Auschwitz, étoile jaune et vaccins: quand la "complosphère" invoque le nazisme pour dénoncer la "dictature sanitaire"
Galvanisée par la pandémie de Covid-19, la sphère complotiste a trouvé un nouvel artifice pour alerter sur les méfaits supposés de la "dictature sanitaire": établir un parallèle entre les crimes nazis et les restrictions gouvernementales ou la campagne de vaccination.
Cela peut prendre la forme d'un montage superposant des photos de file d'attente devant un centre de vaccination et celle, en noir et blanc, de populations entassées devant des wagons, avec un commentaire sans équivoque: "Ils pensaient que ce n'était qu'une petite douche. Ils pensaient que ce n'était qu'une petite piqûre".

Ou encore la photo d'un contrôle par des soldats allemands en 1942 jouxtant le cliché d'une femme masquée montrant des documents à des policiers en 2020. La publication, exhortant à "ouvrir les yeux", a fleuri sur des forums d'extrême droite sur Reddit avant d'être partagée des centaines de fois sur Facebook.
"Dans ces publications, il y a une banalisation extrême de la politique du IIIe Reich qui permet aux anti-vaccins de s'identifier aux juifs persécutés et de présenter les démocraties libérales comme des régimes génocidaires", explique l'historienne Valérie Igounet, spécialiste du négationnisme.

Sur certaines publications, l'étoile jaune, symbole de la stigmatisation des juifs pendant l'Occupation, est ainsi détournée pour clamer le refus d'être vacciné.
Dénués de fondement historique, ces rapprochements permettent toutefois aux complotistes de "se draper dans une posture victimaire pour crier haut et fort qu'on leur infligerait la pire violence qu'ait connue le XXe siècle", ajoute Tal Bruttmann, historien spécialiste de la Shoah.
Avec un objectif: rallier le plus grand nombre en suscitant l'effroi et en profitant de la grande confusion créée par la crise sanitaire.
"La séquence du coronavirus est un formidable accélérateur pour la complosphère qui s'est étendue à nombreuses communautés, pas nécessairement d'extrême droite, autour de l'idée de dictature sanitaire", relève Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l'Université de Paris.
Selon les experts interrogés par l'AFP, cette stratégie mémorielle s'est déployée à bas bruit au début de l'épidémie dans les cercles négationnistes qui ont tenté de réactiver l'imagerie, remontant au Moyen Âge, du juif propagateur de la peste.
Sur fond de défiance envers les autorités, elle s'est ensuite amplifiée avec la campagne de vaccination - et les craintes qu'elle suscite - autour d'une idée forte: développés dans des délais réduits, ces vaccins seraient comparables aux expériences menées par les médecins nazis sur les déportés.
Inversion des valeurs
Sur Twitter, une infirmière française affirme ainsi qu'elle refuse d'administrer ces vaccins pour ne pas "commettre une expérience médicale" qui violerait le "code de Nuremberg", une série de principes sans valeur légale énoncés lors du procès de 23 médecins et personnels administratifs nazis en 1947. Truffé d'infox, son message a toutefois récolté 5.000 "likes" et 2.400 partages depuis le 11 janvier.
Plus radical, un militant d'extrême droite allemand a récemment tourné une vidéo dans laquelle il compare les vaccins anti-Covid au Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz nazies.

Quant au frère aîné de l'ex-leader travailliste anglais Jeremy Corbyn, il est soupçonné d'avoir diffusé un tract dans lequel l'inscription à l'entrée d'Auschwitz --"Le travail rend libre"-- a été remplacée par "Les vaccins sont la voie sans danger vers la liberté", rapportent plusieurs médias britanniques.
Dès la fin du XIXe siècle, des imageries anti-vaccins représentaient ces injections sous les traits d'une chimère ou d'un serpent. "Avec le Covid, on a désormais remplacé cette figure monstrueuse par l'incarnation du mal au XXe siècle: le nazi", analyse Pascal Froissart, spécialiste des médias à Paris-8.

Se poser aujourd'hui en victime d'un tel ennemi permet, selon Tristan Mendès France, "de se draper d'un courage et d'une posture de résistance à la manière d'un Jean Moulin du Covid".
Selon l'historien Nicolas Lebourg, ce renversement des valeurs est, depuis les années 90, très prisé à l'extrême droite qui a "su s'adapter à l'hégémonie culturelle anti-nazie en clamant: +en fait, les nazis c'est les autres et nous sommes les vrais patriotes et les vrais résistants+".
L'épidémie de Covid-19 et les controverses relayées, parfois de bonne foi, sur les réseaux sociaux n'ont fait qu'accélérer le mouvement, au risque d'une grande confusion. Dans une récente tribune, L'Union mondiale des étudiants juifs alertait: "A force de crier au nazisme, nous risquerions de ne pas le reconnaître lorsqu'il se présenterait à nous".