
Non, les bénéficiaires de l'Aide médicale d'Etat ne peuvent pas se faire soigner les dents "autant qu'ils veulent"
- Publié le 03 juin 2025 à 15:46
- Lecture : 13 min
- Par : Gaëlle GEOFFROY, AFP France
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L'aide médicale d'Etat (AME) prévoit, sous conditions, la prise en charge à 100% d'un panier de soins pour les personnes en situation irrégulière sur le territoire français. Elle fait l'objet de manière récurrente d'allégations fausses ou trompeuses relayées par des internautes et certains responsables politiques, en particulier lors de débats sur son éventuelle réforme (archive). L'AFP et des médias de vérification ont démystifié à plusieurs reprises certaines de ces infox (1, 2 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9).
En avril et mai 2025, une vidéo relayant ce qui est présenté comme le témoignage d'une dentiste "à propos de l'AME" est devenue virale sur X et Facebook. On la retrouve aussi sur TikTok.
Dans ce qui semble être l'intervention d'une auditrice sur une radio, une femme se présentant comme dentiste raconte que des patients bénéficiaires de l'AME viennent dans son cabinet avec comme seul justificatif "un bout de papier". "Y a pas de photo, le bout de papier il peut être déchiré, froissé, etc". "En fait on sait pas qui on soigne", ajoute-t-elle, et "le papier peut se passer sur dix, quinze personnes". "Y a aucun contrôle", et ils peuvent se faire "soigner autant qu'ils veulent [...] leur activité, c'est se faire soigner", poursuit-elle. "Voilà", acquiesce en même temps à plusieurs reprises une voix masculine.
La femme en déduit qu'ils sont responsables d'une "surconsommation" de soins dentaires : par exemple ils "vont vous dire 'ah ben cet appareil il me plaît pas, il faut m'en refaire un autre'", affirme-t-elle.
Elle oppose enfin à ces patients étrangers la situation de "petites mamies qui ont travaillé toute leur vie [... et dont la mutuelle] va rembourser trois francs six sous donc elles peuvent pas faire leur appareil".

Il s'avère que cet audio est un extrait isolé de l'émission de radio "On marche sur la tête", sur Europe 1, animée par Cyril Hanouna - que l'on entend acquiescer dans la vidéo virale.
Il s'agit de l'émission du 24 septembre 2024, disponible dans ce replay (séquence des vidéos virales à partir de 35'15). On y entend l'auditrice, "Karine", dire qu'elle appelle pour explique "comment ça fonctionne les AME". Elle dit ne pas donner "trop de précisions sur le lieu où [elle] exerce" sa profession de dentiste, car son témoignage n'est "pas très politiquement correct".
Nous avons retrouvé une autre de ses interventions, dans la même émission, cette fois le 16 octobre 2024, où elle relayait les fantasmes autour d'un supposé "open bar" des soins pour les bénéficiaires de l'AME - déclarations là encore validées à l'antenne par Cyril Hanouna ("Exactement, mais je sais") (archive).
Interrogée par l'AFP à propos des vidéos virales relayant la séquence audio isolée, la Direction de la Sécurité sociale (DSS), qui dépend des ministères de la Santé et de l'Economie, a souligné dans un email le 22 mai 2025 qu'"il est faux de dire qu'ils peuvent 'se faire soigner autant qu'ils veulent'".
Ces vidéos contiennent "des allégations complètement fausses", a abondé Catherine Mojaïsky, conseillère spéciale du président des Chirurgiens-dentistes de France (CDF) et ex-présidente de ce syndicat, auprès de l'AFP le 19 mai. Les CDF sont le premier syndicat de la profession en nombre d'adhérents (archive).
Il s'agit d'"une nouvelle tentative grossière de disqualifier l'AME sur la base de contre-vérités", a réagi pour sa part Matthias Thibeaud, référent sur la question de l'accès aux droits santé au sein de l'ONG Médecins du Monde, dans un email à l'AFP le 16 mai (archive).
La Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL), premier syndicat représentatif aux élections professionnelles, n'a pas souhaité commenter.
Reste à charge
Il est faux de prétendre que les bénéficiaires de l'AME peuvent "se faire soigner autant qu'ils veulent" et faire refaire leur appareil à volonté.
Des praticiens interrogés par l'AFP soulignent que souvent, ces patients précaires font traiter l'urgence, se font extraire une dent ou soigner une infection, sans aller au-delà. "Ils ne sont pas dans l'idée de dire 'Je vais profiter', ils disent 'J'ai très mal, faites quelque chose'", a témoigné auprès de l'AFP le 28 mai 2025 une assistante dentaire dans un cabinet libéral en banlieue de Melun, Nesrine Menaifi, passée par plusieurs centres dentaires parisiens en douze années d'expérience.
La raison est financière : les éventuelles dépenses des bénéficiaires de l'AME ne leur sont pas toutes remboursées en totalité, ce qui limite leur accès effectif à ces soins.
La loi définit en effet pour eux un panier de soins, dont les soins dentaires (traitement des caries, détartrage, chirurgie) qui sont pris en charge à 100% par l'Assurance maladie, avec dispense d'avance de frais, mais dans "la limite des tarifs de la Sécurité sociale", rappelle le site de l'Assurance maladie. Autrement dit, des soins à ces tarifs sont intégralement remboursés, mais les dépassements d'honoraires, qui peuvent être importants dans le cas des appareils dentaires, restent totalement à la charge de ces patients sans mutuelle et aux ressources inférieures à 860 euros par mois - largement sous le seuil de pauvreté.
"Pour une couronne céramique de 500 euros, la prise en charge est de 120 euros, le patient doit payer 380 euros" de sa poche, précise Catherine Mojaïsky, des CDF.
"Les bénéficiaires de l'AME ne pouvant accéder à une complémentaire santé, le coût des soins restant à leur charge est souvent élevé, ce qui engendre des renoncements aux soins. Il est donc faux de dire qu'ils peuvent 'se faire soigner autant qu'ils veulent'", souligne la Direction de la Sécurité sociale.

