Attention à ces affirmations sur des prétendus laboratoires ukrainiens financés par les Etats-Unis pour produire des "armes biologiques"
Des "laboratoires d'armes biologiques", établis en Ukraine mais financés exclusivement par le "département de la défense américain", feraient partie des premières cibles des bombardements russes, affirment des publications virales sur Internet depuis le début de l'offensive de Vladimir Poutine sur l'Ukraine le 24 février. C'est infondé : si les Etats-Unis soutiennent des recherches pour contrer des "menaces biologiques" en Ukraine, dont celles dues aux virus comme celui causant le Covid-19, les laboratoires de ce pays ne sont pas opérés par les Etats-Unis et n'ont pas pour objectif de développer des armes biologiques mais plutôt de les prévenir, ont détaillé à l'AFP des experts en armes de défense américains, confirmant des déclarations passées des autorités américaines et ukrainiennes.
"Des biolabs américains exclusifs en Ukraine (...) financés aux frais du département de la défense américain" auraient fait partie des premières cibles des bombardements russes, affirme un tweet publié le 24 février et partagé un peu plus d'une centaine de fois depuis, partageant des cartes censées représenter la position de ces laboratoires et des bombardements.
"Confirmé et reconfirmé. 9 laboratoires d'armes biologiques américains en Ukraine ont été DÉTRUITS par des missiles Iskander", renchérit un autre post Twitter publié le 28 février. La présence de ces laboratoires financés par les Occidentaux "serait la raison de l'intervention de l'armée russe", suppose même un autre internaute dans une publication partagée à d'autres centaines de reprises.


Des affirmations similaires ont été vues par des dizaines de milliers d'internautes francophones sur Telegram (ici, là). Elles ont aussi très largement circulé en anglais sur des blogs, ainsi que sur Facebook et sur Twitter.
Ces affirmations s'inscrivent cependant dans une stratégie de "désinformation au long cours", déployée par la Russie, ont déjà dénoncé le gouvernement américain et les services de renseignement ukrainiens dans des communiqués, ce qu'ont corroboré des experts en sécurité biologique auprès de l'AFP. A l'inverse, un partenariat entre les Etats-Unis et l'Ukraine vise à limiter l'utilisation d'armes de destruction massive, dont des armes biologiques.
De la "désinformation" déjà dénoncée en 2020 par l'ambassade américaine en Ukraine
Des allégations prétendant que des laboratoires ukrainiens visent à produire des armes biologiques et sont pour cela financés par les Etats-Unis, circulent depuis plusieurs années sur Internet. Fin avril 2020, l'ambassade américaine en Ukraine avait ainsi publié un communiqué dans lequel elle dénonçait "la désinformation russe concernant le solide partenariat américano-ukrainien visant à réduire les menaces biologiques".
"En Ukraine, le programme de réduction des menaces biologiques, développé par le ministère américain de la Défense en association avec le gouvernement ukrainien, travaille pour (...) sécuriser les agents pathogènes et les toxines préoccupants pour la sécurité des installations gouvernementales ukrainiennes, tout en permettant la recherche pacifique et le développement de vaccins", indiquait ce communiqué.
"Nous travaillons également avec nos partenaires ukrainiens pour veiller à ce que l'Ukraine puisse détecter et signaler les épidémies causées par des agents pathogènes dangereux avant qu'elles ne constituent une menace pour la sécurité ou la stabilité. Nos efforts conjoints contribuent à s'assurer que des agents pathogènes dangereux ne tombent pas entre de mauvaises mains", y est-il encore précisé.
Début mai 2020, le Service de sécurité d'Ukraine (qui équivaut aux services secrets de l'Etat ukrainien), avait également déploré que "récemment, des fausses informations sur les activités présumées de laboratoires biologiques militaires américains en Ukraine (aient) été diffusées dans des médias et sur les réseaux sociaux" dans un communiqué diffusé sur Facebook.
"Il n'y a pas de laboratoires biologiques opérés par des puissances étrangères en Ukraine. Les déclarations qui ont circulé récemment de la part de politiciens individuels ne sont pas vraies et sont une distorsion délibérée des faits", appuyait le Service de sécurité.
