Un paquebot de croisière qui jette des déchets par dessus bord ? C'est de l'IA
- Publié le 18 novembre 2025 à 12:36
- Lecture : 9 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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Les croisières, qui ont accueilli 34,6 millions de passagers dans le monde en 2024, ont le vent en poupe. Cette forme de tourisme de masse, sur des navires pouvant comptabiliser jusqu'à plus de 5.000 passagers, alimente toutefois des critiques quant à son impact environnemental, en particulier en raison de la pollution qu'ils émettent. Sur les réseaux sociaux, une vidéo partagée massivement en novembre 2025 prétend montrer un paquebot déverser une masse de déchets en pleine mer, ce qui suscite l'indignation de nombreux internautes. Mais la séquence a été générée par intelligence artificielle (IA). Quant à la gestion des déchets à bord des navires de croisière, elle est soumise à une réglementation internationale stricte, encadrée par des contrôles réalisés par les autorités portuaires de par le monde.
"Luxe en surface, désastre en profondeur", dénonce la légende d'une vidéo visionnée plus de 200.000 fois sur Instagram depuis le 4 novembre 2025, montrant un bateau de croisière déverser, à travers une grande trappe latérale, une masse de déchets plastiques en pleine mer.
Au cours de cette scène, qui semble filmée depuis un petit navire longeant un paquebot nommé "The Grand Aurelian", on entend la prétendue discussion (en anglais) entre deux hommes, le premier affirmant : "Regarde-moi ça, c'est un véritable torrent, c'est répugnant !"
Dans la suite de la séquence, filmée sous un autre angle, à proximité des nombreux déchets flottant à la surface, l'un d'eux en liste les différents composants ("Tout ça provient de ce bateau : des bouteilles, des sacs, et même des tongs!") tandis que l'autre homme, qui "n'arrive pas à croire qu'ils balancent tout ça comme ça", l'incite à filmer l'ensemble car "tout le monde doit voir ça".
Une indignation partagée par le compte Instagram ayant partagé la vidéo, qui dénonce la "violence écologique inouïe" de ces images censées montrer "l'envers du décor" des croisières.
"Chaque année, des milliers de tonnes de déchets issus de ces géants des mers finissent dans les océans. Si certaines compagnies affirment respecter les normes environnementales, la réalité filmée ici montre un tout autre visage — celui d’une impunité maritime encore trop fréquente. L’enquête doit désormais établir quelle compagnie est impliquée et si les faits ont été signalés aux autorités maritimes", poursuit le texte de cette publication.
De nombreux autres internautes ont relayé ces images en les présentant comme authentiques, ainsi que l'a par exemple fait l'ancienne secrétaire d'État tunisienne de la Jeunesse et des sports Sihem Ayadi sur Instagram, où circule également la vidéo en anglais.
Elle est aussi partagée sur TikTok, sur Facebook, ou encore sur X en espagnol, souvent avec des commentaires ironiques tels que : "Et après on nous parle d'écologie".
Mais cette séquence a été générée par intelligence artificielle (IA).
Plusieurs incohérences visuelles permettent de s'en douter, comme l'apparence trop lisse de l'eau, la forme invraisemblable de certaines bouteilles en plastique (dotées d'un bouchon à chacune de leurs extrémités) et de déchets ne ressemblant à aucun objet connu ou encore le relief improbable de la tong jaune visible dans cette traînée de détritus.
De plus, l'AFP n'a pas retrouvé trace, en ligne, d'un bateau de croisière du nom de "The Grand Aurelian" ni sur les différentes bases de données recensant les navires voguant à travers le globe, ni sur les sites de suivi de flux maritime comme VesselFinder.
Une gestion des déchets strictement encadrée
Cette vidéo illustre-t-elle pour autant la manière dont les navires de croisière - qui sont plus de 500 en activité dans le monde, selon Transport & Environnement, une organisation européenne regroupant une cinquantaine d'ONG actives dans ces deux domaines (lien archivé ici) - évacuent leurs déchets ou leurs eaux usées ?
Les nombreux passagers à bord de ces "villes flottantes", pouvant dépasser les 5.000 personnes sur certains modèles selon l'OMI (lien archivé ici), génèrent en effet de nombreux déchets (lien archivé ici).
