Non, cette vidéo ne montre pas des soldats ukrainiens "étalant des cadavres à Boutcha"
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 14 avril 2022 à 17:41
- Mis à jour le 21 avril 2022 à 15:49
- Lecture : 6 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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Une dizaine de jours après la découverte, le 2 avril, de dizaines de cadavres en habits de civils à Boutcha, après le départ des forces russes de cette ville du nord de l'Ukraine, des internautes prétendent apporter la preuve que de telles exactions n'ont pas été commises par la Russie mais relèvent bien d'une "mise en scène" du régime ukrainien.
Une accusation qui vient appuyer le discours de Vladimir Poutine, ce dernier ayant affirmé le 12 avril que le massacre de Boutcha était un "fake", alors que le ministère russe de la Défense avait auparavant nié toute implication et soutenu que les images prises sur place étaient "une nouvelle production du régime de Kiev pour les médias occidentaux".
Sur Telegram, Facebook et Twitter, une même vidéo aux plus de 18.000 vues et centaines de partages depuis le 12 avril, prétend montrer des images diffusées "par inadvertance" aux "médias", sur lesquelles on distinguerait "l'armée ukrainienne étalant des cadavres à Boutcha".
On y voit, en pleine rue, des hommes en tenue militaire tirer, à l'aide de filins, différents cadavres allongés sur la chaussée.
Toutefois, contrairement à ce qu'affirme la légende associée à cette vidéo (qui circule également en anglais et en néerlandais), ces images ne sont pas parvenues "par inadvertance" dans les médias et ne dévoilent pas une "mise en scène" de ces cadavres. Elles ont été filmées à Boutcha par l'agence de presse Associated Press et montrent des soldats ukrainiens s'assurer que les cadavres en question ne sont pas piégés avec des explosifs.
Des images largement diffusées par l'Associated Press
Cette séquence est consultable sur le site de l'agence de presse anglophone, où elle a été mise en ligne le 2 avril 2022 sous le titre "Victimes de la guerre en Ukraine".
On y retrouve l'extrait concerné entre 0'55 et 1'13 de la vidéo, ainsi que quelques secondes complémentaires sur lesquelles un soldat commence à inspecter l'un des cadavres tirés avec le filin (à partir de 1'14).
Le descriptif de cette vidéo - à destination, comme tous les autres contenus de l'Associated Press, des nombreux clients de l'agence, dont une part importante de médias - précise bien que ce passage montre différents plans de "soldats tractant des corps avec des cordes, par crainte qu'ils ne soient piégés à l'explosif".
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Capture d'écran réalisée sur le site APArchive.com le 13 avril 2022.
On retrouve également des précisions similaires sur la banque d'images de l'Associated Press, en légende des photographies prises par le journaliste Vadim Ghirda : "un militaire ukrainien examine le cadavre d'un civil, à la recherche de pièges" et "un militaire ukrainien grimace après avoir traîné le cadavre d'un civil à l'aide d'une corde pour vérifier s'il était piégé".
Des soldats "redoutant des pièges"
L'article publié par l'Associated Press le 3 avril, pour évoquer la reprise de villes proches de Kiev, dont Boutcha, par l'armée ukrainienne relatait à plusieurs reprises les précautions prises par les soldats pour éviter d'éventuels explosifs cachés par l'armée russe.
Outre son titre ("Les forces ukrainiennes reprennent des zones près de Kiev tout en redoutant des pièges"), l'article soulignait ainsi dès son premier paragraphe : "Les troupes ukrainiennes progressaient avec prudence ce samedi au moment de reprendre une partie du territoire au nord de la capitale [Kiev], en recourant à des cordes pour extirper des rues des cadavres de civils, de crainte que les forces russes ne les aient piégés."
"Les journalistes de l'Associated Press présents à Boutcha, banlieue du nord-ouest de Kiev, ont observé des soldats ukrainiens, escortés par des tanks et des véhicules armés, utiliser des cordes pour traîner à distance des cadavres laissés dans les rues", poursuivait l'article quelques paragraphes plus loin.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait accusé à cette période les soldats russes de laisser derrière eux "un désastre total et de nombreux dangers" et notamment de "miner les territoires qu'ils quittent, des maisons, des munitions et même des cadavres".
Le 7 avril, en réaction aux premières reprises anglophones de la vidéo affirmant qu'elles montraient des soldats ukrainiens mettre en scène des cadavres à Boutcha, l'Associated Press avait enfin publié un article de fact-checking précisant l'origine et le contexte réel de la séquence.
De multiples détournements d'images autour de Boutcha
Ces dernières semaines, plusieurs images devenues virales sur les réseaux sociaux ont été présentées à tort comme les preuves d'une manipulation des autorités ukrainiennes à Boutcha.
Dès le lendemain de la découverte d'une dizaine de corps dans la ville, des internautes avaient soutenu, sur la base d'une vidéo de mauvaise qualité, qu'il s'agissait de "figurants" recrutés dans le cadre d'une "mise en scène" - une affirmation sans fondement, comme nous l'expliquions dans un article le 4 avril.
Une séquence montrant deux hommes manipuler un mannequin au visage particulièrement réaliste a quant à elle circulé en prétendant qu'il s'agissait de soldats ukrainiens préparant un faux cadavre à Boutcha, alors qu'elle montrait en réalité les préparatifs d'un tournage de série télévisée près de Saint-Pétersbourg, fin mars 2022.
L'armée ukrainienne, régulièrement accusée de "mises en scène" par la Russie
Ces accusations concordent avec celles de l'armée russe, qui a plus largement accusé les autorités ukrainiennes, le 5 avril, de préparer de multiples "mises en scène" de civils tués par les soldats russes.
"Des membres du 72e centre ukrainien des opérations psychologiques ont tourné, le soir du 4 avril, une nouvelle mise en scène filmée de civils prétendument tués par des actions violentes de l'armée russe dans le village de Mochtchoun, à 23 km au nord-ouest de Kiev", avait ainsi déclaré le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konachenkov, avant d'ajouter : "Des événements similaires sont en train d'être organisés par les services spéciaux ukrainiens à Soumy (nord-est), Konotop (nord-est) et dans d'autres villes."
Le lendemain, l'accusation de duperie sur le massacre de Boutcha avait toutefois été jugée "non tenable" par le porte-parole du gouvernement allemand, Steffen Hebestreit, sur la base d'images satellite de la ville diffusées plus tôt dans la presse : "Il y a des analyses d'images satellites prises entre le 10 et le 18 mars 2020 [montrant] que les victimes à Boutcha étaient allongées là depuis au moins le 10 mars. Des indices crédibles montrent qu'à partir du 7 mars et jusqu'au 30 mars inclus, les forces russes étaient présentes dans la zone."
Selon la justice ukrainienne, 1.222 personnes - sans préciser s'il s'agit uniquement de civils - ont été tuées dans la région de Kiev depuis le début de l'invasion russe.
21 avril 2022 Précise, dans le 5e paragraphe, la langue dans laquelle est également partagée la vidéo