La force de gendarmerie européenne EuroGendFor, une "armée secrète" qui possède une "immunité" et peut intervenir sans demander l'autorisation des pays ? C'est faux
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- Publié le 14 avril 2023 à 20:30
- Lecture : 9 min
- Par : Marin LEFEVRE
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"ECOUTEZ AVEC ATTENTION", enjoignent les internautes qui partagent cette vidéo de 8 minutes sur Facebook. La femme qui est interviewée dans cet extrait, qui dit s'appeler Sylvie Charles, affirme qu'il existe une force de gendarmerie nommée EuroGendFor, née des "armées secrètes de l'Otan" et mise en place par plusieurs pays européens. Cette force bénéficierait d'une totale immunité, accuse-t-elle sans davantage de précisions, et pourrait "intervenir dans tous les pays sans demander l'autorisation à l'Etat concerné".
Où la trouve-t-on aujourd'hui ? "Au Mali, au Yémen, ils interviennent en dehors du respect du protocole et on les retrouve dans les liens avec les terroristes", avance-t-elle encore.
Cette vidéo a été partagée près de 10.000 fois sur Facebook en Afrique depuis le 8 avril mais des affirmations similaires au sujet d'EuroGendFor avaient déjà été largement relayées en France, notamment fin mars dans plusieurs vidéos sur TikTok et sur Facebook.
Sur les réseaux sociaux africains, certains ajoutent que cette "armée secrète" interviendrait au Mali "pour mettre en difficulté la population et le pouvoir en place".
Une rumeur qui apparaît dans un contexte de tensions entre certains pays africains et plusieurs puissances occidentales : "aucun média [ne parle d'EuroGendFor] et l'Onu accuse Wagner de la Russie de soutenir illégalement les forces armées loyales du Mali, du Burkina et la RCA", commentent d'ailleurs les internautes, faisant référence aux accusations formulées par des experts indépendants mandatés par l'ONU visant les activités du groupe paramilitaire russe créé par Evguéni Prigojine au Mali.
De leur côté, les colonels au pouvoir à Bamako présentent les forces russes présentes sur le sol malien comme des "instructeurs" militaires.
Or, contrairement aux affirmations qui circulent en ligne, si EuroGendFor existe bien en tant que force de gendarmerie, au plan juridique, elle est loin d'être une "armée" secrète dont les membres pourraient intervenir comme bon leur semble et qui seraient protégés en cas d'exactions.
Qu'est-ce qu'EuroGendFor ?
Cette Force de gendarmerie européenne (FGE) a été créée à l'initiative de la France en 2004 par cinq Etats membres de l'Union européenne (UE) : la France, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal et l'Espagne, ce que détaille la déclaration d'intention consultable sur son site (lien archivé).
Comme son nom l'indique et comme dispose le traité (lien archivé) en pérennisant la création en 2007, il s'agit d'une "force de gendarmerie européenne comprenant exclusivement des éléments de forces de police à statut militaire, pour assurer toutes les missions de police dans le cadre d’opérations de gestion des crises". Son siège est basé à Vicence, en Italie.
Un Comité interministériel de haut niveau (Cimin), "composé de représentants des ministères concernés au sein de chaque État membre de la FGE, [en] assure la direction politico-stratégique" et les décisions sont prises à l'unanimité, précise Franck Durand, enseignant-chercheur spécialisé en droit de la sécurité et de la défense à l'université de Reims (France), dans un article publié en 2018 dans la Revue de l'Union européenne (lien archivé).
Aujourd'hui, la FGE regroupe les forces de sept pays de l'UE : la Garde civile espagnole, la Gendarmerie nationale française, les Carabiniers italiens, la Maréchaussée royale des Pays-Bas, la Garde nationale républicaine portugaise, la Gendarmerie militaire roumaine et la Gendarmerie polonaise. Une force spéciale lituanienne (Viešojo Saugumo) possède le statut de partenaire d'EuroGendFor et la gendarmerie turque, celui d'observateur.
A noter que malgré son nom, cette force n'est pas un organisme dépendant de l'Union européenne et est "dédiée à la gestion des crises extérieures" à celle-ci comme l'indique le site du ministère de l'Intérieur français (lien archivé), bien qu'elle ait été créée dans le but de renforcer le volet de la Politique de sécurité et de défense (PSDC) commune de l'UE - principal instrument stratégique de l'Union (lien archivé).