Parmi ceux-ci, l'Agence de protection de l'environnement des États-Unis (EPA ; lien archivé ici) cite les déchets solides (alimentaires et déchets liés comme serviettes ou assiettes en carton), les eaux grises (les eaux usées issues "des douches, éviers, blanchisseries et cuisines"), l'eau de cale qui peut contenir "de l'huile, de la graisse et d'autres contaminants" tous polluants en cas de rejet en mer ou dans l'océan.
Selon un rapport publié en 2023 par Seas at risk, un collectif d'associations militant pour la préservation écologique des mers et océans, 3.000 passagers d'un navire de croisière produisent ainsi en moyenne "100.000 litres de déchets d'origine humaine et 706.000 litres d'eaux grises chaque jour", soit l'équivalent de 33 litres par personne et par jour (lien archivé ici).
S'il "existe encore des navires anciens, mal entretenus, ou utilisant des technologies peu performantes", a indiqué à l'AFP le 13 novembre 2025 Romain Salza, docteur en biochimie et microbiologie et président d'Acqua Ecologie, une entreprise spécialisée dans les solutions écologiques pour le traitement de l'eau potable, des eaux usées et la réutilisation de l'eau, "les navires de croisière et les flottes modernes sont aujourd’hui soumis à des standards très élevés, avec des systèmes réellement avancés et certifiés" (lien archivé ici).
Ces navires sont en outre encadrés par une réglementation stricte, détaillée dans la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL), qui a été adoptée en 1973 par l'Organisation maritime internationale (IMO) et mise à jour au fil des années (lien archivé ici).
"Aucun déchet solide ne peut être jeté en mer, y compris en haute mer", résume Romain Salza.
"Tous les navires de croisière doivent se conformer aux règles prévues dans [nos] traités", a quant à elle indiqué l'Organisation maritime internationale à l’AFP le 12 novembre 2025.
Plus précisément, les annexes IV et V de la convention MARPOL sont respectivement relatives à la pollution des eaux usées des navires et à celle des déchets (liens archivés ici et ici).
"Aucun plastique, aucune corde synthétique, aucun équipement de pêche, aucun sac poubelle en plastique, aucune cendre d'incinérateur, aucun mâchefer [un résidu de charbon, NDLR], aucune huile de cuisson, aucun débris flottant, aucun matériau de doublure ou d'emballage, aucun papier, aucun chiffon, aucun verre, aucun métal, aucune bouteille, aucune vaisselle ou tout autre déchet similaire - rien de tout cela ne peut être jeté par-dessus bord, de quelque manière que ce soit", a détaillé l'IMO à l'AFP.
"Ils doivent être conservés à bord et livrés à des centre de réception sur terre, tous les fichiers [de suivi] devant être conservés dans le cadre d'un plan de gestion des déchets", poursuit l'IMO, qui liste, sur son site, quel traitement est imposé selon le type d'ordure (lien archivé ici).
"Les seuls 'déchets' pouvant être rejetés par-dessus bord sont [...] les déchets alimentaires broyés (sous conditions)", les "déchets alimentaires non broyés uniquement à 12 milles nautiques au large, en dehors des zones spéciales", les "résidus de cargaison contenus dans l'eau de lavage - uniquement en dehors des zones spéciales, à 12 milles nautiques au large", les "agents et additifs de nettoyage contenus dans l'eau de lavage des cales" et les "carcasses d'animaux (qui doivent être découpées ou traitées autrement pour garantir qu'elles coulent immédiatement) uniquement en dehors des zones spéciales", indique encore le site de l'IMO.
Ces zones spéciales concernent certaines zones maritimes spécifiques - en proie par exemple à un trafic maritime "intense", ou peuplées d'espèces marines menacées - soumises à un traitement particulier. Elles incluent notamment la mer Méditerranée, la mer Baltique, la mer Noire ou encore l'Antarctique.
Romain Salza rappelle que les paquebots disposent "de systèmes très complets" pour gérer ces déchets solides : tri et compactage, broyage alimentaire ou déshydrateur, incinérateurs certifiés, réfrigération des déchets sensibles, stockage sécurisé, débarquement obligatoire en port pour les plastiques, métaux, huiles, déchets dangereux...
Stations d'épuration et inspections
Au-delà de la simple législation, d'autres mécanismes sont mis en oeuvre pour s'assurer que les navires respectent les obligations MARPOL, comme "des inspections et surveillances de bateaux", ainsi que l'a expliqué l'organisation non gouvernementale (ONG) canadienne dédiée au transport maritime ClearSeas à l'AFP, le 13 novembre 2025 (lien archivé ici).
