La variole du singe "fomentée" par Bill Gates : attention à cette interprétation trompeuse d'une simulation d'épidémie
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- Publié le 31 mai 2022 à 15:05
- Mis à jour le 02 juin 2022 à 11:00
- Lecture : 9 min
- Par : Julie CHARPENTRAT, AFP France
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"Un document de 2021 prouve que Bill Gates avait fomenté l’attaque de variole du singe pour le 15 mai 2022", affirme ce texte partagé sur Facebook au moins 300 fois depuis le 25 mai, selon le logiciel de mesure d'audience des réseaux sociaux Crowdtangle. Malgré le titre affirmatif, la suite du texte adopte un ton moins direct "Je ne dis pas que la récente et très réelle épidémie de 'monkeypox' a été conçue. Au contraire, tout indique que cela se produit naturellement. Mais c’est une coïncidence remarquable, n’est-ce pas? Et ne serait-ce pas le rêve de tout mondialiste devenu réalité ? Rien de tel qu’une pandémie pour forcer les gens à renoncer à leurs libertés".
Beaucoup de publications sur les réseaux sociaux (cumulant plusieurs dizaines de milliers de vues et/ou de partages) sont sur le même mode, se contentant de souligner une "coïncidence déroutante", maniant ironie, insinuations et allusions et empruntant à la rhétorique complotiste devenue courante avec le Covid, qui voudrait que des élites dirigeantes et richissimes organisent des épidémies pour vendre des vaccins, réduire la population mondiale et asservir le monde.
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Capture d'écran du site "1scandal" faite le 30 mai 2022
Cette publication du site "Le Courrier des Stratèges" du 23 mai est quant à elle clairement affirmative : "La question qui se pose est la suivante : fabriquent-ils les épidémies pour imposer un mode de gouvernance mondial ? Dans les faits, plusieurs éléments valident ce postulat". Le texte reprend d'ailleurs des infox déjà diffusées au moment du Covid : " Le but : faire peur aux citoyens et les amener à la vaccination. La vaccination est une finalité intermédiaire (destinée à injecter du matériel nanotechnologique)".
Certaines publications affirment aussi que c'est l'OMS qui a organisé cette simulation.
Dans tous ces posts, des liens ou des captures d'écran renvoyant à un rapport d'une organisation appelée "Nuclear Threat Initiative" sont présentés comme des preuves. Ainsi par exemple, le tableau ci-dessous, représentant une chronologie fictive d'une attaque au "monkeypox", surligné et annoté par des internautes.
Un document authentique de la Nuclear Threat Initiative (NTI)
Cette ONG, basée à Washington, se présente sur son site internet comme une "organisation de sécurité mondiale à but non lucratif, non partisane, spécialisée dans la réduction des menaces nucléaires et biologiques qui menacent l'humanité" ("The Nuclear Threat Initiative is a nonprofit, nonpartisan global security organization focused on reducing nuclear and biological threats imperiling humanity").
En novembre 2021, NTI a publié un rapport de 36 pages qui relate un exercice "sur table" destiné à examiner les "différences - aux niveaux national et international - dans les modalités de préparation en biosécurité et (cas de) pandémie". Cet exercice a été mené en mars 2021, en collaboration avec la Conférence de Munich sur la sécurité, est-il expliqué.
Selon le scénario fictif, une "attaque" à la variole du singe intervient le 15 mai 2022 dans un pays imaginaire appelé Brinia. On dénombre alors 1.421 cas et 4 décès. Dix-mois plus tard, le scénario imagine 3,2 milliards de cas pour 271 millions de morts.
On peut lire à la fin du document que NTI avait déjà procédé à d'autres exercices du même genre, qui avaient fait aussi l'objet de rapports en 2019 et 2020.
Le 24 mai 2022, NTI a publié un long communiqué (en anglais) suite aux allégations concernant l'exercice de 2021 pour recontextualiser son travail et expliquer que cet exercice entièrement fictif et réalisé en distanciel n'avait rien à voir avec la multiplication de cas de variole du singe dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis en mai 2022.
"Notre but en concevant cet exercice était d'attirer l'attention des dirigeants du monde entier sur le besoin urgent d'améliorer les capacités internationales de prévenir et répondre aux pandémies", est-il notamment expliqué.
"Suite à la détection récente de cas de variole du singe dans plusieurs pays le rapport de NTI sur l'exercice est apparu dans un certain nombre de (publications) sur les réseaux sociaux, notant que le scénario fictif comprenait une multiplication de cas de variole du singe avec une date de début correspondant peu ou prou avec (la situation) actuelle", ajoute l'organisation qui ajoute que "certaines publications contiennent de la désinformation".
Espérant "couper court aux rumeurs", NTI explique ensuite dans le détail le contexte de cet exercice.
L'ONG explique aussi que "pour les besoins de l'exercice, nous voulions sélectionner un pathogène qui soit plausible dans notre scénario, et nous avons avons choisi la variole du singe parmi plusieurs options proposées par nos experts". L'idée était notamment de choisir un pathogène ayant un profil différent du Sars-CoV-2 (à l'origine du Covid), de façon à "aborder d'autres problèmes que ceux déjà vus pendant la pandémie actuelle" de Covid.
"Les risques posés par la variole du singe sont bien documentés depuis des années par de nombreuses autorités sanitaires, l'information de notre scénario fictif n'est pas nouvelle" , dit-elle encore.
