et policière qui lui permet justement d'intervenir au moment charnière où on rétablit l'ordre et la vie sociale dans un pays."
Concrètement, cette force peut constituer des "corps expéditionnaires pour des expéditions particulières", poursuit le chercheur. Les gendarmes qui y participent sont volontaires et suivent un entraînement spécial.
Selon son site (lien archivé), la FGE est intervenue à ce jour dans huit pays depuis 2007, date de son premier déploiement en Bosnie-Herzégovine (lien archivé). Elle a notamment par la suite été dans plusieurs pays africains comme la Centrafrique (plusieurs missions depuis 2014), la Libye (en 2016) ou dernièrement le Mali (deux missions depuis 2014).

Un rappel aux forces de l'ordre du port obligatoire de leur matricule d'identification
Lors des mobilisations contre la réforme des retraites, gardes à vue arbitraires et brutalités policières ont été dénoncées par des manifestants, des élus (archive) et des organisations de défenses des droits humains, comme récapitulé dans cette dépêche AFP (archive). Plusieurs enquêtes ont été ouvertes et "une centaine de plaintes" ont été déposées à Paris le 31 mars pour dénoncer des "arrestations et détentions arbitraires" dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites.
Un homme, blessé par la police en janvier, a dû être amputé d'un testicule (archive). Un militant de Sud-Rail a été éborgné (archive) et une manifestante a eu un doigt arraché par des grenades de désencerclement, selon les syndicats.
Le 30 mars, la Défenseure des droits Claire Hédon s'est saisie d'office des cas des deux manifestants grièvement blessés le 25 lors des violents affrontements survenus à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) dans le cadre cette fois d'une manifestation contre les "mégabassines".
L'institution explique s'être saisie "au regard de la gravité des blessures occasionnées, possiblement par des armes de force intermédiaire, dans un contexte de manifestations".
Depuis le 16 mars et le début des tensions dans les manifestations après le recours à l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter la réforme des retraites, 1 .851 personnes ont été interpellées, 299 atteintes contre des institutions publiques (préfectures, mairies…) et 132 attaques de permanences parlementaires ont été recensées, a dénombré le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, lors de son intervention devant l'Assemblée nationale et le Sénat le 5 avril 2023.
Début avril, il avait annoncé que "36 enquêtes judiciaires" avaient été ouvertes par l'IGPN, "la police des polices", et 2 par l'IGGN (l'équivalent pour les gendarmes) depuis le début de la mobilisation.
Dans un télégramme daté du 24 avril 2023, Gérald Darmanin a demandé que les policiers et les gendarmes, régulièrement accusés de ne pas arborer leur matricule d'identification lors des opérations de maintien de l'ordre, le portent "en toute circonstance".
Dans ce courrier adressé aux préfets et aux directeurs de la police et de la gendarmerie, le ministre de l'Intérieur souligne à la main deux fois le sigle "RIO" (référentiel des identités et de l'organisation), pour mieux rappeler son port obligatoire depuis 2014, permettant d'identifier un fonctionnaire, notamment en cas de violences. Les forces de l'ordre doivent le porter "en tenue d'uniforme comme en tenue civile", écrit-il.
"Des policiers et gendarmes ne portent pas leur immatriculation, c'est contraire aux règles", avait reconnu le 5 avril le ministre de l'Intérieur devant le Sénat.
Le même jour, le Conseil d’État, saisi en urgence par plusieurs organisations de défense des droits humains, d'avocats et de magistrats, avait cependant refusé d'imposer des mesures au ministère de l'Intérieur. "Il appartient tant aux autorités hiérarchiques qu'aux responsables d'unité de rappeler et de faire respecter cette obligation", sous peine "d'une sanction disciplinaire", avait rappelé le juge administratif.
Lors de l'audience, la représentante du ministère de l'Intérieur avait reconnu qu'aucun policier ni gendarme n'a jamais été poursuivi pour le seul fait de ne pas porter son RIO.