"Dans les conflits qui agitent les pays de par le monde, certaines crises sont parfois tellement profondes qu'il est nécessaire d'avoir des interventions militaires pour rétablir l'ordre et le fonctionnement normal des structures. On y envoie donc des forces armées et, dans un deuxième temps, il faut rétablir la vie sociale, ce qui constitue davantage une mission de police. L'intérêt de la force européenne de gendarmerie, c'est qu'elle a cette double compétence à la fois militaire et policière qui lui permet justement d'intervenir au moment charnière où on rétablit l'ordre et la vie sociale dans un pays", décrypte pour l'AFP Franck Durand, contacté le 11 avril.
Concrètement, cette force peut constituer des "corps expéditionnaires pour des expéditions particulières", poursuit le chercheur. Les gendarmes qui y participent sont volontaires et suivent un entraînement spécial.
Déploiements et modes d'intervention
Selon son site (lien archivé), la FGE est intervenue à ce jour dans huit pays depuis 2007, date de son premier déploiement en Bosnie-Herzégovine (lien archivé). Elle a notamment par la suite été dans plusieurs pays africains comme la Centrafrique (plusieurs missions depuis 2014), la Libye (en 2016) ou dernièrement le Mali (deux missions depuis 2014).
Interrogé à ce sujet, Franck Durand assure qu'à sa connaissance, la FGE n'est plus présente aujourd'hui "en tant que force européenne" sur le continent africain. Certains gendarmes d'EuroGendFor se trouvaient encore selon lui "aux côtés des forces françaises" au Mali jusqu'au retrait de Barkhane en août 2022. Contactée, la force n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP concernant ses déploiements actuels à date de publication de cet article.
Dans quel cadre ces interventions se déroulent-elles ? Contrairement à ce qu'affirme la vidéo que nous vérifions, EuroGendFor ne peut pas être déployée "dans tous les pays sans demander l'autorisation à l'Etat concerné". Le traité de 2007, signé par les Etats fondateurs à Velsen (Pays-Bas), dispose dans son article 6 que "le stationnement et le déploiement sur le territoire d'un État tiers font l'objet d'un accord entre les États contributeurs et l'État tiers précisant les conditions de ce stationnement et de ce déploiement, en tenant compte des principes fondamentaux du présent traité".
"Si les Etats concernés ont signé un accord, cela signifie nécessairement qu'il a existé une discussion entre eux", résume pour l'AFP Isabelle Pingel, professeure des universités en droit public et membre de l'Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (Iredies), contactée le 12 avril. Impossible donc que la FGE se déploie sur le sol d'un Etat sans y être invitée. D'ailleurs, au-delà du contenu de ce traité, "le droit international l'interdit", rappelle la juriste.
"La FGE ne peut en aucun cas intervenir sur le territoire d'un Etat sans le consentement de celui-ci", abonde Franck Durand, de l'université de Reims, qui précise qu'EuroGendFor ne peut pas davantage "intervenir de son propre chef, mais doit se placer sous mandat d'une organisation internationale qui demande son déploiement : Onu, Otan ou encore UE", ou bien sous celui d'une force de coalition.
Au Mali par exemple, la FGE a été déployée en 2014 sous mandat européen dans le cadre de la Mission civile de gestion de crise de l'Union européenne dans le pays (EUCAP Sahel Mali), au sein de laquelle les gendarmes assuraient des fonctions de conseil et de formation, selon son site (lien archivé). En 2018, neuf experts de la FGE chargés d'encadrer et de former les forces maliennes se sont rendus à nouveau au Mali, cette fois sous mandat onusien au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation, ou Minusma, présente dans ce pays (lien archivé).
Quant à la prétendue "immunité" des membres de la FGE - une affirmation vague légalement, mais interprétée par les internautes africains comme concernant d'éventuelles exactions commises dans les pays d'intervention, à l'image des accusations visant Wagner -, il n'en existe aucune trace dans le traité de Velsen.
A titre individuel, il semble même que ce soit "plutôt l'inverse", suggère Isabelle Pingel, de l'Iredies. L'article 25 de ce texte décrit de quelle(s) juridiction(s) peut dépendre le personnel de la FGE, décrivant plusieurs cas de figure, y compris ceux où l'Etat d'où sont originaires les forces et l'Etat-hôte pourraient exercer leur juridiction de manière concurrente.