Couverture santé réduite
"De manière générale, en matière dentaire comme pour les autres types de soins, les bénéficiaires de l'AME sont moins bien protégés que les personnes françaises ou en situation régulière", ajoute la Direction de la Sécurité sociale.
A la différence de la Complémentaire santé solidaire (CSS, l'ex-Couverture maladie universelle ou CMU, ouverte aux plus modestes), l'AME n'offre "pas de forfaits supplémentaires pour l'optique et le dentaire, de sorte que la prise en charge réelle est très faible pour ces dépenses", soulignait la Fondation Jean Jaurès dans une analyse des projets de réforme publiée en février 2024 (archive).
Autre exemple : les enfants des bénéficiaires de l'AME ne sont pas éligibles au programme de prévention gratuite M'T Dents proposé par l'Assurance maladie aux 3-24 ans.
C'est pourquoi opposer des "petites mamies" qui ne peuvent pas faire refaire leur appareil à des patients AME qui "surconsomment" est trompeur. Les cas de retraités pauvres ne pouvant pas se payer tous les soins dentaires dont ils auraient besoin existent, mais les experts interrogés soulignent qu'avec l'entrée en vigueur du 100% Santé, la part de cette population s'est réduite - sans que des chiffres précis ne soient toutefois disponibles.
Avec ce dispositif, en dentisterie, l'Assurance maladie rembourse depuis le 1er janvier 2020, sans condition de ressources, à toute personne qui travaille ou réside sur le territoire national de manière stable et régulière, la totalité des frais engagés sur un choix de bridges et couronnes dentaires, et sur les dentiers (prothèses amovibles) en résine depuis le 1er janvier 2021. Pour ces derniers par exemple, le reste à charge était avant la réforme de 572 euros en moyenne, il est nul désormais.

Pour bénéficier du 100% Santé, il faut souscrire un contrat dit "responsable" auprès de sa mutuelle, c'est-à-dire prévoyant des planchers et des plafonds de prise en charge, soit la quasi-totalité (95%) des contrats "vendus sur le marché", selon l'Assurance maladie.
Pour couvrir leurs frais de santé, les retraités les plus précaires peuvent par ailleurs bénéficier de la Complémentaire santé solidaire, gratuite ou à moins d'un euro par jour et par personne.
Carte plastifiée avec photo, remise en mains propres
Concernant l'AME, il est par ailleurs faux de dire qu'il n'y a "aucun contrôle" des patients.
Les contrôles se sont de fait renforcés avec le déploiement depuis 2020 d'une carte dédiée sur support plastifié, avec photo, et dotée d'un hologramme (archive). Elle est nominative et mentionne la date de début et de fin des droits.
Pour obtenir sa carte, lors de sa première requête, le demandeur doit obligatoirement déposer formulaire et justificatifs "personnellement à l'accueil d'un organisme d'assurance maladie", ce qui "permet de vérifier [sa] présence physique sur le territoire, en comparant son identité avec celle déclarée dans le dossier de demande", souligne l'Assurance maladie. Il doit justifier de son identité, de sa résidence irrégulière en France depuis au moins trois mois et de ressources particulièrement faibles, inférieures à 10.339 euros par an pour une personne seule. Des démarches complexes pour ces populations précaires (archive).
"Si l'AME est acceptée, la remise de la carte a toujours lieu en main propre, après convocation de la caisse d'assurance maladie", souligne l'Assurance maladie.
Les droits sont alors ouverts pour un an (les noms des enfants ayant-droits sont portés sur la carte), mais ne sont pas renouvelés automatiquement : deux mois avant leur expiration, la personne devra remplir un nouveau dossier pour les voir prorogés d'un an.