"Le fait que plusieurs pays connaissent actuellement une multiplication de cas de variole du singe est une pure coïncidence. Ce qu'il faut en retenir, ce n'est pas le pathogène en particulier (choisi) dans notre scénario fictif, (mais) le fait que le monde n'est absolument pas préparé à de futures pandémies et que nous devons agir urgemment pour pallier cette faiblesse", écrit NTI.
L'OMS, la Fondation Gates et l'Event 201
Interrogée par l'AFP, une des responsables de NTI, la biophysicienne Jaime Yassif, a indiqué dans un mail le 30 mai 2022 que "même si un membre de chacune de ces organisations a participé à la simulation en tant qu'experts individuels, aucune de ces organisations n'a joué un rôle dans son organisation ou son financement". "Ni la Fondation Gates ni l'OMS n'ont joué un rôle officiel dans l'exercice" de 2021, a-t-elle insisté.
Toutefois, il est exact que la Fondation Gates fait partie des contributeurs financiers de NTI, a-t-elle ajouté, précisant que la Fondation "finance un autre projet, précisément notre Indice mondial de sécurité sanitaire".
On peut d'ailleurs constater dans le rapport annuel 2021 de NTI que la Fondation Gates fait partie de ses nombreux financeurs.
Interrogé par l'AFP, un porte-parole de la Fondation a aussi confirmé le 31 mai que "la Fondation est en effet toujours un contributeur de NTI". Cette base de données sur le site de la Fondation recense les bourses accordées à NTI. On en compte trois, entre 2004 et 2020, de 2,25 millions de dollars, 250.000 dollars et 1 million de dollars respectivement.
Sur le fond des accusations portées contre Bill Gates et la variole du singe, le porte-parole a ajouté que "ces allégations sont fausses".
Créée par le co-fondateur de Microsoft Bill Gates et son ex-épouse Melinda, la Fondation éponyme finance de très nombreux projets et organisations dans le monde autour de la santé le plus souvent, en particulier la vaccination et les nouvelles technologies.
L'engagement de Bill Gates en faveur des vaccins, ses appels répétés depuis des années à mieux se préparer aux pandémies lui valent depuis longtemps l'inimitié des milieux antivax, relancée avec force à l'occasion de la pandémie de Covid-19.
Le milliardaire est la cible récurrente d'accusations sans preuves, comme récapitulé en détail notamment dans cet article de l'AFP publié en mai 2020 ("Traçage, vaccins empoisonnés... Bill Gates, 'poupée-vaudou' des complotistes").
D'ailleurs, en 2020, des insinuations similaires avaient abondamment circulé sur les réseaux sociaux, accusant - déjà - la Fondation Gates d'avoir fomenté le Covid-19, avec comme prétendue preuve un ... exercice "sur table" organisé en octobre 2019 et appelé "Event 201", qui imaginait une pandémie de coronavirus.
Selon le site d’Event 201, il s'agissait d'une simulation de réponse à de "graves pandémies", avec comme objectif de "minimiser leurs conséquences économiques et sociales à grande échelle".
Ces allégations sous-entendaient que le milliardaire connaissait l'existence du virus Sars-CoV-2 avant son apparition officielle en Chine en décembre 2019.
L'AFP Factuel y avait consacré cet article: "La fondation Bill Gates a participé à une simulation de pandémie en 2019, mais elle n’a rien à voir avec le Covid-19".
Une multiplication de cas de variole du singe en mai 2022
Alors que la maladie n'avait jusque-là été détectée que dans une douzaine de pays africains, la Grande-Bretagne a signalé un cas confirmé de variole du singe le 7 mai 2022, et depuis, près de 400 cas ont été signalés à l'OMS dans près d'une vingtaine de pays habituellement non touchés par ce virus.
Le 31 mai 2022, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) a assuré ne pas redouter pour l'instant que la propagation du virus de la variole du singe au-delà des pays africains puisse déclencher une pandémie mondiale, comme rapporté dans cette dépêche de l'AFP.
Interrogée lors d'un briefing sur cette éventualité, la principale experte de la variole du singe à l'OMS, Rosamund Lewis, a répondu : "pour le moment, nous ne sommes pas préoccupés par une pandémie mondiale". "Il est encore possible d'arrêter cette épidémie avant qu'elle ne s'étende", a insisté Mme Lewis.
Comme expliqué dans cet article de l'AFP Factuel du 25 mai 2022, la variole du singe ("monkeypox" en anglais) ou "orthopoxvirose simienne" est une maladie considérée comme rare, connue chez l'être humain depuis 1970. Elle est due à un virus à ADN.
"La variole du singe est une maladie infectieuse qui est causée par un virus transmis à l’Homme par des animaux infectés, le plus souvent des rongeurs (même si le virus a été découvert pour la première fois en 1958 au sein d’un groupe de macaques qui étaient étudiés à des fins de recherche, d’où son nom)", écrit l'Inserm sur son site internet.
"Contrairement au SARS-CoV-2 au moment de son apparition, il s’agit donc d’un virus que l’on connaît déjà bien depuis plusieurs décennies", ajoute l'Institut national de recherche médicale.
Le Point de situation et la Fiche maladie de l'OMS sont disponibles sur le site de l'OMS.
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