Le ministère américain de la défense "n'a jamais eu de laboratoire biologique en Ukraine", assure aussi auprès de l'AFP Andrew Weber, ancien secrétaire adjoint aux programmes américains de défenses nucléaire, chimique et biologique, aujourd'hui chargé de mission au "Council on Strategic Risks" (le "Conseil des Risques Stratégiques", un institut indépendant à but non lucratif basé aux Etats-Unis, qui se consacre à l'analyse et au traitement des principaux risques systémiques pour la sécurité) et membre du conseil d'administration de l'"Arms Control Association" ("l'Association pour le contrôle des armements", une organisation non partisane américaine).
Le 6 mars 2022, les autorités russes ont quant à elles à nouveau affirmé détenir "les preuves d’un programme biologique financé par les États-Unis en Ukraine", qui auraient été révélées par "le ministère russe de la Défense", comme l'a rapporté TASS, l'une des principales agences de presse russes.
Interrogée à ce sujet quelques jours plus tard, la numéro trois de la diplomatie américaine, Victoria Nuland, a cependant réaffirmé lors d'une audition parlementaire, que ces affirmations du camp russe sont font partie d'une "technique russe classique que d'accuser les autres de ce qu'ils envisagent de faire eux-mêmes", assurant que les Etats-Unis ne participaient pas à des recherches visant à créer des armes biologiques dans des laboratoires établis en Ukraine.
Ukraine has "biological research facilities," says Undersecretary of State Victoria Nuland, when asked by Sen Rubio if Ukraine has biological or chemical weapons, and says she's worried Russia may get them. But she says she's 100% sure if there's a biological attack, it's Russia. pic.twitter.com/uo3dHDMfAS
— Glenn Greenwald (@ggreenwald) March 8, 2022
"L'Ukraine dispose d'installations de recherche biologique, et nous sommes de fait à présent assez inquiets par la possibilité que les forces russes tentent d'en prendre le contrôle", a-t-elle déclaré, ajoutant : "donc nous travaillons avec les Ukrainiens sur les manières d'éviter que ces matériaux liés à la recherche puissent tomber aux mains des forces russes si elles devaient s'en approcher".
A l'inverse de ce qu'ont pu affirmer certains internautes après cette intervention, la responsable américaine n'a cependant jamais indiqué que les laboratoires ukrainiens étaient opérés, ou financés exclusivement par les Etats-Unis, ni que ces derniers y participaient à des recherches pour développer des armes biochimiques.
Un traité de 2005 sur la coopération entre les Etats-Unis et l'Ukraine en matière de recherches
En août 2005, les Etats-Unis et l'Ukraine ont par ailleurs signé un accord concernant un appui américain à la recherche liée notamment aux menaces posées par des armes biologiques, en Ukraine. Ce dernier vise, selon Andrew Weber, "à améliorer les laboratoires de santé publique, dont la mission est analogue à celle des Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (qui forment l'agence de protection de la santé publique principale à l'échelle fédérale américaine, ndlr)". "Ces laboratoires ont récemment joué un rôle important dans la limitation de la propagation du Covid-19", ajoute-t-il.
En 1969, Richard Nixon, alors président des Etats-Unis, avait annoncé que le pays renonçait à l'utilisation de tous types d'armes biologiques. Quelques années plus tard, les Etats-Unis ont signé la Convention sur l'interdiction des armes biologiques, qui proscrit ces dernières. Elle est entrée en vigueur dans le pays en 1975. L'Ukraine, ainsi qu'une large majorité des Etats membres de l'Organisation des Nations Unies (ONU), ont aussi ratifié ce traité.
D'après Vickie Sutton, la directrice du Centre d'études de la biodéfense, du droit et des politiques publiques de l'université américaine Texas Tech, les Etats-Unis collaborent ainsi depuis des décennies avec d'autres pays pour limiter les armes biologiques et faire progresser la recherche afin de neutraliser tout agent pathogène.