Une fois dans le cabinet dentaire, le bénéficiaire de la carte peut voir son identité vérifiée par le professionnel de santé grâce à des outils développés par l'Assurance maladie (ADRi et CDRi), précise la Direction de la Sécurité sociale.
"Certes, comme pour tout patient, la fraude peut exister, mais de gros efforts de sécurisation ont été entrepris", souligne Catherine Mojaïsky, du syndicat Les Chirurgiens-dentistes de France : "On sait qui on soigne", dit-elle.
"Les contrôles se sont très fortement renforcés ces dernières années", témoigne Matthias Thibeaud, de Médecins du Monde.
Document de référence sur les dépenses publiques engagées pour l'AME, le rapport rédigé pour le gouvernement en décembre 2023 par l'ancien ministre socialiste Claude Evin et le conseiller d'Etat honoraire LR Patrick Stefanini soulignait que "les capacités de détection des fraudes ou anomalies ont été renforcées" - même si "des progrès en matière de maîtrise des risques et des fraudes peuvent encore être réalisés" et que ses auteurs précisaient n'avoir eu ni le temps ni les moyens de quantifier ces fraudes éventuelles (archives 1, 2).
Evoquant les contrôles au moment de la demande puis a posteriori, ce rapport relevait aussi que "les chiffres communiqués par la CPAM de la Seine Saint-Denis indiquent que ces contrôles ne mettent pas en évidence d'atypisme particulier concernant les bénéficiaires de l'AME, le taux d'anomalies étant comparable à celui des assurés sociaux".

Attestations parfois douteuses
Des patients peuvent malgré tout se présenter en centre dentaire ou en cabinet avec un justificatif douteux, une carte aux droits expirés ou une attestation papier qui ne permet pas une prise en charge par l'Assurance maladie.
Dans ces cas-là, rapportés par des professionnels interrogés par l'AFP, certains expliquent renvoyer le patient vers un service d'urgence. D'autres disent l'accueillir en lui spécifiant que la totalité du coût des soins sera à sa charge : "à ce moment-là, soit ils payent, avec la possibilité de régler en plusieurs fois, soit ils décident de ne pas faire" les soins, a raconté sous couvert d'anonymat une secrétaire d'un centre dentaire du quart nord-est de Paris le 2 juin 2025.
L'ONG Médecins du Monde dénonce, elle, régulièrement des cas de "refus de soins illégaux opposés par les professionnels de santé".
Nous n'avons pas trouvé de données spécifiques récentes sur ces refus. Publiée en mai 2023, une étude de chercheurs de l'Institut des politiques publiques (IPP) dans trois autres spécialités (médecine générale, ophtalmologie et pédiatrie) mettait pour sa part en évidence "une probabilité d'obtenir un rendez-vous de 10 à 12 points de pourcentage plus faible que celle des patients de référence", des "discriminations" d'une "ampleur non négligeable" et exprimées "souvent de manière explicite par les praticiens", mais qui étaient "le fait d'une minorité" d'entre eux (archive).
Que dit le Code de déontologie de la profession de chirurgien-dentiste ? Le Code de la santé publique, qui le codifie, prévoit dans son article R4127-211 que le praticien "doit soigner avec la même conscience tous ses patients [...]", et dans son article R4127-232 que, "hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité", il "a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons personnelles ou professionnelles, à condition : 1° De ne jamais nuire de ce fait à son patient ; 2° De s'assurer de la continuité des soins et de fournir à cet effet tous renseignements utiles" (archives 1, 2, 3). L'article L1110-3 souligne par ailleurs notamment qu'"aucune personne ne peut faire l'objet de discriminations dans l'accès à la prévention ou aux soins" (archive).
"Un praticien a toujours le droit de refuser de prendre en charge un patient, mais dans le respect des textes, et donc pas simplement parce qu'il est bénéficiaire de l'AME", a souligné Geneviève Wagner, vice-présidente en charge des affaires juridiques du Conseil national de l'Ordre national des chirurgiens-dentistes et présidente de la commission Exercice et déontologie de l'Ordre, auprès de l'AFP le 22 mai.
Dans ce cadre, s'il s'avère qu'un patient pris en charge une première fois a fraudé - le praticien n'ayant pas été remboursé par l'Assurance maladie - ou qu'il s'est montré agressif et irrespectueux, le chirurgien-dentiste peut refuser de l'accueillir une seconde fois : "On ne peut pas reprocher à un praticien de ne pas reprendre ce patient qui a manifestement produit un papier faux", indique Geneviève Wagner. Une modalité qui ne concerne pas spécifiquement les patients AME : elle s'applique quels que soient le statut social ou l'origine du patient, souligne Mme Wagner.
En résumé :
- les plafonds de remboursement de l'Assurance maladie limitent dans les faits les dépenses dentaires des bénéficiaires de l'AME, en particulier sur les prothèses ;
- les moyens de contrôles de leurs droits ont été renforcés de manière importante ;
- le 100% Santé et la Complémentaire santé solidaire, qui ne sont pas ouverts aux bénéficiaires de l'AME, couvrent l'immense majorité des assurés sociaux retraités.