"La FGE ne bénéficie d'aucune immunité juridique quant à ses interventions", confirme Franck Durand, de l'université de Reims. "Tout au plus peut-elle négocier - comme c'est le cas la plupart du temps lors d'opérations civiles ou militaires en territoire étranger - des accords déterminant l'attribution de la compétence juridictionnelle en cas de commission de crimes ou de délits à titre individuel par les membres desdites forces."
Rumeurs tenaces
Ce n'est pas la première fois qu'EuroGendFor est visée par des rumeurs lui prêtant diverses interventions sur le sol européen, notamment pour mater des manifestations en Grèce ou en France. En 2012 déjà, un article d'un blog qui a déjà relayé plusieurs affirmations vérifiées par l'AFP (lien archivé) assurait que la FGE était "prête à démarrer en Grèce, où elle [avait] sa première opération d’envergure contre la population d’un Etat européen", en pleine crise de la dette grecque.
"Eurogendfor résout divers problèmes pour les gouvernements européens", poursuivait l'auteur de ce billet, assurant que ces derniers pourraient, grâce aux gendarmes mobilisés dans ce cadre, "utiliser des armes à feu contre les populations". "L’Eurogendfor de son côté, ne pourra pas être poursuivi en justice grâce à ses autorisations exceptionnelles, civiles et militaires", affirmait-il encore.
Même inquiétudes entourant l'existence de la FGE en France, lors de la crise des Gilets jaunes en 2018 (lien archivé) ou encore lors des manifestations contre le pass vaccinal en 2022 (lien archivé) : des photos - vérifiées par l'AFP - avaient alors circulé pour prétendument alerter au sujet de l'implication de cette force à ces deux époques.
Ces interrogations se retrouvent également dans certaines questions adressées Parlement européen à travers les années (en 2008 et en 2011 notamment) au sujet des modalités d'intervention et de l'hypothétique "immunité" d'EuroGendFor, auxquelles l'institution a répondu (2008 puis 2011) en rappelant les dispositions du traité de Velsen.
Proche d'une figure de la désinformation
Enfin, la vidéo virale qui circule sur les réseaux sociaux en Afrique provient d'un entretien plus long (un peu plus d'une heure) publié sur la chaîne YouTube Unis-Vers TV.
Afin d'identifier Sylvie Charles, qui s'exprime dans cet extrait sans fonction ni titre particulier, l'AFP a effectué une recherche à partir d'une capture d'écran de cette vidéo avec le logiciel de reconnaissance faciale PimEyes.
Elle est notamment intervenue dans une vidéo de la chaîne YouTube Morpheus, mise en ligne en décembre 2021. Au début de ce clip d'un peu moins de dix minutes, elle évoque des démêlés judiciaires avec notamment le tribunal de Lille (France). Une recherche avec ces mots-clefs sur Google permet de trouver un site où est publié un courrier qu'elle affirme avoir adressé au palais de justice, à Paris, fin 2021.
Dans cette lettre décousue de 11 pages, elle accuse notamment le gouvernement français d'usurper son identité "dans des affaires criminelles de financement du terrorisme, de blanchiment d'argent et de détournement de fonds publics" et affirme que son père aurait été assassiné en 2010 "pour protéger les activités criminelles" des autorités françaises. Elle évoque pêle-mêle dans ce courrier EuroGendFor, qu'elle qualifie d'"armée secrète, non conventionnelle", les Gilets jaunes, l'affaire Benalla et la vente d'armes françaises au Yémen.
Nous avons également pu retrouver sa trace dans une émission publiée en avril 2022 et co-animée par Hayssam Hoballah, déjà épinglé par Libération pour avoir véhiculé des théories du complot un mois avant la mise en ligne de cette vidéo.
"Le youtubeur pourrait passer pour un doux dingue qui prétend soigner par l’alimentation crue, les massages et le tango argentin", écrivait à l'époque le quotidien français. "Mais c’est surtout un complotiste qui croit que les 'mondialistes' auraient créé le Covid ou que des enfants sont enlevés par les puissants pour être sacrifiés."