"Il existe une idée fausse et répandue selon laquelle les Etats-Unis créeraient des armes biologiques", explique Vickie Sutton, précisant qu'à l'inverse, les Etats-Unis travaillent, notamment avec un certain nombre d'anciennes républiques de l'URSS, pour neutraliser les armes biologiques, comme le détaillent aussi des articles académiques.
"L'Union soviétique avait le plus grand programme d'armes biologiques jamais créé" abonde-t-elle. Après sa dislocation en 1991, les Etats-Unis ont ainsi pris plusieurs engagements dans le but de limiter les menaces potentielles liées aux armes développées par l'URSS. Le "Programme coopératif de réduction des menaces de destruction massive", qui dépend d'une agence du département de la Défense des Etats-Unis, a notamment été lancé.
Pour limiter des potentiels "débordements" spécifiquement liés aux armes biologiques, les Etats-Unis se sont aussi engagés à "aider la recherche afin de pouvoir répondre immédiatement" au déclenchement d'armes biologiques dans des pays faisant anciennement partie de l'URSS, précise Vickie Sutton.
Elle rappelle aussi que la convention internationale sur l'interdiction des armes biologiques ne prévoit pas de mécanisme d'inspection ou de vérification, mais que les pays qui l'ont ratifiée soumettent volontairement des rapports, appelés "mesures de prise de confiance". Selon certains chercheurs, même après avoir ratifié la Convention sur les armes biologiques, l'Union soviétique avait continué à développer ses armes biologiques.
Des recherches visant à "prévenir les épidémies" plutôt que de "créer des armes biologiques"
Les affirmations au sujet de laboratoires permettant de développer des armes biologiques en Ukraine font partie d'une série d'allégations trompeuses autour des laboratoires dans ce pays, analyse Filippa Lentzos, chercheuse en armes biologiques et enseignante au King's College de Londres, qui a aussi été consultante pour l'ONU et l'Organisation mondiale de la santé, auprès de l'AFP.
"Toutes les indications fournies par des chercheurs indépendants et des responsables officiels confirment que les États-Unis soutiennent la désactivation des agents biologiques, et que le travail dans les laboratoires [en Ukraine] vise à prévenir les épidémies", assure la chercheuse, qui fait partie des nombreux experts ayant pu visiter un ancien laboratoire de recherche de l'URSS, en République de Géorgie.
"Ce sont des laboratoires de santé publique comme ceux du CDC (américain) ou du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies", résume Filippa Lentzos.
Association trompeuse de cartes
Par ailleurs, associer deux cartes, l'une censée localiser les prétendus laboratoires, et l'autre, des frappes russes, ne permet aucunement d'établir un lien de causalité entre elles. En outre, comme le note le média Snopes dans un article de vérification, les étoiles censées montrer des frappes aériennes ne correspondent d'une part pas toutes aux prétendus laboratoires et d'autre part, elles sont très larges, au point d'englober des villes entières.
Le 3 mars 2022, le président russe Vladimir Poutine s'est déclaré déterminé à poursuivre l'offensive contre l'Ukraine "sans compromis", alors que les forces russes pilonnaient plusieurs villes stratégiques. Le gouverneur de la ville de Tcherniguiv, au nord de l'Ukraine, a notamment fait part de neuf morts et quatre blessés dans des bombardements visant deux écoles et des habitations de la ville en fin d'après-midi, l'un des derniers témoignages de ces frappes meurtrières.
L'intensification de l'offensive russe, une semaine exactement après le début des premières attaques, coïncide avec de nouveaux pourparlers russo-ukrainiens, qui ont débuté en début d'après-midi à la frontière bélarusso-polonaise.


Les affirmations selon lesquelles des laboratoires de recherches visant à produire des armes biologiques financés par les Etats-Unis déployés en Ukraine auraient été bombardés par l'armée russe, ont aussi fait l'objet d'articles de vérification de plusieurs médias en anglais ces derniers jours (ici, ici).
9 mars 2022 Ajout des mentions du communiqué du ministère de la défense russe daté du 6 mars et de l'intervention de Victoria Nuland du 8 mars