"Au Canada, Transports Canada effectue des inspections de contrôle gouvernemental sur les navires qui font escale dans les ports", en vérifiant notamment "les journaux de bord et les registres du navire [...] ainsi que ce qui se trouve à bord et ce qui a été évacué par les services d'élimination des déchets à quai", détaille ClearSeas, précisant que "Transports Canada effectue également des survols réguliers des eaux canadiennes avec [des avions] équipés de capteurs et de caméras capables de détecter jusqu'à 1L de pétrole déversé dans l'eau".
"Bien qu'il soit techniquement possible de jeter des déchets en mer comme on le voit sur la vidéo, les bateaux de croisière disposant d'une grande porte centrale au niveau de l'eau, conçue pour embarquer de la nourriture et des fournitures et se débarrasser sur terre de leurs déchets, recyclage et compost à l'aide d'une barge -, cela leur est interdit et paraît peu probable, car cela se verrait forcément", poursuit l'ONG.
En matière d'eaux usées, "les navires de croisière sont équipés de véritables stations d’épuration embarquées", explique Romain Salza, et le rejet d'eaux usées se fait sous conditions strictes.
Les eaux usées traitées peuvent ainsi être rejetées "au-delà de 3 milles nautiques, si le système est certifié IMO/USCG" (US Coast Guard, un label qui reconnaît "l'exemplarité des navires [respectant] les réglementations en matière de sécurité et de prévention de la pollution", selon le ministère de la Mer ; lien archivé ici).
Le rejet des eaux usées brutes est, lui, autorisé "au-delà de 12 milles nautiques". "Mais dans les faits, quasiment plus personne ne le fait, pour des raisons d'image, de réglementation locale et de contrôle portuaire", pointe l'expert, près de dix ans après la condamnation, en 2016, de la compagnie de croisière Princess Cruise Lines à une amende de 40 millions de dollars pour avoir déversé des milliers de litres d'eaux polluées le long des côtes britanniques, comme l'avait relaté The Guardian (lien archivé ici).
Enfin, le rejet, par un navire de croisière, d'eaux usées ne peut prendre la forme "spectaculaire" visible dans la vidéo générée par IA puisqu'un tel rejet "visible en surface est techniquement impossible".
"Les rejets d’effluents traités se font sous la ligne de flottaison" du navire - qui sépare la partie immergée de la coque de sa partie émergée - et "même les eaux traitées ne sortent jamais 'en cascade' ou 'par chute libre'", rappelle Romain Salza, soulignant qu'un "tel déversement serait impossible hydrauliquement" et "dangereux pour l’intégrité du navire".
En mars 2025, sur les réseaux sociaux, une vidéo similaire, montrant le déversement massif d'eaux usées par un paquebot de croisière, était devenue virale. Mais il s'agissait déjà d'une séquence trompeuse générée par IA, comme l'avaient notamment expliqué nos confrères des Vérificateurs de TF1 (lien archivé ici).
Les croisières, un secteur critiqué mais en plein essor
En mai 2025, le secteur des croisières a indiqué avoir comptabilisé 34,6 millions de passagers en 2024 dans le monde, soit une hausse de 9% sur un an, et prévoir de continuer sa progression avec 37,7 millions de voyageurs en 2025 (lien archivé ici).
Si les passagers d'Amérique du Nord restaient les plus nombreux (20,5 millions), le nombre de passagers d'origine européenne a progressé de 2,8% à 8,44 millions, ceux venant d'Asie et d'Océanie ayant quant à lui dépassé les 4 millions.
Cette forme de tourisme de masse est très critiquée pour son impact environnemental. Selon les calculs comparatifs réalisés par Transport & Environnement, les paquebots de croisière figurent parmi "les navires les plus polluants au monde" puisqu'un navire de ce type émet "chaque année 20.000 tonnes de CO2" (lien archivé ici).
Dans ce contexte, certaines villes françaises ont adopté des mesures restrictives.
En juin 2025, la municipalité de Cannes a ainsi décidé de limiter dès 2026 les paquebots géants dans sa baie, en n'autorisant qu'un seul de ces navires transportant plus de 3.000 personnes à y mouiller chaque jour et "jamais deux en même temps", afin de suivre une "trajectoire environnementale vertueuse".
